Héritage de la colonisation : infrastructure et urbanisation à Jakarta.

Par Noémie Maurel

Batavia 1814. Source : Colombia University

Sunda Kalapa est l’ancêtre de la métropole que nous appelons aujourd’hui Jakarta. Ancienne ville au sein du royaume de Sunda, elle fut détruite lors de l’arrivée des Néerlandais en 1619, renommée Batavia, puis reconstruite pour y abriter le siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales  (VOC) [1]. Toutefois, le terrain étant marécageux et traversé par plusieurs rivières et canaux, les mesures mises de l’avant pour l’urbanisation de la ville et le développement de ses infrastructures n’étaient pas adaptés. Aujourd’hui, la ville fait face à des enjeux sanitaires et de sécurité physique, tels que les récurrentes inondations, en partie à cause de cet héritage [2].

Historique de l’urbanisation de la ville :

Batavia étant le centre commercial et la base d’échanges de la VOC, ses cours d’eau furent développés en un système de canaux permettant l’acheminement des marchandises jusqu’à l’intérieur des terres, accompagné d’un plan de gestion des inondations [2]. Toutefois, en raison de la basse altitude des terres, la ville était souvent inondée, à cause de divers aléas climatiques tels que la hausse des marées ou la mousson. De ce fait, lorsque les canaux étaient pleins, la vitesse des cours d’eau était trop faible pour se déverser dans la mer de Java, ce qui entraînait une inondation [2]. Ainsi, les réseaux de canaux calqués sur le système néerlandais n’étaient aucunement adaptés au climat tropical et à la topographie de la région [3].

Plan de la ville et du Château de Batavia, 1750. Source : Columbia University

Mais un facteur social intervient aussi pour expliquer le risque accru de submergement. En raison du conflit qui eut lieu entre le royaume de Mataram et le sultanat de Banten, les Néerlandais développent le Ommelanden, où les Javanais et Soundanais résideraient, par mesure de sécurité [2.1]. Cela consiste en une zone complètement défrichée afin de mettre la terre en culture [3.1]. Ainsi, la fonction de rétention et de régulation des précipitations ne sont plus assurées, ce qui accentue le déferlement de boue vers Batavia. De plus, cette exclusion des populations locales des services coloniaux poussa certains à s’installer dans les zones marécageuses, où les rivières étaient utilisées à des fins sanitaires (excréments et déchets ménagers) [2]. Cela accentua la sédimentation et la congestion des rivières empêchant encore plus leur écoulement vers la mer [2]. En 1877, la création d’un nouveau port plus profond, Tanjung Priok, est nécessaire tellement celui de Batavia est bouché par l’accumulation de sédiments en provenance de la rivière principale, la Ciliwung [1.1].
Une fois la capitale devenue le centre de l’administration coloniale, elle se développe en un axe économique local. Ainsi, vers les années 1900-1942, la population y triple, mais la majorité des migrants est absorbée par les Kampung* [2.2].

 

État actuel de la ville :

Suite au départ des Néerlandais en 1949, Jakarta devient le centre politique de l’Indonésie, offrant de nouvelles opportunités aux fonctionnaires. À partir de là, les migrants affluent et l’urbanisation prend son envol [2]. La population passe de 0.8 millions en 1948 à 3.8 millions en 1965 [2.3]. Les limites de la ville sont repoussées pour inclure les municipalités environnantes (Jabodetabek). L’urbanisation se fait de manière assez aléatoire, les zones marécageuses restées libres sont comblées et les bâtiments sont construits là où il reste de la place [3]. Mais 80% des personnes vivant dans les Kampung n’ont pas accès aux services sanitaires de base et sont privés d’un système de drainage et d’égout adéquat [2.4; 1.2]. De ce fait, le réseau d’évacuation des eaux est engorgé et l’eau stagne [3].

