Le rôle des institutions dans le nationalisme religieux malais

Par Frédéric Provost

Le 29 octobre 2020, l’ancien président de la Malaisie, Mahathir Mohamad, écrivait sur son blogue que « les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour leurs massacres passés » (1), faisant ainsi référence aux commentaires d’Emmanuel Macron sur l’islam.

Mahathir Mohamad, ancien président de la Malaisie. Photo : AFP

Même si Mahathir a affirmé que ses propos ont été pris hors de leur contexte (2), il n’empêche qu’ils indiquent une tendance lourde dans la politique malaisienne. En effet, depuis quelques années, on assiste à l’émergence d’un mouvement qui appelle à l’islamisation de la société malaisienne, mouvement basé sur la conception ethnonationaliste que la majorité malaise (62 %) d’obédience musulmane a préséance sur les minorités historiques du pays, notamment les Chinois (21 %) et les Indiens (6,2 %) (3). Les commentaires de Mahathir Mohamad s’inscrivent dans cette tendance ; il tentait d’en appeler aux Malais conservateurs qui soutiennent le gouvernement de coalition au pouvoir (4). Cette rhétorique ethnonationaliste est certes le fruit d’acteurs humains, mais elle s’imbrique de plus en plus dans l’État.

 

Sous l’autorité britannique

Dans les années qui ont précédé l’indépendance, même si les autorités coloniales britanniques régnaient, les leaders malais conservaient un certain pouvoir de jure (5). Cela leur a permis de gagner peu à peu du pouvoir sur certaines institutions, notamment judiciaires et d’éducation (6). Par exemple, le traité de Pangkor de 1874 donnait un droit de regard aux Britanniques sur les affaires des États malais, sauf sur les questions relevant de l’islam ou de la culture locale (7). Cela a entraîné un ancrage des lois islamiques dans le système judiciaire malaisien, qui a été confirmé par la suite lors de la constitution de 1957 (8). Donc, sous le joug de l’empire britannique, on a vu poindre une forme d’imbrication de l’islam et du pouvoir politique malais, qui n’avait plus l’autorité pour gérer autre chose que ce qui relevait de l’islam. D’ailleurs, ils en sont devenus en quelque sorte les protecteurs (9).

 

Le rôle de la constitution et des institutions

La constitution malaisienne représente donc en elle-même cette conception ethnonationaliste qui lie religion et ethnicité.  Ainsi, celle-ci stipule que l’islam est la religion d’État et que tous les Malais sont par définition musulmans (10). La constitution reconnaît aussi l’existence d’un double système de justice, l’un civil et l’autre religieux (tribunaux de la Syariah), qui juge sur les affaires musulmanes, comme le droit de la famille (11). L’importance de l’islam dans la constitution a des répercussions dans la société. C’est notamment le cas de Lina Joy, une femme d’origine malaise et musulmane qui s’est battue contre les tribunaux pour faire reconnaître son changement de religion (12).

Le système d’éducation participe lui aussi à renforcer ce lien entre ethnie, religion et nationalisme. Par exemple, la refonte d’un manuel scolaire sur l’histoire des civilisations donne une importance démesurée à l’islam, lui conférant près de la moitié des chapitres (13). D’ailleurs, les derniers chapitres lient directement l’islam à la nation malaise (sans mention des minorités historiques), qui est le sujet du manuel d’histoire suivant (14). En outre, on demande aux professeurs de présenter le système traditionnel d’éducation islamique comme faisant partie de l’héritage national (15). Pendant ce temps, les écoles chinoises et tamoules sont sous-financées et quelques voix de l’UMNO demandent leur fermeture, parce que de plus en plus de Malais riches y envoient leurs enfants (16). D’une part, l’islam prend une plus grande place dans les écoles publiques de Malaisie, et de l’autre, les écoles non-malaises ne reçoivent qu’un support minimal de la part du gouvernement. En négligeant ses minorités et en mettant de l’avant l’islam, le système d’éducation participe à ancrer la religion d’État dans l’identité malaise, donc dans le nationalisme malais.

