Le fléau du shabu aux Philippines

Par Anouk Létourneau

Le 9 mai 2016, Rodrigo Duterte, nouvellement élu 16e président des Philippines, déclare la guerre contre la criminalité (Barrera, 2017). Dans ce sens, il s’engage alors à sanctionner n’importe qui relié de près ou de loin à la drogue, véritable fléau au pays : « Nous ne nous arrêterons pas jusqu’à ce que le dernier seigneur de la drogue, le dernier financier, le dernier revendeur se soit livré ou soit mis derrière les barreaux – ou soit sous la terre, s’ils le veulent. » (Charentenay, 2017, 13). Depuis cette déclaration, des dizaines de milliers de Philippins ont perdu la vie aussi bien par le biais d’opérations policières « légales » que par des initiatives populaires (Uyheng et Montiel, 2019). Bien que la Cour pénale internationale ait qualifiée ses actions de « crime contre l’humanité », le président philippin continua de les défendre, notamment en usant du même populisme avec lequel il s’était fait élire (Agence France-Presse, 2021). À cet égard, il est pertinent d’analyser la réaction des Philippins face à cette affaire, car 76% d’entre eux ont affirmé être satisfaits par les actions de M. Duterte (Charentenay, 2017). Pour mieux comprendre ces résultats et la détermination du président à châtier tous les responsables, il apparaît pertinent de d’abord examiner le problème de la drogue aux Philippines.

Le shabu est une sorte de métamphétamine grandement répandue au pays. Comme la substance est peu chère de fabrication et qu’elle se consomme facilement, elle s’avère très populaire, notamment parmi les plus pauvres (Charentenay, 2017). Plusieurs hégémonies de la drogue y sont également impliquées dont les triades chinoises, fortifiant ainsi son empire (Charentenay, 2017). Le problème remontant à près de vingt ans, mais longtemps gardé secret par les autorités précédentes, Duterte s’attribua une sorte de rôle de sauveur en dévoilant la gravité de l’enjeu lors de ses élections. Seulement, si son discours d’anticriminalité lui permit de gagner le cœur des Philippins et même pour plusieurs de le seconder dans ses démarches extrêmes, c’est entre autres grâce au discours populaire qu’il obtint son soutien. En effet, lorsqu’on commença à lui reprocher l’inhumanité de ses actions, le président répondit par une phrase rappelant une certaine rhétorique antioccidentalise du président chinois Jinping : « Bakit kayo bilib diyan sa mga puti? » (Why do you believe so much in the whites?) (Uyheng et Montiel, 2019, 86). En effet, c’est en diabolisant les opinions internationales qu’il put continuer à justifier ses actes, cette guerre incarnant alors « son récit de la crise nationale, son mépris des normes bureaucratiques et sa solidarité revendiquée avec les difficultés vécues par les Philippins ordinaires. » (Uygeng et Montiel, 2019, 86).

Le fléau de la drogue est un des plus importants en Asie du Sud-Est. En effet, cette région est désormais une plaque tournante mondiale de la production d’amphétamines (Mcketin et cie, 2008). C’est en concevant la gravité du problème que l’on peut mieux comprendre la réaction positive de la population des Philippines face aux mesures radicales de l’ancien président. Cette épidémie de la drogue y serait établie depuis 1997, mais s’était depuis stabilisée dans des pays comme le Japon ou aurait largement diminuée comme à Taiwan (Macketin et cie, 2008). Malheureusement, d’autres régions telles l’Indonésie ou le Myanmar n’ont pas eu cette chance, le commerce de méthamphétamines y ayant plutôt augmenté (Macketin et cie, 2008). C’est le cas, par exemple, des Philippines. Maintenant, qui dit présence de drogue, dit inévitablement présence de violence. Les habitants des quartiers pauvres en régions philippines ne se sentant pas en sécurité chez eux, l’instigation de cette guerre contre la drogue leur apparut donc comme un soulagement (Charentenay, 2017). Cela dénote également d’importantes différences entre l’opinion face aux actions du président entre la classe moyenne\aisée et celle plus démunie. Tel que le souligne le sociologue Pierre de Charentenay, la première s’indigne davantage du bafouement des droits de l’hommes tandis que l’autre en résulte presque rassurée (2017). Ce constat reste cependant ironique puisque la plupart des victimes de cette guerre ont été répertoriées dans ces quartiers pauvres.

 

Le président Duterte en train de tester le nouvel équipement militaire importé de Russie

D’un point de vue plus international, les conséquences désastreuses de la campagne anti-drogue de l’ancien président Duterte ont su détériorer ses relations avec certains de leurs partenaires (Martel, 2019). En l’occurrence, les États-Unis qui après avoir appris la mort de près de 12 000 Philippins ont décidé de suspendre certaines de leurs activités aux Philippines, occasionnant ainsi une réaffirmation de l’indépendance économique philippinne (Guangqi et Shan, 2016). En somme, bien que les critiques internationales accusent Duterte de génocide, ce dernier peut toujours jouer la carte de « l’autre » qui ne comprend pas les problèmes de la nation philippine, s’ancrant dans la politique de non-ingérence de l’ASEAN (l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est). D’ailleurs, au sujet des critiques, nous pouvons noter qu’Amnesty International mène une enquête sur cette affaire depuis 2017, rapidement suivie par un conseil avec les représentants de l’ASEAN (Amnesty International, 2017). À cet égard, il semble pertinent, voire essentiel, de préciser que l’ancien président des Philippines n’est nulle autre que le président de cette association depuis la même année (Frasinska, 2016). Connaissant les valeurs de l’ASEAN en matière de non-ingérence, il n’est pas étonnant de constater la réticence des autres pays membres à relayer les droits de l’homme à un problème domestique. À cela s’ajoute également un autre projet de l’ASEAN qui consiste à complètement éradiquer la drogue de la région, approuvé par les États membres depuis 2007 (Frasinska, 2016). Ainsi, tout comme l’enjeu des Rohingyas au Myanmar, les politiques de l’association continuent d’empêcher les autres pays d’intervenir pour mettre un terme à des actions qualifiables de génocides.

Manifestants contre la violence policière à l’égard des consommateurs de drogue

 

 Quand est-il aujourd’hui?

Bien que Duterte ne soit plus au pouvoir, son héritier, Ferdinand Marcos Jr, ne constitue pas pour autant une nouvelle rassurante sur plusieurs niveaux. Le premier étant qu’il s’agit du fils de l’ancien dictateur du même nom qui avait été reconnu pour sa loi martiale instituée en 1972 et dont « la répression est responsable de 3 200 morts extrajudiciaires, 35 000 personnes torturées, 70 000 emprisonnées » (AFP, 2022). Si ce dernier reprend donc le flambeau de son père, l’utilisation massive de la force ne serait alors pas à écarter. Dans un second temps, il faut également savoir qu’à la suite des allégations portées sur lui, Duterte avait décidé de retirer le pays de la Cour pénale internationale en 2019, l’empêchant ainsi de poursuivre ses enquêtes (Morales Neil, 2022). Le nouveau président, Marcos Jr., a dans la même lignée préférer ne pas réintégrer les Philippines au sein de la CPI (AFP, 2022). Ajoutons à cela le fait que sa possible révision de la Constitution qui pourrait éventuellement lui permettre de prolonger son mandat ainsi que la désinformation entourant son élection (AFP, 2022). À la lumière de ces informations, de l’objectif de l’ASEAN mentionné plus haut, de sa politique de non-ingérence et de l’appui persistant d’une certaine partie de la population face à cette guerre, il est probable que la campagne anti-drogue au pays soit loin d’être terminée.

 

Bibliographie

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