De plus, les plans d’aménagement de la ville n’ont pas su garder la même cadence que celui de l’urbanisation et de l’influx de migrants. En 2002, le système de contrôle des inondations suivait le même modèle que celui de 1920 [4], totalement inadapté aux nouvelles dynamiques de la ville. Par exemple, le système de pompage colonial du canal d’inondation de l’Ouest ne permet pas d’éviter les submergements au niveau des plus petits canaux dans les Kampung [2]. Ainsi, pendant la saison des pluies, les inondations sont un phénomène quasi habituel.

Évolution des zones inondées de 1996 à 2007. Source : Texier 2009 [3] 

De plus, l’extraction massive des nappes phréatiques contribue à l’affaissement de Jakarta. Rien qu’en 1988, il est reporté que la ville s’est affaissée de 30 cm [5.1]. Actuellement, il est estimé que cela continuera, à vitesse de 5 à 10 cm par an [2.5]. En 2007, 40% de la ville est située sous le niveau de la mer [2.6]. De plus, « la densification de l’urbanisation au détriment des espaces végétalisés en amont et en aval » a imperméabilisé les sols, empêchant une absorption de l’eau lors d’intempéries [3.1], demandant une capacité accrue des principaux cours d’eau [2]. Alors que 90% des habitants des Kampung n’ont pas accès à l’eau potable [2.7], les nappes phréatiques, même profondes, se remplissent d’eau de mer et ne laissent plus de place pour absorber l’eau des averses.

Aujourd’hui, Jakarta est menacée de couler, en partie pour les raisons susmentionnées mais aussi en raison du réchauffement climatique, augmentant le niveau des océans plus rapidement que le gouvernement indonésien ne puisse anticiper. Les plans de déménagement de la capitale dans la ville de Palangkaraya, à Kalimantan sur l’île de Bornéo sont à suivre [6.1].

*Organisation sociale et ethnique qui accompagne le Ommelanden. Les Kampung se situent généralement dans des zones marécageuses peu adaptées. On y réfère aussi pour parler des bidonvilles actuels à Jakarta.

Inondation de février 2007. Vue sur la Ciliwung en crue vers Kampung Pulo. Source : P. Texier, 2007 [3]

 Nombre de mots : 876

[2.1] (Wilhelm 2011, 35)
[3.1] (Texier 2009, 49)
[1.1] (Cybriwski 2001, 202)
[2.2] (Wilhelm 2011, 39)
[2.3] (Wilhelm 2011, 40)
[2.4; 1.2] (Wilhelm 2011, 41; Cybriwsky 2001, 206)
[5.1] (Labrousse 1988, 38)
[2.5] (Wilhelm 2011, 7)
[2.6] (Wilhelm 2011, 8)
[3.1] (Texier 2009, 56)
[2.7] (Wilhelm 2011,41)
[6.1] (Wong et Sevin 2013, 24).

Bibliographie :

[1] Cybriwsky, Roman, Larry R. Ford. 2001. « City profile : Jakarta ». Cities, vol 18, (no3) : 199- 210.

[2] Wilhelm. Mario. 2011. Approaching Disaster Vulnerability in a Megacity: Community Resilience to Flooding in two Kampungs in Jakarta. Thèse de Doctorat. Département de Philosophie en Études Est-Asiatique. Université de Passau.

[3] Texier, Pauline. 2002. Vulnérabilité et réduction des risques liés à l’eau dan les quartiers informels de Jakarta, Indonésie. Réponses sociales, institutionnelles et non- institutionnelles. Thèse de Doctorat. Département de Géographie. Université Paris- Diderot.

[4] Caljouw, Mark, Peter J.M. Nas, Pratiwo. Flooding in Jakarta. [En ligne], le 07/04/2020, URL: http://bebasbanjir2025.wordpress.com/10-makalah-tentang-banjir-2/mark-caljouw-etal/

[5] Labrousse, Pierre. 1988. « La ville introuvable, ou les mystères de Jakarta ». Archipel, vol 36, (no 1) : 27-42

[6] Wong, Tai-Chee, Olivier Sevin. 2013. « Should we give up on Jakarta ? ». Les Cahiers d’Outre- Mer, vol. 1, (no 261) : 2-28.

 

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