L’esclavage moderne au service des félins américains

Par Kellyane Levac

« Les intermédiaires [entre la compagnie et moi] m’ont dit que si je ne voulais pas les suivre, de regarder ce fusil parce que je pourrais être facilement tué. Ils ont dit qu’une balle ne coûte que 12 bahts (0,50 CAD). »

           -Témoignage d’une victime originaire du Myanmar en lien avec l’affaire Katang, Thaïlande[1]

Figure 1. Une femme travaillant sur du poisson dans la province de Satun, dans le sud de la Thaïlande, le 31 mai 2019 (Jiraporn Kuhakan/Reuters, 2019)

2 877 144. Ceci est le nombre de travailleurs documentés qui ont immigré en Thaïlande en 2019. Depuis l’introduction des protocoles d’entente entre la Thaïlande et ses voisins le Myanmar, le Cambodge et la République démocratique populaire du Laos en 2002 et 2003, les travailleurs migrants peu qualifiés traversent les frontières par les voies administratives dans l’espoir d’obtenir un emploi. Ces politiques, pourtant, n’empêchent pas le trafic humain et le travail forcé d’exister, l’industrie de la pêche étant sous la loupe des organisations luttant pour les droits humains depuis la publication d’articles par le New York Times (Urbina, 2015).

En Thaïlande, la pêche représente une source sociale, économique et nutritionnelle importante pour ses résidants. En 2007, 58,2% de la production provenait de la pêche de captures marines, ce sous-secteur employant 535 210 personnes et ayant une flotte de 11 623 navires selon les plus récents rapports faits par la FAO en 2006 et 2000 respectivement (FAO, 2019). Étant un leader dans l’industrie de la pêche, la Thaïlande fournit 78 % de ses produits de la mer pour la consommation humaine, les 22 % restant sont, quant à eux, utilisé pour la préparation de plats pour animaux de compagnies, tel Cesar, Iams et Whiskas sous la bannière de Mars, inc. (FAO,2019). Étant au 3e rang mondial comme exportateur de produits maritimes, la Thaïlande détient une place importance au sein de l’économie mondiale (Thomas, 2019).

Néanmoins, à la suite d’une enquête sur cette industrie et ses exports effectuée en 2015, le New York Times publie une série d’articles pour informer la population américaine des conditions de travail sur les bateaux de pêche en Thaïlande, les États-Unis étant un des principaux importateurs de leurs produits maritimes.

Les travailleurs, provenant principalement des pays voisins (90 %), sont souvent recrutés dans le secteur de la pêche grâce à des tactiques de déception employées par les intermédiaires (Boll, 2018). Ces intermédiaires promettent des salaires avantageux dans des usines thaïlandaises ainsi qu’une meilleure vie aux immigrants et réfugiés. Dans de tels cas, les migrants deviennent redevables financièrement envers leurs employeurs et les intermédiaires pour l’opportunité offerte ainsi que pour le paiement du voyage de leur pays d’origine vers la Thaïlande et l’obtention des documents requis (Chantavanich, Laodumrongchai et Stringer, 2016). Néanmoins, cet argent est souvent utilisé à d’autres fins et les victimes se retrouvent prisonniers de l’industrie de la pêche thaïlandaise. Similairement, les réfugiés, tels les Rohingyas fuyant le Myanmar pour la Malaisie, deviennent victimes des trafiquants lors de leur trajet (Stoakes et Kelly, 2015).

Lorsque sur les navires, les conditions de travail des employés sont déplorables. Forcés de travailler de longues heures, ceux-ci peuvent n’avoir droit qu’à un maximum de 5 heures de repos (Chantavanich et al., 2016). De plus, pour s’assurer de la coopération et de la productivité de leurs travailleurs, des méthodes telles que la confiscation de leurs passeports et documents, la rétention des paiements et le contrôle de leurs déplacements sont couramment utilisées (Chantavanich et al., 2016). La violence psychologique et physique est chose courante sur ces navires où l’application des lois est absente, certains employeurs allant jusqu’à exécuter leurs employés inefficaces ou à les revendre à d’autres navires (Fischman, 2017).

Les victimes sont souvent obligées de recourir à la fuite pour échapper à leurs bourreaux. Se jeter par-dessus bord n’est pas peu commun, la noyade étant préférable au travail forcé sur les bateaux de pêche (Boll, 2018). D’autres tentent de fuir lorsque le navire accoste sur les rivages même si cette solution est risquée. Pour éviter l’évasion de leurs travailleurs, certains capitaines ont recours à des méthodes extrêmes telles que de restreindre leur équipage dans des cages tel que vu en Indonésie sur l’île de Benjina (Boll, 2018).

