Asie du Sud-Est : duel entre peuple et armée

Par M’hammed Kilito

Le billet cinq se veut être une analyse des quatre précédents. Les régimes politiques des pays étudiés dans le cadre de ce projet notamment les Philippines, la Birmanie, la Thaïlande et l’Indonésie ont toutes été grandement influencées par le pouvoir de l’armée ou celui du peuple quand ce n’est pas une alternance entre les deux (comme en Thaïlande).

Durant les années 80, aussi bien les Philippines que la Birmanie ont expérimenté de grandes révoltes populaires. Des millions de militants pacifistes sont sortis dans les rues pour demander la fin des dictatures et la transition vers la démocratie. Les peuples dans les deux pays ont mis leur vie en danger. Ils ont manifesté contre les régimes autoritaires qui avaient la capacité de les réprimer. Le mouvement en Philippine s’est organisé et il a conduit à la révolution du pouvoir du peuple qui a permis de renverser la dictature de Marcos en 1986. Cependant, les manifestations en Birmanie d’août 1988 furent grandement réprimées et la dictature perdure jusqu’à aujourd’hui (Schock 2007).

La réussite des manifestations aux Philippines ou en Birmanie durant les années 80 dépendait amplement de la relation entre le gouvernement et l’armée. Si le soulèvement de la révolte du peuple aux Philippines a réussi, c’est en grande partie grâce à la rébellion de la faction du général Ramos et à l’alignement des autres factions de l’armée aux rebelles. En Birmanie, le gouvernement et l’armée ne font qu’un, le régime en place est dirigé par une junte militaire qui peut quand bon lui semble opprimer et assassiner tout groupe d’opposition qui ne lui est pas favorable, ce qui fut d’ailleurs le cas à plusieurs reprises.

La Thaïlande quant à elle a eu droit à un nombre record de coups d’État militaires. Contrairement aux autres pays asiatiques, la Thaïlande n’a pas été colonisée directement par les puissances occidentales ou le Japon, ce qui déjà ne donnait à l’armée aucune légitimité par la lutte d’indépendance. Toutefois, l’absence de la colonisation est l’une des raisons du maintien tardif de la monarchie absolue, jusqu’en 1932. L’armée sous le général Sarit a su profiter de la tradition monarchique pour se faire une légitimité indirecte. Elle laissa le pouvoir symbolique au couple royal et lui permit, dans les années 60, de renouer avec des traditions interrompues, de faire de nombreux déplacements dans les provinces et d’entreprendre une série de voyages officiels à l’étranger (Dovert 2001). Une fois Le prestige et la popularité de la famille recouverts grâce à l’armée, les deux acteurs politiques omnipotents (l’armée et la monarchie) pouvaient diriger ensemble le pays en limitant le pouvoir politique et la participation du peuple. Ils permettaient la démocratie, mais la suspendaient par des coups d’État quand les rênes du pouvoir commençaient à leur glisser des mains.

L’armée en Indonésie s’est constituée en temps de crise, pour résister à l’ancienne puissance coloniale qui se refusait à reconnaître l’indépendance. C’est de là qu’elle tire sa légitimité et sa popularité aux yeux de la population. De cette popularité et bien évidemment du monopole du pouvoir coercitif, l’armée deviendra tellement puissante que Sukarno sera obligé de s’allier au PKI afin de balancer le poids des militaires et éviter le coup d’État. Cependant, cela ne dura pas longtemps puisque Suharto éliminera aussi bien les communistes que Sukarno avant de prendre le pouvoir. À partir de la période 1966-1967, le régime militaire sous Suharto, laisse paraître son autoritarisme, procède à une concentration accrue des pouvoirs et a recours à l’usage de la force quand il estime que c’est nécessaire (Cayrac-Blanchard 1991). Suharto n’a pas hésité à mobiliser l’armée lors des massacres des pro-PKI et des rebelles séparatistes, ainsi que pour les milliers d’arrestations arbitraires. Cependant, après que Suharto légua le pouvoir à Habibie, commença la critique sociale de l’ABRI qui s’est faite sous la bannière de reformasi : les leaders politiques civils, les intellectuels et l’opinion publique ont fait pression sur Wiranto et les militaires. C’est sous ces conditions que la suppression du Dwifungsi était devenue la priorité de la demande politique publique et à partir de là se déclencha le déclin des militaires aux dépens des civils qui ont su apporter la démocratie.

Références

Cayrac-Blanchard, Françoise. 1991. Indonésie, l’armée et le pouvoir. Paris : L’Harmattan.

Dovert, Stéphane. 2001. Thaïlande contemporaine. Paris : L’Harmattan.

Kevin Hewison, « Constitutions, Regimes and Power in Thailand » Democratization 14:5,
928-945.

Schock, Kurt. 1999. « People Power and Political Opportunities: Social Movement Mobilization and Outcomes in the Philippines and Burma ». Social Problems 46 (no 3) : 355-375.

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