Lorsque développement numérique ne rime pas nécessaire avec liberté d’expression : Philippines

Melissa Emmanuel

Comme tous les pays d’Asie du Sud-Est, les Philippines aspirent à trouver leur place au sein du développement numérique et technologique. Difficile à croire qu’un pays longtemps surnommé « l’homme malade de l’Asie du Sud-Est », comportant autant de risques naturels tels que des tremblements de terre ou des typhons, puisse convaincre des multinationales d’investir ou de s’y implanter. Et pourtant ils ont bien réussi ce pari improbable en s’imposant dans le milieu de l’outsourcing technologique. Ce secteur est le plus important avec un chiffre d’affaires de 22 milliards de dollars et continue son effervescence, notamment en raison du faible cout de la main-d’œuvre de très bonne qualité. En effet, près de 300 000 d’ingénieurs en informatique, logiciels, télécoms et bien d’autres domaines sont diplômés chaque année, en plus de leur maitrise de l’anglais. (Les Échos, 2015)

Aujourd’hui, ils ont su s’imposer dans la fourniture de main d’œuvre au sein de grande multinationale comme Facebook ou Google. Les Philippines sont connues pour leur usine à clics [1] , particulièrement populaire auprès des stars, personnalités politiques ou encore grandes usines à la recherche de visibilité, qui paie pour augmenter de façon artificielle leur popularité à l’aide de ces faux comptes. Les usines à clic représentent un vrai business puisqu’elles sont composées de personnel qualifié notamment des jeunes informaticiens diplômés et rémunérés (RFI, 2015). Ce sont aujourd’hui les principaux moteurs de la croissance du pays.
L’économie du pays enregistre l’une des plus longues périodes de forte croissance dynamique de l’Asie avec 6,2 % de croissance annuelle moyenne entre 2010 et 2015 et une prévision de 7 % pour 2020 (Digital Disruption Lab, 2017).
En 2015, les Philippines ont organisés la première édition de Slinghost MNL qui est aujourd’hui un évènement officiel incontournable des start-up. Ils travaillent également sur un projet d’une ampleur incroyable : la Spring Valley qui vise à devenir le cœur de développement de tous les experts technologiques de la région.
Les Philippins sont également de très gros utilisateurs des technologies numériques. En effet, le taux de pénétration mobile dépasse les 110 %, 58 millions de Philippins utilisent Internet et 94 % d’entre eux possèdent un profil Facebook ce qui fait du pays l’un des plus gros utilisateurs de Facebook au monde. (Les Échos, 2015)
Pourtant comme tout pays d’Asie du Sud-Est, les Philippins sont confrontés à une forte censure des médias sur Internet. Internet qui est une plateforme difficile à contrôler devient le moyen de s’exprimer, de s’opposer. Suite aux révélations sur le scandale Janet Lim-Napoles, femme d’affaires accusée d’avoir détourné des millions de dollars à travers des ONG fictives, de nombreux appels à manifester ont émergé grâce aux réseaux sociaux.
Pleinement conscient de l’enjeu que représente Internet, le gouvernement se lance à son tour depuis quelques années dans une course a la censure numérique. Celui-ci a mis en place plusieurs moyens de pressions et de répressions pour réduire au silence les journalistes qui s’aviseraient notamment de critiquer la guerre contre la drogue menée par le président Rodrigo Duterte. Cette fameuse guerre contre la drogue qui est devenue un prétexte pour user et abuser de la force contre les opposants.
En 2012, la loi de la prévention de cybercriminalité (Cybercrime Prevention Act) voit le jour, connu aussi sous le nom de « loi martiale électronique ». La mise en application de cette loi viendra profondément affecter la liberté d’expression en Philippines.
L’objectif est de lutter contre la fraude, l’usurpation d’identité ou encore la pornographie enfantine, rien de bien dérangeant jusque-là bien au contraire. Pourtant la subtilité ici, est que cette loi identifie de délit criminel toutes publications de commentaires sur Internet jugées diffamatoires avec une peine de prison allant jusqu’à 12 ans. Mais ce n’est pas tout puisque le ministère de la Justice détient grâce à cette loi le pouvoir de fermer des sites internet et surveiller des activités sur internet notamment les courriels et toute forme d’échange sur Internet (La Presse, 2012). Comme la plupart des textes de loi, celui-ci rédigé de manière volontairement floue, laisse place à des mauvaises interprétations (qu’elles soient intentionnelles ou non) par les autorités, à cause desquels d’innocents utilisateurs informatiques et hackers sont accusés de délits et punis sans jugements préalables.
En 2018, le gouvernement ordonnera la fermeture du site d’information indépendant Rappler, l’un des médias les plus critiques envers le Président, ayant publié de nombreuses enquêtes dénonçant les manigances du Président, mais aussi le plus lu (RFI, 2018). Cet acte viendra sonner la fin d’une ère de liberté d’expression puisque les Philippines, l’un des pays d’Asie du Sud Est les plus libres pour la liberté d’expression n’avait encore jamais été jusque-là.
Dans ce pays où le Président est parvenu au pouvoir démocratiquement, mais dont l’exercice du pouvoir s’exprime par la brutalité et la montée en puissance de l’armée, la censure de la presse et des médias sociaux est légitimée par la protection de la sécurité nationale.
130e sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse en 2018 (RSF, 2018), la nouvelle ère de censure exercée par le gouvernement Duterte ne laisse rien présager de bon pour la liberté d’expression en Philippines.

Tags : Philippines, économie numérique, censure, Internet, Rappler,

[1] Production de faux comptes sur les réseaux sociaux qui likent ou suivent.

Bibliographie

Dominique Desaunay. 2015. « Les ‘usines à clics’ tournent à plein régime aux Philippines. Les Echos, 6 mai. En ligne.
https://www.lesechos.fr/2015/06/les-philippines-puissance-technologique-emergente-266297#formulaire_enrichi::bouton_facebook_inscription_article

« Medias : les Philippines ordonnent la fermeture du site d’information Rappler ». 2018. RFI Les voix du monde, 19 janvier. En ligne. http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20180119-philippines-media-rapper-fermeture-site-information-duterte

Nicolas Rauline. 2015. « Les Philippines, puissance technologique émergente ». Les Echos, 15 juin. En ligne. http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20150506-philippines-usine-clics-commerce-fans-internet-reseaux-sociaux

«Philippines : la lutte à la cybercriminalité indigne les internautes ». 2012. LaPresse.ca, 3 octobre. En ligne. https://www.lapresse.ca/techno/internet/201210/03/01-4579842-philippines-la-lutte-a-la-cybercriminalite-indigne-les-internautes.php

Reporters Sans Frontières. Classement Mondial de la liberté de la presse 2018. En ligne. https://rsf.org/fr/classement

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