Thaïlande : la «diplomatie du bambou» toujours d’actualité ?

Par Inès Descamps

 

La diplomatie thaïlandaise est souvent qualifiée de « diplomatie du bambou », en référence à son caractère profondément équilibriste et flexible, tirant avantage de ses bonnes relations avec les grandes puissances en jouant entre les rivalités entre ces dernières.

 

La Thaïlande confère au pragmatisme et à la flexibilité une place prépondérante dans sa politique étrangère : cette tendance est traditionnellement ancrée dans la culture diplomatique thaïlandaise, expliquant le comportement du gouvernement vis-à-vis des grandes puissances. À l’image d’un bambou qui se plie au gré du vent, la Thaïlande mène une politique étrangère particulièrement sensible à son environnement extérieur, permettant à la fois d’éviter tout conflit avec une grande puissance, ainsi que de maintenir le statu quo en matière de souveraineté et de sécurité nationale. Se percevant comme un « petit État »1, manquant de puissance surtout dans le domaine militaire, la Thaïlande manœuvre ses relations avec les puissances étrangères de façon à ne s’exposer à aucune menace, et à ne pas être affectée négativement par leur rivalité. En « se pliant au gré du vent », la politique thaïlandaise relève profondément du bandwagoning, c’est-à-dire que la Thaïlande, puisqu’elle se perçoit comme un État relativement faible, choisit de se rallier à un État plus fort afin de jouir d’un gage de puissance et de protection.

 

 

Toutefois, depuis le coup d’État de 2014, la démocratie thaïlandaise héritée des années 1990 a laissé place à un régime autoritaire dirigé par une junte militaire : ce dernier n’a jamais caché son penchant pour Pékin, et s’en rapproche de plus en plus depuis son arrivée au pouvoir. Creusant de facto un fossé au sein des relations américano-thaïlandaises, cette inclinaison de la junte pour la Chine remet surtout en question la capacité de la Thaïlande à maintenir sa diplomatie traditionnelle d’équilibre.

 

Si la Chine et la Thaïlande ont opéré un tel rapprochement, c’est avant tout parce que les deux pays voyaient dans cette collaboration des intérêts nationaux particulièrement intéressants : les avantages économiques réciproques constituent le socle sur lequel s’appuient les relations entre Pékin et Bangkok. D’une part, Bangkok considère Pékin comme un partenaire économique majeur, d’où le rapprochement avec cette dernière plutôt qu’avec Washington. En effet, avec plus d’1,4 milliard d’habitants recensés en 20202, la Chine dispose d’un marché très attractif pour les exportations thaïlandaises, l’objectif de Bangkok étant la promotion d’une croissance économique soutenue. D’autre part, la stratégie chinoise du « Go West » a permis de dynamiser les relations sino-thaïlandaises, l’objectif étant de raccourcir les voies de transports entre les régions « reculées » du pays telles que le Sichuan ou le Yunnan et les ports maritimes sud-est asiatiques, afin de stimuler le commerce, le tourisme et les investissements à l’ouest de la Chine. Situé en plein cœur de la péninsule sud-est asiatique, la Thaïlande constitue un passage privilégié, véritable carrefour vers les quatre points cardinaux. La Chine la perçoit avant tout comme un axe commercial essentiel. Ainsi, la conscience de leurs intérêts économiques communs s’apparente à un moteur du renforcement des relations sino-thaïlandaises.

 

Aujourd’hui, la Thaïlande est un des partenaires les plus proches de la Chine en Asie du Sud-Est, si ce n’est le plus proche : Pékin n’hésite d’ailleurs pas à présenter le pays comme une référence en termes de coopération entre Chine et Asie du Sud-Est. Il est vrai qu’en plus de n’avoir aucun différend territorial, les deux pays ont vu le volume de leurs échanges commerciaux augmenter de manière spectaculaire en seulement quelques années. Depuis 2013, la Chine est le premier partenaire commercial de la Thaïlande, dépassant le Japon. Enfin, la Thaïlande est le premier pays de l’ASEAN à avoir signé en bilatéral un accord de libre-échange avec Pékin au sujet des produits agricoles en 2003, soit sept ans avant la signature du CAFTA, l’accord de libre-échange entre la Chine et les membres de l’ASEAN. Ces accords ont permis l’ouverture des marchés agricoles entre les deux pays ainsi que la suppression des frais de douanes sur les produits concernés.

