La prostitution en Thaïlande

Par Jade Lee Kui

Si la Thaïlande est réputée mondialement pour l’hospitalité de ses habitants et ses incroyables paysages, le pays du sourire a également une face cachée beaucoup plus sombre : celle de l’industrie du sexe. Ainsi, au milieu des années 1990, le pays aurait compté de 200.000 à 300.000 prostituées[1], tandis que pour une densité de population assez similaire, la France en aurait seulement entre 15.000 et 18.000. Mais pourquoi ce phénomène a-t-il tant d’ampleur en Thaïlande ?

Bordels thaïlandais où les prostituées sont mises en vitrine comme des objets de consommation. Image tirée du film Whores’ Glory de Glawogger, 2011


Les multiples facteurs de la domination des corps des femmes en Thaïlande

Tout d’abord, la prostitution en Thaïlande trouve son origine dans l’histoire du pays. En effet, elle s’est construite sur une longue tradition de polygamie et de mercantilisation des femmes, où celle-ci est considérée comme une propriété de l’homme, un objet[2]. De ce fait, les hommes thaïlandais voient en la prostitution un moyen normal de répondre à leurs désirs sexuels, enlevant ainsi toute trace de culpabilité. Cette vision perverse peut se traduire à travers une coutume national où des filles, le plus souvent jeunes, voire mineures, sont servies en guise de « dessert » lors de visites de hauts fonctionnaires dans les provinces reculées de la Thaïlande (ex : Mae Hong Son)[3]. Par ailleurs, la guerre du Vietnam (1955-1975) a fortement contribué à l’explosion de la prostitution en Thaïlande qui a résulté du contrat signé en 1967 avec le gouvernement des États-Unis afin d’offrir des services de Rest and Recreation aux à leurs troupes[4].

En outre, la pauvreté est le principal facteur de la prostitution. Il n’est alors pas surprenant qu’une grande part des prostituées soient issues des zones rurales défavorisées du Nord de la Thaïlande. Comme l’a expliqué Phongpaichit (1982), les travailleurs du sexe s’engagent dans ces activités afin de payer les dettes de leur famille et de les soutenir[5]. En effet, comparativement à d’autres travails tels que l’industrie ou la construction, les filières de la prostitution permettent non seulement de gagner des revenus plus importants, mais également d’avoir des conditions de travail souvent moins dures[6]. Ainsi, Phongpaichit avait avancé que les prostituées pouvaient espérer gagner mensuellement entre 180 à près de 1000 dollars, soit deux à huit fois plus que tout autre travail[7].

Cependant, la pauvreté n’explique pas tout. Dans les années 1990, à la suite de l’épidémie du sida au pays, certaines filles venant des zones urbaines et avec une éducation plus élevée se prostituent en free-lance pour étancher leur soif consumériste et répondre au déclin des bordels et salons de massage que stigmatisaient les campagnes contre le sida[8]. Les patrons de bordels n’hésitent également pas à faire appel à de la main-d’œuvre étrangère. Ainsi, au milieu des années 1990, on estimait à 30 000 le nombre de Birmanes ou Chinoises, immigrées clandestines pour la plupart, qui alimentaient le marché intérieur[9]. On voit donc en filagramme l’impact de la mondialisation sur l’industrie du sexe.


La réponse étatique thaïlandaise : une amélioration nécessaire

Bien que la prostitution soit illégale en vertu de l’Acte de 1996 sur la Prévention et la Répression de la Prostitution, on ne peut s’empêcher de remarquer que l’industrie du sexe en Thaïlande est toujours aussi florissante[10]. Corruption généralisée d’une police au pouvoir absolu, implication des forces de l’ordre dans les réseaux de prostitués, les lois ne deviennent en effet que papier sans véritable application[11]. Pour illustrer, l’Acte stipule qu’une personne sollicitant le sexe peut recevoir une amende de 1 000 bahts (27 $) et que les proxénètes risquent une amende de 20 200 bahts (555 $) et pourraient être emprisonnés d’un à dix ans[12]. Or, la plupart des mesures prises pour aider les personnes victimes du commerce du sexe et pour sanctionner les proxénètes ont été infructueuses[13]. La volonté politique du pays d’éradiquer ce phénomène est-elle alors réelle ou simplement illusoire afin d’éviter les sanctions des pays occidentaux ? Au vu de l’inaction des autorités publiques et du fait que l’industrie du sexe rapporte au pays cinq à six fois plus que les recettes de la drogue, soit de 22,5 à 27 milliards de dollars américains en 1998, selon Courrier du Vietnam[14], la réponse tend à être la seconde option…

