Le conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge : les tranchées qui séparent le nationalisme passé et présent

Par Michaël Désormeaux

Les disputes de nature territoriale en Asie du Sud-est sont généralement un héritage historique du colonialisme alors que les puissances européennes ont réorganisé l’espace politique quand ils ont dominé les relations internationales de la région. En ce sens, certains gouvernements des pays membres de l’ASEAN sont encore influencés dans leur approche générale des relations internationales par leurs conflits passés et leurs souvenirs, et ce, même lorsque ces derniers ne définissent plus leurs relations contemporaines[1].

Le conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge est d’ailleurs un exemple du fait que le nationalisme demeure présent dans les stratégies des relations internationales en Asie du Sud-est. Dans une perspective contemporaine, il est donc possible de se poser la question : en quoi le multilatéralisme est-il efficace sur le plan des relations internationales pour résoudre des conflits bilatéraux au sein des pays de l’ASEAN ?

Le legs colonial et l’éclatement des repères régionaux

L’appropriation des territoires par les puissances coloniales en Asie du Sud-est au XIXe et XXe siècle a su créer un véritable éclatement des repères économiques, culturels et politiques dans la région. Les redéfinitions contemporaines de la sphère géographique ont à l’issue de l’indépendance des pays laissés des marques de malaises et d’ambiguïtés face à la question des frontières internationales.

La démarcation de frontière entre la Thaïlande et la Malaisie est presque complète alors que celle que la Thaïlande partage avec le Laos est délimitée à plus de 80 %. Toutefois, celle que la Thaïlande partage avec le Cambodge fait l’objet de disputes historiques[2]. Le conflit concerne un partage de terres frontalières qui séparent les deux pays sur 499 miles et parmi lesquels l’endroit le plus tendu entoure le temple Preah Vihear.

Alors que le Cambodge reconnait l’Annex I Map dessinée par la France, ancien colonisateur, en 1904 et qui dresse clairement une ligne entre les deux pays, la Thaïlande s’appuie quant à elle sur une carte produite unilatéralement lors du World Heritage Session en Nouvelle-Zélande en 2007[3].

Il faut souligner que deux phases principales sont à l’origine de ce conflit frontalier. La première concerne la période entre 1900 et 1962 durant laquelle la Cour Internationale de Justice (CIJ) a statué, sous influence de l’Annex I Map, que le temple Preah Vihear était situé en territoire souverain du Cambodge. La deuxième phase concerne la période du coup d’État de 2006 en Thaïlande jusqu’à ce jour[4].

À la suite du coup d’État, bien que le cabinet thaïlandais supportait précédemment l’application du Cambodge pour faire reconnaitre le temple Preah Vihear en tant que patrimoine mondial de l’UNESCO, les opposants politiques thaïlandais ont fortement protesté contre une concession du temple au Cambodge afin de protéger leur constitution et leur souveraineté[5]. C’est en 2011 que le conflit frontalier a dégénéré et que l’usage de la force des deux partis a causé la mort de plusieurs personnes et le déplacement de dizaines de milliers d’autres[6].

Vers la résolution de conflit 

Pour la Thaïlande, jusqu’à ce que la réconciliation nationale s’accomplisse au sein de ses dirigeants politiques, le territoire disputé avec le Cambodge demeurera un outil utile pour la junte militaire. Cette dernière tente en effet de raviver le nationalisme et de diviser la société entre les pros monarchie et les défenseurs du clan Thaksin sous l’idée d’un territoire perdu, et ce, afin de renforcer son pouvoir. Pour le Cambodge, la fierté nationale est l’enjeu principal. En ce sens, avec la Thaïlande qui n’est pas prête à régler le problème de façon bilatérale, les réseaux multilatéraux semblent prometteurs[7].

Lorsque le conflit a escaladé en 2011, le premier ministre cambodgien a contacté le Conseil de Sécurité des Nation-Unies dont la présidente brésilienne était Maria Luiza Ribeiro Viotti. En disant : « The members of the Security Council called on the two sides to display maximum restraint and avoid any action that may aggravate the situation »,  cette dernière a par la suite rapidement exprimé ses inquiétudes en demandant aux partis de mettre en place un cessez-le-feu immédiat pour reprendre un dialogue pacifique[8].

L’Indonésie, siège de l’ASEAN, a quant à elle tenu en 2011 une rencontre informelle de ministres à Jakarta dans le but de régler la dispute. D’ailleurs, le pays a également préparé l’envoi d’observateurs ayant mandat d’assister et de superviser l’engagement des deux pays qui consiste ne plus contribuer à l’escalade du conflit[9]. Le ministre indonésien des affaires étrangères a ouvertement soutenu lors de cette rencontre « We have a terms of reference that has been agreed. We now have to create conditions that are conducive for the early assignment of the observer team and at the same time we need to have the political process ongoing between the two sides, he said ».

La CIJ a également tranché envers le fait que les deux partis se devaient de retirer leurs troupes et démilitariser la zone, ce qui a eu pour effet d’atténuer les tensions[10]. La CIJ a par ailleurs depuis attribué l’appartenance de temple Preah Vihear au Cambodge.

Au final, ces tensions ont indéniablement nui aux relations des deux pays et ont menacé la paix et la stabilité dans la région Sud-est asiatique. Lors de ce conflit, le bilatéralisme n’aura donc pas eu d’effet suffisant face aux nationalismes des deux pays. En revanche, le multilatéralisme entamé par le Cambodge aura eu un effet très positif dans la résolution du conflit alors que l’Indonésie, le Conseil de Sécurité des Nations-Unies et la CIJ ont exercé une force médiatrice offrant un support au Cambodge dans la résolution de ce conflit.

Quoi qu’il en soit, il faut noter qu’avant le verdict de la CIJ, la crainte qu’un jour l’armée thaïlandaise saisisse le temple restait ancrée dans la psyché collective du Cambodge[11], une perception qui à la lumière du coup d’État de 2014 pourrait être ravivée.

[1] Haacke 2015, 158.

[2] Chinwanno 2015, 77.

[3] Sothirak 2013, 88.

[4] Idem 2013, 88.

[5] Haacke 2015, 159.

[6] Idem 2015, 159.

[7] Sothirak 2013, 90

[8]  Idem 2013, 92.

[9] Idem 2013, 92.

[10] Haacke 2015, 162.

[11]  Sothirak 2013, 94.

Bibliographie

Chinwanno, Chulacheeb. 2015. «Thailand’s security policy : Bilateralism or multilateralism?» Dans W. T. Tow et B. Taylor, dir. Bilateralism, multilateralism and Asia-Pacific security : contending cooperation. New-York: Routledge.

Haacke, Jürgen. 2015. «Southeast Asia’s international relations and security perspectives.» Dans A. T. H. Tan, dir. East and South-East Asia : international relations and security perspectives. New-York: Taylor and Francis group.

Sothirak, Pou. 2013. Cambodia’s Border Conflict With Thailand. Singapore: Institute of Southeast Asian Studies.

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