 

Dès lors, il semble qu’à mesure que les relations bilatérales entre Chine et Thaïlande se renforcent, la diplomatie de cette dernière s’éloigne de plus en plus de son objectif d’équilibre entre les grandes puissances. Cela s’illustre également par les contacts relativement fréquents qu’entretiennent les deux pays, aussi bien au niveau de leurs dirigeants, leurs entreprises, leurs fonctionnaires ou encore leurs touristes. Ainsi, outre le facteur économique qui justifie la préférence thaïlandaise pour Pékin, il faut aussi mentionner le fait que contrairement aux régimes occidentaux qui rappellent à la Thaïlande qu’elle se doit de respecter les principes de la démocratie libérale, le gouvernement chinois n’a pas porté un regard critique sur l’évolution politique du royaume. La Chine a accordé une attention particulière aux dirigeants thaïlandais, par le biais de nombreuses visites et réunions notamment : aucun autre pays ne jouit d’une telle relation de proximité avec la Thaïlande. Par exemple, la princesse Sirindhorn se rend tous les ans en Chine, sur invitation du gouvernement3.

 

Le cas thaïlandais illustre très justement la force de la diplomatie chinoise : celle-ci est parvenue à attirer Bangkok dans son giron, allant jusqu’à modifier une politique étrangère pourtant profondément ancrée dans les pratiques gouvernementales du pays, marquées par l’équilibre et le pragmatisme notamment. La force de persuasion de la Chine, conjuguée au tournant autoritaire de 2014 constituent donc un argument fort pour remettre en cause l’application de la diplomatie du bambou dans la politique thaïlandaise actuelle. Il semble que Bangkok éprouve de plus en plus de difficulté à maintenir une position équilibrée sur la scène internationale, tant sa proximité avec Pékin ne cesse de croître.

 

1 Voir Mérieau, Eugénie. 2019. « La Thaïlande sous le règne de Rama X », Diplomatie, No. 97, pp. 24-29

source Statista

3 Voir Chingchit, Sasiwan. 2016. « The Curious Case of Thai-Chinese Relations: Best Friends Forever? », The Asia Foundation

 

Bibliographie

 

Boisseau du Rocher, Sophie. 2016. « Chine – Thaïlande : jeu de dupes ou convergences durables ? », Monde chinois, 48, 104-111.

https://www.cairn.info/revue-monde-chinois-2016-4-page-104.htm

 

Busbarat, Pongphisoot. 2016. “‘Bamboo Swirling in the Wind” : Thailand’s Foreign Policy Imbalance between China and the United States.” Contemporary Southeast Asia 38, no. 2, 233–57.

https://www.jstor.org/stable/24916631

 

Charoenvattananukul, Peera. 2019. « Beyond bamboo diplomacy. The factor of status anxiety and Thai foreign policy behaviours ». Routledge Handbook of Contemporary Thailand, Pavin Chachavalpongpun

https://www.researchgate.net/publication/344608855_Beyond_Bamboo_Diplomacy_-_The_factor_of_status_anxiety_and_Thai_foreign_policy_behaviours

 

Chingchit, Sasiwan. 2016. « The Curious Case of Thai-Chinese Relations: Best Friends Forever? », The Asia Foundation

https://asiafoundation.org/2016/03/30/the-curious-case-of-thai-chinese-relations-best-friends-forever/

 

Mérieau, Eugénie. 2019. « La Thaïlande sous le règne de Rama X », Diplomatie, No. 97, pp.

24-29

https://www.jstor.org/stable/10.2307/26983327

 

Poonkham, Jittipat. 2021. « The bamboo breaks: Thailand’s diplomatic challenge », The Strategist

https://www.aspistrategist.org.au/the-bamboo-breaks-thailands-diplomatic-challenge/

 

 

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