Manille face à ses choix en mer de Chine méridionale

par Juliette MEREL

 

  1. C’est le nombre de protestations diplomatiques déposées contre Pékin par les Philippines depuis l’arrivée au pouvoir de son dernier président, Rodrigo Duterte, en juin 2016 [1]. Un total qui s’inscrit directement dans la logique des revendications territoriales actives du pays en mer de Chine Méridionale (MCM) depuis son accès à l’indépendance à l’égard des États-Unis en 1946 [2]. Mais un total qui reste remarquable et qui conduit à s’interroger sur les facteurs qui éclairent la position de Manille dans la région.

Rodrigo Duterte lors du dernier sommet de l’ASEAN le 26 octobre 2021.Source : Arman Baylon, Presidential Photo. 2021. ABS-CBN News. https://news.abs-cbn.com/news/10/26/21/duterte-urges-peace-stability-in-south-china-sea-under-2016-ruling

 

Le facteur survie

La MCM est vitale pour la conduite de l’ensemble de la politique des Philippines. En raison de ses ressources énergétiques d’abord. Le pétrole ne représente pas moins de 51 % de la consommation totale des Philippines en 2020 [3], un problème de taille pour le pays dont la production reste tributaire des importations d’or noir, notamment en provenance du Moyen-Orient [4]. C’est pourquoi Manille considère les ressources pétrolières de la MCM, estimées à 213 milliards de barils et parmi lesquels 6 milliards se trouvent dans les îles Spratlys revendiquées par le pays, comme une option sérieuse pour se fournir en énergie. Pour sa politique de navigation ensuite : bien que plus de 400 000 bateaux de pêche et 20 000 navires commerciaux circulent dans les eaux philippines chaque année, ces dernières, plus vastes et dangereuses que le détroit de Malacca, restent moins empruntées que celui-ci. Manille demeure donc captive de la liberté de navigation en MCM et doit faire entendre ses revendications dans les voies navigables très fréquentées des Spratlys pour assurer sa survie [5]. Pour sa politique des ressources marines enfin. La production halieutique du pays a en effet triplé au cours des 30 dernières années et atteint un nombre record de 4,415 millions de tonnes en 2019, tandis que le poisson constitue aujourd’hui 12,3 % de la consommation annuelle des philippins [6]. Dès lors, la MCM, l’écosystème marin au plus haut niveau de biodiversité mondial selon l’ONU représente donc un atout de taille pour la pérennité économique et alimentaire du pays [7].

 


Le Sierra Madre, un navire de guerre philippin en 1999 échoué, a été maintenu en place pour renforcer les revendications du pays.
Source : Jay Directo/Agence France-Presse – Getty Images. 2014. The Sierra Madre, a rusted warship that has been grounded on the Second Thomas Shoal since 1999, has been kept in place as a way to reinforce the Philippine claim to the shoal. The New York Times

«  https://www.nytimes.com/2014/04/01/world/asia/beijing-and-manila-in-dispute-over-reef.html

 

Le facteur diplomatique

Le bilan diplomatique sino-philippin est également révélateur, les efforts entamés par Manille pour le rétablissement d’une confiance mutuelle et la mise en œuvre d’une coopération militaire pour assurer la sécurité maritime en MCM restant nuancés. En effet, bien que les multiples pourparlers menés entre 1995 et 2000 aient été conclus avec l’adoption d’une déclaration vers un code de conduite (CoC) en MCM, et que les émissaires philippins aient intensifié leurs efforts auprès de l’ASEAN pour convaincre ses membres d’augmenter leurs pressions sur Pékin pour obtenir un CoC contraignant, les résultats escomptés par Manille manquent à l’appel [8]. Les différends maritimes s’intensifient jusqu’à craindre un affrontement armé entre les deux pays lors de l’incident du Scarborough Shoal en 2012, lorsque des pêcheurs chinois avaient investi cette zone alors contrôlée par Manille. [9]. Plus encore, Xi Jinping et Duterte ne s’entendent pas sur les modalités pour parvenir à un règlement pacifique du conflit : tandis que Pékin souhaite plutôt le faire au moyen de relations bilatérales, Manille entend davantage exploiter les enceintes de discussion multilatérales de l’ASEAN. Enfin, le mode de fonctionnement consensuel et non-militaire de l’ASEAN associé à la dépendance économique de ses États membres à l’égard de la Chine rendent complexe toute prise de décision univoque de l’organisation en MCM [10,11]