Pour régler le problème, la Thaïlande doit appliquer de manière stricte ses lois, créer des opportunités économiques afin de lutter contre la paupérisation criante, offrir une meilleure éducation et scolarisation, mais également améliorer en parallèle de ces actions les conditions de travail des travailleurs du sexe en reconnaissant leurs activités comme une activité normale à part entière[15]. Pour illustrer la gravité de la situation, il suffit juste de voir l’étude de 1998 du Bureau international du travail (BIT) qui considère que les femmes thaïlandaises qui se prostituent dans les villes rapatrient près de 300 millions de dollars, par an, dans les zones rurales, autrement un montant souvent supérieur aux budgets de développement financés par le gouvernement[16]. On peut donc mieux comprendre pourquoi un député thaïlandais avait qualifié le royaume de PIP (Pays Industrialisant la Prostitution). Le corps des femmes est considéré comme une ressource naturelle dans les stratégies de développement national.

Il est donc fondamental que la Thaïlande fasse preuve d’une véritable volonté politique accompagnée d’actions concrètes pour combattre les causes structurelles de ce fléau si une progression de la situation est voulue.

 

Bibliographie :

Baffie, J. 1998. “La prostitution féminine en Thaïlande : ancrage historique ou phénomène importé.” Dans Dominique Guillaud, M. Seysset, and Annie Walter, ed. Le voyage inachevé… à Joël Bonnemaison, Paris: ORSTOM, 613–20.

Bishop, Ryan, et Lillian S. Robinson. 1998. Night Market: Sexual Cultures and the Thai Economic Miracle. Hove : Psychology Press.

Formoso, Bernard. 2001. “Corps étrangers : Tourisme et prostitution en Thaïlande.” Anthropologie et Sociétés 25(2): 55–70.

Michel, Franck. 2003. “Le tourisme sexuel en Thaïlande : une prostitution entre misère et mondialisation.” Téoros. Revue de recherche en tourisme 22(22–1): 22–28.

Nuttavuthisit, Krittinee. 2007. “Branding Thailand: Correcting the Negative Image of Sex Tourism.” Place Branding and Public Diplomacy 3(1): 21–30.

Phongpaichit, P. 1982. From Peasant Girls to Bangkok Masseuses: Women, Work, and Development. Genève : International Labour Organization. Cité dans Nuttavuthisit, Krittinee. 2007. “Branding Thailand: Correcting the Negative Image of Sex Tourism.” Place Branding and Public Diplomacy 3(1): 21–30.

Phongpaichit, P. 1998, Guns, Girls, Gambling, Ganja, Thailand’s Illegal Economy and Public Policy. Chiangmai, Silkworm Books. Cité dans Formoso, Bernard. 2001. “Corps étrangers : Tourisme et prostitution en Thaïlande.” Anthropologie et Sociétés 25(2): 55–70.

Reyes, Cazzie. 2015. “History of Prostitution and Sex Trafficking in Thailand”. End Slavery Now. En ligne. http://endslaverynow.org/blog/articles/history-of-prostitution-and-sex-trafficking-in-thailand/ (page consultée le 13 Février 2019).

R.T et AFP. 2017. “La tradition « des filles pour dessert » fait enfin polémique en Thaïlande”. La Parisienne. En ligne. http://www.leparisien.fr/laparisienne/actualites/societe/la-tradition-des-filles-pour-dessert-fait-enfin-polemique-en-thailande-25-06-2017-7085619.php (page consultée le 13 Février 2019).

 

Notes de bas de page:

[1] Baffie, 1998, 613. Ces chiffres sont minimaux. Les études ne trouvent pas de consensus autour du nombre de prostituées dans l’industrie du sexe en Thaïlande. Durant la même période, certaines ONG œuvrant pour la protection des enfants avaient avancé ces chiffres à 2.5 voire 2.8 millions de prostituées. En outre, il existe peu, voire pas du tout, de chiffres récents sur le sujet depuis que la prostitution est devenue illégale, car elle se retrouve principalement dans l’économie informelle.

[2] Formoso, 2001, 67.

[3] R.T et AFP, 2017.

[4] Bishop et Robinson, 1998, 8.

[5] Phongpaichit, 1982.

[6] Formoso, 2001, 59.

[7] Michel, 2003, 6.

[8] Phongpaichit, 1998, 200.

[9] Formoso, 2001, 58.

[10] Reyes, 2015.

[11] Michel, 2003, 8.

[12] Reyes, 2015.

[13] Nuttavuthisit, 2007, 26.

[14] Michel, 2003, 8. Les chiffres récents sont difficilement accessibles.

[15] Ibid., 10.

[16] Ibid., 8.

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