Figure 2. Des pêcheurs nettoient et préparent les filets dans un port de Pukhet, Thaïlande (Human Rights Watch, 2016)

En réponse à ces violations, et aux préoccupations des consommateurs, plusieurs efforts ont été mis en place tant au niveau national qu’international. La Thaïlande, à la suite de pressions venant des États-Unis et de l’Union européenne – ses plus grands clients – a mis en place le Command Centre for Combating Illegal Fishing (CCCIF) en mai 2015. Cette initiative a pour but de combattre tant la pêche illégale que le trafic humain dans ce secteur, une collaboration avec d’autres agences étatiques qui se rapportent directement au premier ministre thaïlandais (Boll, 2018). Néanmoins, l’implémentation de cette approche verticale fait face à plusieurs embûches. Une investigation menée par la Environmental Justice Foundation (EJF) indique que les forces de l’ordre participent aux abus, ce qui rend l’application plus ardue (Hodal et Kelly, 2014).

Au niveau régional, les pays membres de l’ASEAN ont signé la déclaration sur la protection et la promotion des droits des travailleurs migrants en 2007, mais son instauration reste incertaine et peu de progrès ont été faits jusqu’à ce jour. De plus, l’industrie de la pêche reste non réglementée par l’ASEAN, les pays membres devant implémenter des plans d’action d’eux-mêmes (Boll, 2018).

C’est principalement à l’international que les plus grands progrès ont été faits pour emmener en justice les compagnies irrespectueuses des lois. Mars, inc., la société mère de plusieurs compagnies d’aliments pour animaux de compagnies, a fait face à une poursuite pour avoir eu recours au travail forcé dans sa chaîne de production. Malgré le succès médiatique et les plans d’action implémenter par la compagnie, de tels recours peuvent s’avérer inutiles, car ils ne dédommagent pas les travailleurs migrants victimes d’abus (Fischman, 2017). De plus, les lois instaurées nécessitent seulement la publication d’un plan d’action par les compagnies, de maigres sanctions sont appliquées si elles ne sont pas respectées (Fischman, 2017).

Considérant que les Canadiens dépensent en moyenne 5,181 millions de dollars chaque année pour l’achat d’un animal de compagnie et leur nourriture, il est important de prendre en considération l’impact de ces achats (Statistics Canada, 2018). Bien qu’une application locale de politiques soit primordiale pour combattre le travail forcé et le trafic humain, la dépendance économique envers une main d’œuvre bon marché contribue indirectement au statu quo.

Pour en connaître davantage : bande-annonce du film « Ghost Fleet », 2018 https://www.youtube.com/watch?v=t_O5Y8FWXpE

[1] Environmental Justice Foundation (EJF). 2013. Sold to the Sea: Human Trafficking in Thailand’s Fishing Industry. http://un-act.org/publication/view/sold-sea-human-trafficking-thailands-fishing-industry/ [Traduction libre]

Bibliographie

Boll, Sebastian. 2018. Human trafficking in the context of labour migration in Southeast Asia: the case of Thailand’s fishing industry. Dans Piotrowicz, Ryszard W, Conny Rijken, et Baerbel Heide Uhl (Eds). Routledge Handbook of Human Trafficking. Routledge International Handbooks. Abingdon, Oxon: Routledge.

Chantavanich, Supang, Samarn Laodumrongchai, and Christina Stringer. 2016. “Under the Shadow: Forced Labour among Sea Fishers in Thailand.” Marine Policy 68:1–7. https://doi.org/10.1016/j.marpol.2015.12.015.

Environmental Justice Foundation (EJF). 2013. Sold to the Sea: Human Trafficking in Thailand’s Fishing Industry. http://un-act.org/publication/view/sold-sea-human-trafficking-thailands-fishing-industry/

Fischman, Katharine. 2017. “Adrift in the Sea: The Impact of the Business Supply Chain Transparency on Trafficking and Slavery Act of 2015 on Forced Labour in the Thai Fishing Industry.” Indiana Journal of Global Legal Studies 24 (1): 227–52.

Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO). 2019. Fisheries and Aquaculture Country Profiles: The Kingdom of Thailand. http://www.fao.org/fishery/facp/THA/en

Hodal, K. and Kelly, C. 2014. “Trafficked Into Slavery on Thai Trawlers to Catch Food for Prawns” (n.43). The Guardian. https://www.theguardian.com/global-development/2014/jun/10/-sp-migrant-workers-new-life-enslaved-thai-fishing#:~:text=For%20the%20past%20two%20years,plate%20of%20rice%20each%20day.

International Labour Organization (ILO). 2019. TRIANGLE in ASEAN Quarterly Briefing Note: Thailand (July – September 2019). https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—asia/—ro-bangkok/documents/genericdocument/wcms_614383.pdf

Statistics Canada. 2018. “Detailed household final consumption expenditure, provincial and territorial, annual (x 1,000,000): Pets and Pet food.” Statistics Canada. https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/en/tv.action?pid=3610022501

Stoakes, Emanuel, et Chris Kelly. 2015. “Revealed: how the Thai fishing industry trafficks, imprisons and enslaves.” The Guardian. Retrouvé sur: https://www.theguardian.com/global-development/2015/jul/20/thai-fishing-industry-implicated-enslavement-deaths-rohingya

Urbina, Ian. 2015. ‘Sea Slave’: The Human Misery that Feeds Pets and Livestock. The New York Times. https://www.nytimes.com/2015/07/27/world/outlaw-ocean-thailand-fishing-sea-slaves-pets.html

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