 

Le facteur américain

Les liens actuels qu’entretiennent les Philippines avec le Pentagone sont tout aussi parlants. Largement assumée, la politique anti-américaine promue par Duterte prive Manille d’un soutien économique et militaire qui leur permettait de protéger leur souveraineté [12]. Réaffirmé dans les discours des secrétaires d’États des administrations américaines, le pays avait en effet bénéficié en pratique d’exercices militaires conjoints en MCM et de l’octroi de 80 % des 425 millions de dollars alloués par Washington pour « l’Initiative pour la Sécurité Maritime » (2015) destinée à renforcer les capacités des partenaires américains en MCM [13]. Une rupture d’autant plus significative que l’assistance américaine est loin d’être une coïncidence, les Philippines ayant été une colonie américaine pendant près de 50 ans puis liée à Washington par des accords de défense mutuelle à l’image de celui de 1951 [14].

 

Le facteur Duterte

Les grandes étapes du processus d’arbitrage de la Cour Permanente d’Arbitrage dans l’affaire des Philippines c. Chine (2013-2016)Source : Batongbacal & Heydarian 2015. Dans : Heydarian, Richard Javad. 2018. “Mare Liberum : Aquino, Duterte, and The Philippine’s Evolving Lawfare Starategy in the South China Sea. Asia Politics & Policy, vol 10 (2) : 283 : 299

https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/aspp.12392

 

Juillet 2016 :  la Cour permanente d’arbitrage de La Haye rend son verdict quant au recours sollicité par les Philippines en 2013 sur son différend territorial avec la Chine en MCM. Celle-ci rejette la quasi-totalité des revendications de Pékin qui choisit de ne pas le reconnaître ni de s’y conformer [15]. Les Philippines ont gagné. Mais coup de tonnerre, le président Duterte, fraîchement élu prend le contre-pied de son prédécesseur, ignore le rendu favorable à Manille et opère une reconfiguration radicale de la politique philippine en direction de Beijing. Si cette décision a rapproché économiquement les deux pays, elle a néanmoins pavé la voie à de nouvelles exactions chinoises expliquant la pluie d’objections diplomatiques à l’encontre de Pékin.

 

La position actuelle des Philippines résulte donc d’une combinaison de facteurs et est encore en évolution : le maintien de l’alliance philippino-américaine de 1951, la modernisation continue de l’armée philippine pour la défense territoriale du pays et le renforcement des relations avec la Japon, traditionnel rival de la Chine laissent à penser que Duterte n’a pas totalement écarté Washington de ses considérations ni complètement aligné Manille avec Beijing. D’autant que les déclarations du président en faveur de la paix et de la sécurité en MCM lors du dernier sommet de l’ASEAN le 26 octobre 2021 en ont appelé à la sentence arbitrale de 2016 [16,17].

 

 

 

NOTES 

[1] Morales, Neil Jerome. « Philippines protests Beijing’s “provocative acts” in South China Sea”. 2021. En lignehttps://www.reuters.com/world/asia-pacific/philippines-protests-beijings-provocative-acts-south-china-sea-2021-10-20/

[2] Roche Yvan. 2019. « Les puissances en mers du Sud-Est asiatique». Dans : l’Asie du Sud-Est à la croisée des puissances » Sous la direction de Serge Granger et Dominique Caouette, 97-109. Les Presses de l’Université de Montréal.

