La route de la démocratie
(1986-2020)
Sans contredit, le règne dictatorial de Ferdinand Marcos a marqué l’histoire des Philippines à jamais. Pendant un peu plus de 20 ans, il a exercé son pouvoir sans réelle opposition, menant un régime de terreur et de coercition. Dans un effort de réaffirmation de son pouvoir, Marcos a déclenché des élections en 1986. Malgré l’annonce officielle de sa victoire, l’opposition a mis en doute les résultats, plaidant la fraude au niveau des votes. Plusieurs officiers haut placés de l’armée des Philippines ont soutenu cette théorie et ont proclamé Corazon Aquino, chef de l’opposition, présidente légitime des Philippines. Pendant ce temps, Marcos a fui le pays, laissant donc le pouvoir à Aquino. Cette dernière succédait à son mari, Benigno Aquino Jr., figure de proue de l’opposition assassinée sous le régime de Marcos quelques auparavant [1]. Elle a entamé la route de la démocratie aux Philippines.
L’après-Marcos
Aquino a été présidente de 1986 à 1992. L’un des faits saillants de son mandat, mais probablement le plus important, est le retour de la démocratie au pays. Elle a mis en œuvre un nouveau projet de constitution visant à ramener le Congrès à deux assemblées représentatives qu’avait fait abolir Marcos. Cette nouvelle constitution a été acceptée avec une très forte majorité des votes en 1987. Le Congrès et ses nouveaux membres élus on permis de relancer l’économie des Philippines, qui a connu une forte croissance dans les années qui ont suivi. Cette croissance n’a pas été suffisante pour Aquino, qui a graduellement perdu l’appui des citoyens. La pauvreté au pays était malheureusement toujours omniprésente aux Philippines [2].
En 1992, c’est Fidel Ramos qui a succédé à titre de président à Corazon Aquino. Ancien membre de l’armée, il a servi sous Marcos, mais il a fait partie des officiers qui ont accordé leur support à Aquino lors de l’élection de 1986. Encore à ce jour, il est perçu comme l’un des présidents les plus efficaces de l’histoire du pays, notamment grâce à sa purge de la corruption policière, à son libéralisme économique et à ses accords de paix avec les différentes organisations radicales du pays. La constitution l’aura finalement limité à un mandat de 6 ans [3].
En mai 1998, c’est au tour de Joseph Estrada de prendre les rênes du pays. Son règne ne durera qu’un peu moins de 3 ans, alors que la corruption viendra rapidement salir son image. En 2001, à l’époque où les protestations prenaient de l’importance, Estrada a été évincé au profit de sa vice-présidente, Gloria Macapagal Arroyo [4].
Arroyo n’a pas connu une période au pouvoir de tout repos. Quelques mois seulement après son entrée à titre de présidente, près de 20 000 partisans d’Estrada ont pris d’assaut le palais présidentiel, le tout résultant en plusieurs décès. Elle a également dû faire face à plusieurs coups d’État, dont un en 2009 à Mindanao où la présidente a décidé de déclarer la loi martiale. Tout comme Estrada, Arroyo a vu des allégations de corruption peser sur sa présidence, alors qu’on lui a reproché d’avoir trafiqué le vote lors de l’élection du Sénat en 2007. Elle cédera finalement son poste, 3 ans plus tard [5].
C’est donc en 2010 que Benigno Aquino III, fils de l’ancienne présidente Corazon Aquino, a été élu à titre de président des Philippines. Durant son mandat, celui-ci a notamment conclu deux accords de paix avec le Front Moro islamique de libération (FMIL), venant apaiser un conflit alors vieux de plus de 40 ans. Malgré ce fait d’armes, il a essuyé plusieurs critiques lors du typhon qui a frappé le pays en 2013, principalement en ce qui a trait au temps de réaction du gouvernement, jugé trop lent. À la fin de son règne, en 2016, Aquino III a vu le flamboyant politicien à tendance populiste, Rodrigo Duterte, s’installer au pouvoir [6].
Dès son entrée en poste, le président Duterte s’est attaqué aux cartels de drogue du pays. Cela n’est pas trop étonnant, car il était auparavant maire de la ville de Davao et sa réputation de leader anti-crime n’était plus à faire. Sa technique était cependant plus douteuse. Amnistie internationale et Humans Right Watch ont d’ailleurs avancé que Duterte était responsable d’au moins 1000 morts extrajudiciaires lorsqu’il était maire de Davao [7]. En seulement six mois à titre de président, 6000 morts ont été comptabilisés dans sa guerre contre la drogue. En 2018, ce nombre avait monté à 12 000, ce qui a poussé la Cour pénale internationale à enquêter sur Duterte. En 2017, le président a également déclaré la loi martiale sur l’entièreté de l’île de Mindanao, et celle-ci a été en vigueur pendant deux ans. C’était la période la plus longue depuis le règne de Marcos [8].
Duterte : la dictature moderne aux Philippines ?