 

Le rôle des politiciens

Abdul Hadi Awang, leader du PAS. Photo : source inconnue

Évidemment, les acteurs politiques ont aussi une part de responsabilité dans la place que prend l’islam dans la conception du nationalisme malais. En particulier, l’avènement du PAS (Parti islamique malaisien) suite à la révolution iranienne de 1979 a joué un rôle prépondérant relativement aux questions religieuses en Malaisie. On note alors que les rivalités entre l’UMNO (Organisation nationale des Malais unis) du Barisan Nasional et le PAS pour séduire l’électorat rural malais ont entraîné une surenchère dans les propositions sur la place que l’islam devrait prendre dans le pays (17). Alors que l’UMNO a dirigé le pays pendant près de 60 ans sans interruption, le PAS se faisait élire dans certains États, lui permettant de faire avancer son agenda islamiste. Par exemple, en 2002, dans le Terengganu, le PAS a implémenté les lois hudud, des lois islamiques, dans le but de persuader les électeurs de la capacité du parti à mettre en place des mesures vers un islam plus « pur » (18) . Un an auparavant, Mahathir décrétait justement que la Malaisie était un État islamique (19).

Finalement, lorsqu’on parle du nationalisme malais, il est impératif de se pencher sur la place que prend l’islam dans l’identité malaise, ces deux éléments étant fortement imbriqués ensemble. Il faut aussi reconnaître que pour en dresser un portrait complet, on doit se pencher sur le rôle que les institutions malaisiennes ont joué dans l’ancrage de l’islam dans le pays. Ainsi, la récupération politique de l’islam par les politiciens n’apparaît plus comme la seule cause de la résurgence d’un islam militant et conservateur, mais plutôt comme une conséquence du développement historique de la Malaisie qui a associé la religion aux sultans malais, et donc aux Malais en général. Une association qui s’est poursuivie dans la constitution. Pour sortir d’une politique organisée autour des différentes ethnies, c’est une refonte du droit et de la constitution qui est nécessaire.

(1) Victor Germain, 2020, « « Droit de tuer des Français » : la crise politique malaisienne s’invite dans le débat public en France »
(2) The Associated Press, 2020, « Mahathir Mohamad says his remarks after French attack were taken out of context »
(3) CIA Factbook, « Malaysia »
(4) Germain, 2020
(5) Abdillah Noh, 2014, « Malay Nationalism: A Historical Institutional Explanation », p.253
(6) Ibid.
(7) Andrew Harding, 2012, « Malaysia: Religious Pluralism and the Constitution in a Contested Polity », p.360
(8) Ibid., p.362
(9) Jaclyn Ling-Chien Neo, 2006, « Malay Nationalism, Islamic Supremacy and the Constitutional Bargain in the Multi-ethnic Composition of Malaysia », p.101
(10) Harding, 2012, p. 357
(11) Neo, 2006, p.100
(12) Ibid., p.112
(13) Michael D. Barr et Anantha Raman Govindasamy, 2010, « The Islamisation of Malaysia religious nationalism in the service of ethnonationalism », p.301
(14) Ibid., p.302
(15) Ibid., p.305
(16) Michael S. H. Heng, 2017, « A Study of Nation Building in Malaysia », p.228
(17) Ibid., p.224 et Harding, 2012, p.363
(18) Neo, 2006, p.105
(19) Michael D. Barr et Anantha Raman Govindasamy, p.298

 

Bibliographie

Germain, Victor. 31 octobre 2020. « « Droit de tuer des Français » : la crise politique malaisienne s’invite dans le débat public en France », https://asialyst.com/fr/2020/10/31/malaisie-droit-tuer-francais-quand-crise-politique-malaisienne-invite-debat-public-france/

The Associated Press. 31 octobre 2020. « Mahathir Mohamad says his remarks after French attack were taken out of context », https://www.theguardian.com/politics/2020/oct/31/ mahathir-mohamad-says-his -remarks-after-french-attack-were-taken-out-of-context

CIA Factbook. « Malaysia ». Page consultée le 03 avril 2021. https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/malaysia/

Noh, Abdillah. 2014. « Malay Nationalism: A Historical Institutional Explanation », The Journal of Policy History 26 (no 2) : 246-273.

Harding, Andrew. 2012. « Malaysia: Religious Pluralism and the Constitution in a Contested Polity », Middle East Law and Governance 4 (no 2-3) : 356-385.

Neo, Jaclyn Ling-Chien. 2006. « Malay Nationalism, Islamic Supremacy and the Constitutional Bargain in the Multi-ethnic Composition of Malaysia », International Journal on Minority and Group Rights 13 (no 1) : 95-118.

Barr, Michael D. et Anantha Raman Govindasamy. 2010. « The Islamisation of Malaysia religious nationalism in the service of ethnonationalism », Australian Journal of International Affairs 64 (no 3) : 293-311.

Heng, Michael S. H.. 2017. «  A Study of Nation Building in Malaysia », East Asia 34 (no 3) : 217–247.

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