[3]  Asia Pacific Economic Cooperation annual energy questionnaires, Asia Pacific Energy Research Centre (APERC), Tokyo. En ligne. https://aperc.or.jp/file/2021/10/26/APEC+Energy+Overview+2021.pdf

[4] Garcia, Zenel. Étude de cas sur la République des Philippines. Dans : La modernisation militaire de la Chine, la normalisation du Japon et les différends territoriaux en mer de Chine méridionale. 2019. Pivot Palgrave, Cham. En ligne https://doi.org/10.1007/978- 3-030-12827-2_6

[5] ibid

[6] Republic of the Philippines, Philippine Statistics Authority. “Fisheries Situation Report, January to December 2020”. 2021. En ligne. https://psa.gov.ph/content/fisheries-situation-report-january-december-2020

[7] Rommel C. Banlaoi, Philippines – China Security Relations : Current Issues and Emerging Concerns (Quezon City : Philippine Institute for Peace, Violence and Terrorism Research, 2012)

[8] Jianwei, Li. « Managing Tensions in the South China Sea: Comparing the China-Philippines and the China-Vietnam Approaches” Dans : The RSIS Paper series, n°273. 2014. En ligne. https://www.rsis.edu.sg/wp-content/uploads/rsis-pubs/WP273.pdf

[9] Bourdeille, Christian. « La modernisation des armées d’Asie du Sud-Est », Monde chinois, vol. 54-55, no. 2-3, 2018, pp. 59-67.En ligne. https://www.cairn.info/revue-monde-chinois-2018-2-page-59.htm#s1n2

[10] Jianwei, Li. « Managing Tensions in the South China Sea: Comparing the China-Philippines and the China-Vietnam Approaches” Dans : The RSIS Paper series, n°273. 2014. En ligne. https://www.rsis.edu.sg/wp-content/uploads/rsis-pubs/WP273.pdf

[11] Darmawan, Aristyo Rizka. “ ASEAN’s dilemma in the South China Sea”. Dans : Asia & The Pcaific Policy Society”. 2021. En ligne https://www.policyforum.net/aseans-dilemma-in-the-south-china-sea/

[12] Jianwei, Li. « Managing Tensions in the South China Sea: Comparing the China-Philippines and the China-Vietnam Approaches” Dans : The RSIS Paper series, n°273. 2014. En ligne. https://www.rsis.edu.sg/wp-content/uploads/rsis-pubs/WP273.pdf

[13] Bondaz, Antoine, « La politique américaine en mer de Chine méridionale », Diplomatie, no. 84 (janvier-février 2017) : pp.45-49. En ligne. file:///Users/juliettemerel/Downloads/Bondaz%20%20La%20politique%20am%C3%A9ricaine%20en%20mer%20de%20Chine%20meridionale.pdf

[14] Bourdeille, Christian. « La modernisation des armées d’Asie du Sud-Est », Monde chinois, vol. 54-55, no. 2-3, 2018, pp. 59-67. En ligne. https://www.cairn.info/revue-monde-chinois-2018-2-page-59.htm#s1n2

[15] Heydarian, R.J. (2018), Mare Liberum: Aquino, Duterte, and The Philippines’ Evolving Lawfare Strategy in the South China Sea. Asian Politics & Policy, 10: 283-299. En ligne. https://doi.org/10.1111/aspp.12392

[16] De Castro, Renato Cruz. “The Limits of Intergovernmentalism: The Philippines’ Changing Strategy in the South China Sea Dispute and Its Impact on the Association of Southeast Asian Nations (ASEAN)”. Dans : Journal of Current Southeast Asian Affairs, Volume 39, Issue 3, December 2020, Pages 335-358. En ligne. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1868103420935562#_i6

[17] ABS-CBN News. “Duterte urges peace, stability in South China Sea under 2016 UN-backed arbitral ruling”. 2021. En ligne. https://news.abs-cbn.com/news/10/26/21/duterte-urges-peace-stability-in-south-china-sea-under-2016-ruling


BIBLIOGRAPHIE

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Rommel C. Banlaoi, Philippines – China Security Relations : Current Issues and Emerging Concerns (Quezon City : Philippine Institute for Peace, Violence and Terrorism Research, 2012)

 

 

 

 

 

 

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