Avec l’arrivée en poste de Rodrigo Duterte, la démocratie qu’a réinstaurée le gouvernement de Corazon Aquino n’a jamais autant été en péril. Si les règnes précédents ont pu être teintés de corruption à l’occasion, celui de Rodrigo Duterte atteint un tout autre niveau. Pour plusieurs, le régime de Duterte est ce qui se rapproche le plus d’une dictature depuis Marcos. Cependant, on peut noter que Duterte a modernisé son approche, en comparaison [9]. Le président tente, entre autres, de museler la presse qui s’oppose à lui, mais avec des méthodes sournoises. En effet, en novembre 2018, le site d’information Rappler a été accusé d’évasion fiscale, de propriété étrangère illégale et de biais par le gouvernement Duterte. De plus, la licence d’opération du site lui a été enlevée et un mandat d’arrêt a été déposé contre sa fondatrice, Maria Ressa. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Rappler couvre régulièrement tout ce qui a trait à la corruption sous le régime de Duterte [10]. Le président a donc choisi de discréditer le site web, pourtant reconnu pour son expertise, afin de diminuer la crédibilité de son information auprès de la population. Il ne s’agit pas là de sa seule technique pour réduire l’opposition, au contraire. En 2017, l’adversaire principale de Duterte, Leila de Lima, a été arrêtée pour avoir soi-disant été à l’origine d’un trafic de drogue au pays. Selon Amnistie internationale, il faut considérer la prisonnière comme une prisonnière d’opinion, c’est-à-dire qu’elle a été faussement accusée pour faire taire l’opposition et détourner l’attention des vrais problèmes [11]. Qui plus est, le président Duterte n’accorde pas d’importance aux droits de la personne. La Commission des droits de la personne du pays a même eu droit, à un certain point, à un budget annuel de seulement 25$. Pour le président, il ne fait que faire respecter la loi, mais celle-ci ne s’applique pas équitablement à tous. Les élites et alliés de Duterte sont nettement avantagés [12].
Dans l’ouvrage How Democracies Die de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, on peut noter 4 signes principaux qui mènent à une dictature. D’abord il y a le rejet des règles démocratiques. Duterte a illustré un tel rejet alors qu’il a menacé de rejeter la Constitution de 1987 et d’arrêter tous ceux qui tenteraient de le faire destituer. Le second signe est le déni de la légitimité politique des adversaires [13]. Comme on a pu le voir plus haut, il a tenté de faire arrêter une adversaire sous un faux motif. Ce faisant, il tentait de miner sa réputation pour maintenir son pouvoir. Le troisième signe est la tolérance ou l’incitation à la violence. Or, lors de sa guerre contre la drogue, Duterte donnait des médailles et encensait les officiers qui avaient participé aux combats les plus sanglants [14]. Le quatrième et dernier signe est le désir de réduire les libertés civiles comme les médias. Sa vendetta contre Rappler en est un exemple parfait. Il s’attaque au site pour diminuer l’opposition que celui-ci lui apporte [15].
Bref, les habitants des Philippines ont pu voir passer devant eux une multitude de présidents et présidentes depuis la fin du règne de Marcos. La démocratie s’est installée rapidement au pays avec le gouvernement de Corazon Aquino. Au fil des années, celle-ci n’a pas toujours été stable et la corruption a pris une part importante de l’action gouvernementale. Malgré tout, la démocratie a su résister. C’était au moins le cas avant l’arrivée au pouvoir de Duterte. Ce dernier a imposé son emprise sur l’entièreté du territoire dès son entrée en poste et a réduit au silence toute forme d’opposition. La dictature, disparue avec le départ de Marcos, semble être de retour aux Philippines. Seul l’avenir pourra nous dire si et comment la démocratie réussira à revenir au pays.
[1] The Editors of Encyclopædia Britannica, « Corazon Aquino », dans Encyclopædia Britannica, consulté le 20 avril 2020, https://www.britannica.com/biography/Corazon-Aquino.
[2] Ibid.
[3] The Editors of Encyclopædia Britannica, « Fidel Ramos », dans Encyclopædia Britannica, consulté le 20 avril 2020, https://www.britannica.com/biography/Fidel-Ramos.
[4] The Editors of Encyclopædia Britannica, « Joseph Estrada », dans Encyclopædia Britannica, consulté le 20 avril 2020, https://www.britannica.com/biography/Joseph-Estrada.
[5] The Editors of Encyclopædia Britannica, « Gloria Macapagal Arroyo », dans Encyclopædia Britannica, consulté le 20 avril 2020, https://www.britannica.com/biography/Gloria-Macapagal-Arroyo.
[6] The Editors of Encyclopædia Britannica, « Benigno Aquino III », dans Encyclopædia Britannica, consulté le 20 avril 2020, https://www.britannica.com/biography/Benigno-Aquino-III.
[7] The Editors of Encyclopædia Britannica, « Rodrigo Duterte », dans Encyclopædia Britannica, consulté le 20 avril 2020, https://www.britannica.com/topic/Rodrigo-Duterte.
[8] Ibid.
[9] Miguel Syjuco, « Rodrigo Duterte is leading a new kind of dictatorship » The Globe and Mail, 7 décembre, 2018. https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-rodrigo-duterte-is-leading-a-new-kind-of-dictatorship/.
[10] Ibid.
[11] Cecil Morella, « Philippines: la principale opposante de Duterte emprisonnée » Le Soleil, 24 février, 2017. https://www.lesoleil.com/actualite/monde/philippines-la-principale-opposante-de-duterte-emprisonnee-f3503169a2c6a6d2d0020d5e5f9c3af2.
[12] Miguel Syjuco, Loc. cit.
[13] Pia Ranada, « Does Duterte fulfill the dictator criteria? This book can help us find out » Rappler blogs (blogue). Rappler, 20 juillet, 2019, https://www.rappler.com/rappler-blogs/235258-book-may-help-find-out-duterte-fulfill-dictator-criteria.
[14] Ibid.
[15] Ibid.