Production culturelle du nationalisme singapourien

Par Frédéric Provost

À Singapour, malgré la reconnaissance de quatre langues nationales – malais, anglais, mandarin et tamoul – environ 50 % de la population de la cité-État affirmait en 2018 que le « singlish » créait un sentiment d’appartenance et d’identité nationale (1). Comme son nom l’indique, ce dialecte local incorpore des éléments empruntés à l’anglais et aux autres langues nationales.

 

Photo : Twitter @adix82

Malgré ce fort sentiment populaire, le gouvernement du PAP (Parti d’action populaire) promulguait au début des années 2000 un mouvement pour parler un « bon » anglais, campagne qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui sous le slogan « Let’s Connect. Let’s Speak Good English » (2). Il y a donc une tension latente entre le nationalisme que tente d’imposer le PAP et celui qui fait la fierté de la population.

Photo : https://www.dentons.com/fr/global-presence/asean/singapore/singapore

 

La cité globale : comment le PAP pense le nationalisme

Depuis sa séparation de la Malaisie en 1965, Singapour a dû s’inventer une identité, puisque la cité-État n’avait pas à proprement parler une identité nationale forte. Le PAP, qui gouverne depuis ce temps, a donc mis en place des mesures pour créer un sentiment national, lesquelles sont surtout basées sur le succès économique de la ville (3). Pour se tailler une place sur la scène internationale, le gouvernement devait intégrer le marché mondial, ce qui a poussé le régime à favoriser les grandes compagnies multinationales avec qui le PAP pouvait tisser des liens (4). Avec le développement économique de la cité-État, le gouvernement craignait que la population s’occidentalise en développant des comportements individualistes et consuméristes (5). En réponse à cette crise que le PAP qualifiait de « déculturisation », les dirigeants ont développé un discours mettant de l’avant les valeurs asiatiques et confucéennes comme le respect de l’autorité, l’effort au travail et les réseaux de contacts centrés sur la famille et l’État (6). Ces valeurs s’incarnaient à Singapour dans les junzhi, c’est-à-dire, des hommes honorables, comme les leaders du gouvernement qui avaient mené la cité-État au succès économique (7). Ces discours autour du succès économique de la ville comme identifiant national est le fruit d’une conception globaliste de Singapour par le PAP. Ce dernier considère que la survie de la cité-État est dépendante de son succès économique (8). Ainsi, la campagne de 2000 pour favoriser l’usage d’un « bon » anglais était perçue par le premier ministre de l’époque Goh Chok Tong comme nécessaire pour que la ville se taille une place parmi les économies avancées (9). L’immigration a d’ailleurs joué un rôle crucial dans cette intention de rejoindre les grandes économies développées. Ainsi, les politiques du PAP favorables à l’immigration participent aussi à renforcer cette idée de cité globale, attirant capitaux et travailleurs étrangers pour venir soutenir la croissance de la ville (10). Une politique d’immigration qui ne plaît pas vraiment aux habitants de la ville.

Un nationalisme populaire

À ce sujet, la naturalisation de joueuses de tennis de table d’origine chinoise a énormément fait réagir la population, qui a vu dans certains de leurs gestes et commentaires leur « non-appartenance » à Singapour (11). En fait, depuis plusieurs années déjà, la population singapourienne réagit plutôt négativement à ces politiques d’immigration et aux discours sur les succès économiques. La posture adoptée en est une de négation, c’est-à-dire, que les immigrants ne partagent pas les mêmes expériences négatives que ceux qui y sont nés, comme le service militaire obligatoire, par exemple (12).

