Lorsque développement numérique ne rime pas nécessaire avec liberté d’expression : Thaïlande

Melissa Emmanuel

En l’espace de 10 ans, la Thaïlande a accompli une transition massive et rapide vers une économie des technologies mobiles et numériques sans précédent. Pendant très longtemps, ce fut l’un des pays les plus en retard concernant Internet: taux de pénétration du haut débit faible, 3G inexistante, sécurité informatique défaillante. Mais leur volonté est aujourd’hui de se tourner vers le numérique. Elle entend bien voir les choses en grand avec l’objectif de devenir la « Thailand 4.0 » conduit par une l’Agence thaïlandaise de promotion de l’économie numérique. L’un des projets les plus pharaoniques, le « Digital Park Thailand » avec l’ambition de détenir le plus grand centre d’innovation numérique de l’Asie du Sud-Est (Siam Actu, 2019).
Plus encore que l’ambition interne, la Thaïlande,territoire de potentiel, attire de plus en plus les investisseurs. À titre d’exemple, le leader mondial de la sécurité numérique Gemalto contribuera à la diffusion de son système de transactions mobiles au sein du pays.
Sa stratégie nationale sur 20 ans (2017-2036), le douzième plan national de développement économique et social ou encore le projet Thaïlande 4.0 sont tant de projets qui démontrent le potentiel du territoire et sa volonté de se démarquer dans le secteur du numérique. L’OCDE consciente de l’importance de ce potentiel pilier dans la région de l’Asie du Sud inclura même la Thaïlande dans son nouveau projet sur les perspectives de l’économie numérique, le « Digital Economy Outlook » (Cision PR Newswire, 2017).
Le numérique est omniprésent dans le pays, le Global Digital Report recensait 50 millions d’utilisateurs Facebook, 1er réseau social le plus actif du pays dont 83 % des utilisateurs sont des jeunes de 18 à 34 ans et la moitié des femmes (Frintz, 2015).

Pour autant, le développement numérique n’est pas le seul secteur auquel le gouvernement thaïlandais accorde toute son attention. Depuis l’élection du nouveau gouvernement en 2008, la surveillance du cyberespace plus précisément la lutte contre le crime de lèse-majesté est devenue une priorité. Depuis le coup d’État militaire de mai 2014, la liberté d’expression en Thaïlande est drastiquement réprimée. En effet, la monarchie est protégée par une des lois de lèse-majesté les plus sévères au monde. D’après l’article 112 du Code pénal, est coupable de crime de lèse-majesté « toute personne ayant diffamé, insulté ou menacé le roi… » (RSF, 2009). Il est strictement interdit de critiquer le roi au risque de 3 à 15 ans de prison.
Face audéveloppement incommensurable d’Internet, phénomène difficile à contrôler, le gouvernement accumule les lois, toujours plus drastique aux contours flous pour maitriser au maximum l’expression Internet.
En 2007, la Thaïlande adopte la loi Cybercrime act qui oblige les fournisseurs d’accès Internet à conserver les informations individuelles des internautes pendant 90 jours et donne le pouvoir aux autorités de saisir des ordinateurs et vérifier les informations conservées (RSF, 2009).
Toujours en 2007, le Computer Crime Act est adopte avec l’objectif premier de réprimer les délits sur Internet. Mais cette loi va beaucoup plus loin puisqu’elle rend les propriétaires des sites Internet responsables des commentaires des utilisateurs. Depuis l’adoption de cette loi, 80 000 sites ont été censurés par la police (Perrin, 2016).
Le risque est d’autant plus grand car l’application de la loi 2007 peut-etre associée à celle de loi sur lèse-majesté qui alourdit considérablement les peines allant jusqu’à 15 ans de prison.

Rien ni personne n’arrête le gouvernement puisqu’il bloquera l’accès à YouTube afin de l’obliger à retirer une vidéo de 44 secondes se moquant du roi Bhumibol Adulyadej. Le gouvernement forcera également Facebook a bloqué une vidéo qu’il juge insultante envers le roi. Dans ce pays où les lois interdisent toute critique envers le roi, le gouvernement n’hésite pas à s’en prendre directement aux plateformes internet.
En 2015, le gouvernement ordonne la création d’un grand pare-feu dont l’objectif est de bloquer le contenu de certains sites, mais aussi de surveiller l’accès à Internet de tous les citoyens (Perrin, 2016).
En 2019, le Cybersecurity Act est voté à l’unanimité et deviendra le texte sur le contrôle d’Internet le plus répressif de tous les pays asiatiques. Dorénavant, les autorités peuvent accéder sans limites aux données des réseaux informatiques et arrêter tout utilisateur, sans recourir à une autorité judiciaire en cas de « cybermenace ». Aussi connue sous le nom de « loi martiale numérique » auprès des dissidents (Herard, 2019).
Suite à l’État d’urgence, le gouvernement permettra la création du département de « prévention et de l’éradication des crimes informatiques afin de protéger la monarchie ». L’objectif sera de former des individus à repérer et dénoncer tous les sites et publications juges inappropriés.
Dans ce pays où critiquer, le roi est interdit, le pays n’y va pas de main morte dans les condamnations. Un homme sera condamné à 25 ans de prison pour avoir publié sur Facebook cinq messages juges diffamatoires envers le roi. Un avocat des droits de l’homme sera arrêté pour insulte envers la monarchie et risque 150 ans de prison.
Là où la censure est exercée aussi bien pour maintenir la stabilité politique que pour imposer des valeurs sociales traditionnelles, Reporters sans frontière classe la Thaïlande 140e sur 180 dans son index de la liberté de presse (RSF, 2018). Et rien ne semble laisser présager que la situation va s’améliorer pour les citoyens thaïlandais.

Tags : Thaïlande, développement numérique, économie numérique, Facebook, médias, censure, liberté d’expression, Internet, Lèse-majesté, Loi martiale numérique

Bibliographie

Anne Frintz. 2015. « Les pays en voie de développement sont-ils connectés ? ». RFI, 10 avril. En ligne. http://www.rfi.fr/hebdo/20150410-pays-voie-developpement-technologies-internet-telephonie-mobile-vie-quotidienne-connexion

Julie Perrin. 2016. « Thaïlande : entre insécurité et censure sur Internet » Le VPN, 12 aout. En ligne. https://www.le-vpn.com/fr/thailande-entre-insecurite-et-censure-sur-internet/

« La Thaïlande : nouvel ennemi d’Internet ? ». 2009. Reporters Sans Frontières, 12 janvier. En ligne https://rsf.org/fr/actualites/la-thailande-nouvel-ennemi-dinternet

« La Thaïlande s’associe à l’OCDE pour soutenir sa stratégie de développement national ». 2017. Cision PR Newswire, 24 aout. En ligne. https://www.prnewswire.com/news-releases/la-thailande-sassocie-a-locde-pour-soutenir-sa-strategie-de-developpement-national-641596163.html

« La Thaïlande veut créer le plus grand centre d’innovation numérique de l’ASEAN ». 2019. SiamActu.fr, 22 février. En ligne. https://siamactu.fr/thailande-creer-plus-grand-centre-innovation-numerique-asean/

Pascal Hérard. 2019. “Thaïlande: la ‘loi martiale numérique’ votée a l’unanimité”. TV5Monde, 4 mars. En ligne. https://information.tv5monde.com/info/thailande-la-loi-martiale-numerique-votee-l-unanimite-288113

Reporters sans Frontière. Index liberté de la presse 2018. En ligne. https://rsf.org/fr/classement

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