Démocratie au Brunei : Le pays est-il victime de la malédiction des ressources?

Par Jeffrey Aubin

Au cours du 20e siècle, le principe de l’autodétermination des peuples s’est propagé au point de devenir mondialement accepté, ou presque. Il faut rajouter le ‘‘presque’’, car il y a bel et bien une exception. Non, ce n’est pas la Corée du Nord, elle-même ayant la prétention de se désigner démocratique. Il s’agit en réalité du Brunei, ce minuscule pays de l’Asie du Sud-Est qui rejette catégoriquement toute idée démocratique, se désignant plutôt une monarchie absolue (Neher et Marlay 1995, XIII). Cette absence totale de démocratisation n’est certainement pas due à une croissance économique déficiente puisque le Brunei est le deuxième pays le plus riche de l’Asie du Sud-Est, proportionnellement à la population, avec un PIB par habitant de 27 000$ (Ministère de l’Économie et des Finances 2018). Cependant, ce n’est pas un développement qui profite à tous. La richesse du pays n’est pas du tout distribuée également, 20% de la population se situant toujours sous le seuil de la pauvreté (Ministère de l’Économie et des Finances 2018).

Absence totale de démocratisation

La gouvernance de Brunei est l’affaire d’un seul homme, comme c’est souvent le cas en Asie du Sud-Est. Dans le cas de Brunei, cet homme est au pouvoir depuis 1968, soit 16 ans avant l’indépendance du pays, qui est d’ailleurs encore aujourd’hui considéré comme un sultanat (Yuhas 2019). Le sultanat est évidemment une forme de régime extrêmement autoritaire. Presque tous les postes politiques sont occupés soit par le Sultan lui-même ou par ses proches, menant à une centralisation complète du pouvoir (Talib 2002, 136). C’est grâce à cette centralisation ainsi qu’aux vastes richesses acquises avec l’exportation de pétrole que le sultanat a réussi à étouffer les demandes démocratiques du reste du peuple (Talib 2002, 138). Pour l’instant, il n’est donc pas question de démocratisation au Brunei, puisque ce processus est à toutes fins pratiques inexistant. Il n’est d’ailleurs pas inclus sur les index démocratiques. Cela fait donc du pays un autre exemple flagrant, à même titre que le Singapour, du fait que la croissance économique ne mène pas nécessairement à la démocratisation, et ce même si la barre des revenus élevés (PIB par habitant de 12 000$ ou plus) est atteinte.

Sultan Hassanal Bolkiah and Queen Saleha ride in a 2017 procession to mark his golden jubilee.

Photo : Le Sultan du Brunei
Crédit : Roslan Rahman, AFP, date inconnue

La malédiction des ressources

La démocratie est loin d’être le modèle politique de choix en Asie, mais presque toutes ses nations ont tout de même connu une certaine libéralisation. Même le Singapour s’est adapté aux idées démocratiques tout en restant un pays autoritaire. Brunei a également été colonisé par l’Angleterre sous le système indirect, un système qui avait été démontré comme ayant favorisé la démocratisation en Malaisie. Pourtant, il n’est absolument pas question de se démocratiser au Brunei. Selon une recherche récente, le système indirect britannique pourrait plutôt avoir l’effet contraire et pousser une nation de plus en plus loin dans l’autoritarisme lorsque celui-ci est combiné avec de vastes ressources pétrolières (Mukoyama 2020, 225). C’est ce qu’on appelle la malédiction des ressources, un sujet dont l’existence même est vivement débattue en science politique . Cette  malédiction est composée de trois mécanismes principaux. Le premier est l’établissement de réseaux de clientélisme grâce aux moyens financiers du gouvernement permettant d’acheter la loyauté des principaux acteurs du pays. Le deuxième est encore relié aux moyens financiers, mais cette fois-ci c’est la capacité à dépenser des sommes énormes permettant la répression complète de toute opposition à l’intérieur du pays qui est concernée. Finalement, le dernier mécanisme représente le fait que les importants revenus pétroliers peuvent venir annuler les changements culturels et sociaux qui accompagnent généralement la croissance économique (Mukoyama 2020, 226).