Feng Tianwei, Li Jiawei et Wang Yuegu lors des Jeux olympiques de Pékin de 2008. Photo : Strait Times

De même, la production cinématographique de certains cinéastes, comme Jack Neo, vient renforcer cette idée d’un héritage culturel propre et unique à Singapour, qui ne peut pas être défini par les bonzes du PAP. Celui-ci met en scène des personnages victimes des politiques économiques, d’éducation et d’immigration du gouvernement et qui parlent singlish (13). Dans ses films, ces derniers sont en opposition à la classe moyenne anglophone, qui représente soit le gouvernement ou les valeurs occidentales (14). Il y a donc une volonté chez Neo de placer ses protagonistes singapouriens en tant que symbole pour la population, en les confrontant à la globalisation mise de l’avant par le PAP et qui dérange les habitants qui ne se reconnaissent pas dans cette proposition. C’est ainsi qu’on voit un espace apparaître qui critique cette vision centrée sur l’économie du gouvernement ; les Singapouriens se définissent comme étant plus qu’un success story économique, ils ont des valeurs et une identité propre.

Nationalisme “top-down” vs. nationalisme populaire

Finalement, on constate qu’à Singapour, le nationalisme est perçu de deux façons différentes, qui dépend de la place des citoyens. Le gouvernement, les élites médiatiques et culturelles et les nouveaux arrivants définissent la nation singapourienne comme étant foncièrement globalisée, de par son statut économique et l’utilisation répandue de l’anglais. D’un autre côté, la population perçoit le danger de cette globalisation, notamment en attirant des talents étrangers qui ne sont pas familiers avec la culture locale(15) ou bien qui sont une alternative moins coûteuse comme main-d’oeuvre (16). Pour la population native, les expériences partagées et l’utilisation du singlish, entre autres, ont créé un sentiment d’appartenance nationale. Pour répondre à cette séparation entre les élites politiques et la population, dans un journal du gouvernement, on propose une colonne intitulée « Singaporean Abroad » qui tente de créer une communauté diasporique à l’échelle du monde, de façon à renforcer les particularités de Singapour (17). Ainsi, la communauté imaginée d’Anderson n’est plus locale, mais transnationale.

 

(1) Mathew Mathews et al., 2020, « Language proficiency, identity & management: results from the IPS survey on race, religion & language », p.110
(2) The Strait Times, 2019, « Hangout with ST: How to choose a confinement nanny, and the Speak Good English Movement (13/06/19) »
(3) Stephen Ortmann, 2009, « Singapore: The Politics of Inventing National Identity », p.27
(4) Ibid., p.28
(5) Terence Chong, 2011, « Manufacturing Authenticity: The Cultural Production of National Identities in Singapore », p.887
(6) Ibid., p.889
(7) Ibid., p.890
(8) Ortmann, p.29
(9) Jason Lim, 2015, « Popular nationalism in the wake of the 2011 national elections in Singapore », p. 147
(10) Ibid., p.150
(11) Ortmann, p.24
(12) Ibid., p.35
(13) Chong, p.892
(14) Ibid., p.895
(15) Lim, p.154
(16) Ibid., p.153
(17) Cheryl Narumi Naruse, Singapore, 2013, « State Nationalism, and the Production of Diaspora »

Bibliographie

Naruse, Cheryl Narumi. 2013. « Singapore, State Nationalism, and the Production of Diaspora », CLCWeb: Comparative Literature and Culture 15.2 :

Chong, Terence. 2011. « Manufacturing Authenticity: The Cultural Production of National Identities in Singapore », Modern Asian Studies 45 (no 4) : 877-897.

Lim, Jason. 2015. « Popular Nationalism in the Wake of the 2011 National Elections in Singapore», Japanese Journal of Political Science 16 (no 2) : 143-159.

Ortmann, Stephan. 2009. « Singapore: The Politics of Inventing National Identity », Journal of Current Southeast Asian Affairs 28 (no 4) : 23-46.

Mathews, Mathew et al.. 2020. « Language proficiency, identity & management : results from the IPS survey on race, religion & language », Institute of Policy Studies

The Strait Times, Hangout with ST: How to choose a confinement nanny, and the Speak Good English Movement (13/06/19), YouTube, 0:43. 13 juin, 2019. https://www.youtube.com/watch?v=4idCuMw8sXg

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