La difficulté de vaincre l’autoritarisme en sultanat

En tant que sultanat, le Brunei est un des pays les plus autoritaires au monde, certainement du moins le plus autoritaire en Asie du Sud-Est. C’est peut-être même à cause de son degré élevé d’autoritarisme que la démocratisation n’a pas été en mesure de s’enclencher au sein de cette nation. En effet, les caractéristiques du régime précédent influencent les trajectoires politiques qui s’offrent au pays ainsi que les défis qui se posent aux aspirants démocratiques à l’intérieur du pays (Linz et Stepan 1996, 55). S’il n’y a eu aucun changement de régime au Brunei jusqu’à maintenant, cette perspective permet tout de même d’illustrer l’immensité des changements devant être opérés par les groupes souhaitant démarrer la démocratisation au sein d’un sultanat. La construction d’une société civile, du constitutionnalisme, de l’État de droit et des institutions politiques nécessaires à la transition doit se faire à partir de presque rien (Linz et Stepan 1996, 56). Autrement dit, ce serait l’équivalent d’acheter un terrain vague et tenter d’y construire une maison avec rien d’autre qu’un marteau et un clou. En plus de cela, toute tentative de construction de ces institutions sera immédiatement étouffée par le régime en place, celui-ci utilisant déjà régulièrement son argent acquis grâce au pétrole pour mettre fin aux ambitions démocratiques au sein de son pays. Toutes les trajectoires de démocratisation représentent donc un chemin presque impossible à prendre pour le Brunei puisque c’est un sultanat (Linz et Stepan 1996, 57-60).

Le futur de la démocratie dans le pays

La situation peut donc facilement sembler sans espoir pour la démocratisation au Brunei. Cependant, certaines ouvertures démocratiques existent tout de même. D’abord, le Brunei exploite ses réserves de pétrole à un rythme élevé et il est donc estimé qu’elles devraient s’assécher d’ici 20 ou 30 ans (Ministère de l’Économie et des Finances 2018), réduisant par le fait même l’influence de la malédiction des ressources sur la politique de Brunei. Ensuite, cette pénurie forcera le Sultan à diversifier l’économie et donc à laisser sa population acquérir des connaissances techniques qui pourraient s’accompagner d’idées démocratiques occidentales (Dao 1996, 505). La démocratisation pourrait donc éventuellement être envisageable pour le Brunei.

Photo : Vue panoramique sur la capitale de Brunei, Bandar Seri Begawan.
Crédit : Zulfadli51, 19 mai 2018, Wikipédia

Bibliographie

Dao, Minh Quang. 1996. « Brunei : An Economy in Transition ». Journal of Contemporary Asia 26 (no 4) : 505-11.

France. Ministère de l’Économie et des Finances. 2019. Brunéi Darussalam : Brunei en bref. En ligne. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/BN/brunei-en-bref (page consultée le 26 mars 2020)

Linz, Juan J., et Aflred Stepan. 1996. Problems of Democratic Transition and Consolidation : Southern Europe, South America and Post-Communist Europe. Baltimore : Presses de l’Université Johns Hopkins.

Neher, Clark D. et Ross Marlay. 1995. Democracy and Development in Southeast Asia : The Winds of Change. New York : Routledge.

Talib, Naimah S. 2002. « A Resilient Monarchy : The Sultanate of Brunei and Regime Legitimacy in an Era of Democratic Nation-States ». New Zealand Journal of Asian Studies 4 (no 2) : 134-47.

Mukoyama, Naosuke. 2020. « Colonial origins of the resource curse : endogenous sovereignty and authoritarianism in Brunei ». Democratization 27 (no 2) : 224-42.

Yuhas, Alan. 2019. « The Sultan of Brunei : Opulence, Power and Hard-Line Islam ». The New York Times, 4 avril. En ligne. https://www.nytimes.com/2019/04/04/world/asia/who-is-sultan-brunei.html (page consultée le 28 mars 2020)

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