Lorsque développement numérique ne rime pas nécessaire avec liberté d’expression : Cambodge

Melissa Emmanuel

Dans un monde où l’économie numérique est en plein essor, le Cambodge entend bien entrer dans la course. C’est aujourd’hui l’un des pays les moins développés et compétitifs de l’ASEAN en raison des défis en termes d’infrastructures, de capital humain et d’innovation, mais son système de communication lui se développe à une vitesse fulgurante. En 2017, la moitié de la population avait accès à Internet et 96% des 15 à 65 ans détenaient un téléphone mobile en 2016.
Avec une augmentation de 7,1% de sa croissance économique en 2018 qui le place parmi les pays les plus dynamiques de l’ASEAN, le gouvernement cambodgien a annoncé vouloir évoluer vers une économie numérique pour 2023, ce qui représenterait un moteur d’innovation, de création d’emploi et un moyen de favoriser la croissance économique. (Heng, 2019).

Premier ministre Hun Sen et David Sun président de Huawei |French.China.org.cn

En 2016, le Premier ministre rencontrait le président de Huawei afin de discuter d’un projet de renforcement de leur coopération dans le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) au Cambodge.
Internet est devenu un espace d’expression au sein du pays, dont le nombre d’internautes inscrits sur les réseaux ne cesse d’augmenter. Selon Phong et al., Facebook a connu une croissance considérable de 91% entre 2013 et 2015, notamment en raison du développement des Smartphones que 97% des usagers utilisent essentiellement pour s’y connecter. En effet, l’Internet World Stats recensait plus de 6 millions d’internautes sur Facebook, ce qui classait le pays directement dans le top des plus gros utilisateurs de la région.
La majorité des médias traditionnels étant aujourd’hui détenu par des proches du pouvoir, la population se tourne vers Internet afin de s’informer librement. Facebook est devenu le moyen le plus usité dans l’information sur les évènements et les actualités cambodgienne (Phong et al., 2016), car Internet demeure encore un espace peu contrôlé par l’État. À tel point que Sam Rainsy est parvenu a réalisé sur la plateforme le score historique des près de 45% aux élections nationales de 2013, notamment aupres des jeunes. (Eisenchteter, 2017).
Suite à la dissolution du parti d’opposition et aux élections législatives de 2018, la liberté d’expression est mise en danger et Facebook semble être en ligne de mire.
D’une part, le Premier ministre semble progressivement réaliser l’importance et l’influence des réseaux sociaux. En effet, celui-ci possède une page Facebook de plus de 11 millions de like, le plaçant parmi les leaders mondiaux les plus suivis.
Mais la population n’étant que de 15 millions d’habitants et Facebook étant essentiellement utilisé par les jeunes, Hun Sen est soupçonné d’avoir acheté des millions de « j’aime » et de followers pour stimuler sa popularité à l’approche des élections. C’est pourquoi Sam Rainsy « a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook pour l’obliger à produire des informations sur le compte de Hun Sen et ainsi démontrer qu’il aurait acheté des millions de mentions “j’aime” » (RSF, 2018).

Comparaison des profils Facebook du Premier Ministre Hun Sen et de l’ancien leader d’opposition Sam Rainsy. | Slate.fr

D’autre part, depuis octobre 2017, Facebook teste une nouvelle fonctionnalité dans 6 pays, dont le Cambodge : séparer les contenus privés des contenus publics en redirigeant les contenus d’information indépendante dans un espace secondaire et peu accessible; conduisant à une perte de visibilité radicale des médias, journalistes citoyens et ONG. En à peine quelques jours, la page Facebook khmer du Phnom Penh Post, dernier quotidien indépendant encore actif, a vu son trafic réduire de près de 35% et une perte de 45% de lecteurs. (RSF, 2018).
Reporters sans frontières classe le Cambodge 142e sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse. La répression sur Internet s’intensifie et ne laisse rien présager de bon. Le Premier ministre utilise Facebook pour accroitre sa popularité, mais fait également très attention aux publications sur […] l’ensemble du réseau social. En effet, des hommes politiques ou simples citoyens sont régulièrement accusés de diffamation ou d’injure, en raison de publications critiques envers le gouvernement sur Facebook (Bucher, 2018).
Le 23 mai, un décret a été signé mettant en place un groupe de travail interministériel dont l’objectif est de prévenir et d’empêcher toute diffusion et distribution d’informations (…) ayant pour but de déstabiliser la défense nationale, la sécurité nationale, le progrès économique ou encore l’ordre public  (LePetitJournal, 2018) dans le but de lutter contre les fake news.
Un centre de gestion des données a également été mis en place afin que puisse y transiter tout le trafic Internet, obligeant les fournisseurs d’accès Internet à installer des logiciels permettant de surveiller, filtrer ou bloquer tous les sites Web qui ternissent l’image du gouvernement.
L’article 28 qui criminalise le contenu web qui « entrave la souveraineté et l’intégrité du Royaume » pénalise jusqu’à 1 500$, les publications en ligne qui « génère l’insécurité, l’instabilité et la cohésion politique » (GlobalVoice, 2014).
Le Cambodge n’est pas le pays le plus oppressif de l’Asie du Sud-est mais la population doit quand même faire face à de fortes restrictions, surtout lors des périodes de tension politique, sociale ou d’élections. Le gouvernement contrôle au maximum les informations qui circulent sur les réseaux sociaux, essentiellement pour préserver l’image du parti. Mais que doit-on craindre si le plus fidèle serviteur du gouvernement s’avérait être Facebook ?

Tags : Cambodge, développement numérique, économie numérique, Facebook, médias, censure, liberté d’expression, Internet, Hun Sen

Bibliographie
« Cambodge : un projet de loi liberticide pour Internet ». 2014. GlobalVoices, 19 avril. En ligne. https://fr.globalvoices.org/2014/04/19/167025/
« Huawei aide le Cambodge à améliorer son développement des TIC ». 2016. French.china.org.cn, 13 décembre. En ligne. http://french.china.org.cn/business/txt/2016-12/13/content_39906290.htm
Internet World Stats. En ligne. https://www.internetworldstats.com/stats3.htm
Juliette Buchez. 2018. « Cambodge : Facebook devient le principal moyen d’information, la presse d’effondre ». RFI, 19 février. En ligne. http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20180219-cambodge-facebook-devient-le-principal-moyen-information-presse-s-effondre
LePetitJournal Cambodge. 2018. « Le gouvernement accroit sa surveillance d’Internet ». LePetitJournal.com, 12 juin. En ligne. https://lepetitjournal.com/cambodge/actualites/le-gouvernement-accroit-sa-surveillance-dinternet-232936
Pheakdey Heng, 2019. « Évoluer vers une économie numérique au Cambodge ». CambodgeMag, 2 janvier. En ligne. https://cambodgemag.com/2019/01/tendance-opinion-evoluer-vers-une-economie-numerique-au- cambodge.html?fbclid=IwAR1_oUXFO9pEgAlbVkBJ73epsqGqTUTF4s15zosMARCWpiVEgQXEiki2aTg
PHONG K., SOLARA J. (2015), Mobile Phones and internet in Cambodia 2015, s.l.: USAID, Open Institute, Development Innovations and The Asia Foundation, 31 p.
PHONG K., SROU L., SOLARA J. (2016), Mobile Phones and internet in Cambodia 2016, s.l.: USAID, Open Institute, Development Innovations and The Asia Foundation, 37 p.
Reporters sans Frontière. Index liberté de la presse 2018. En ligne. https://rsf.org/fr/classement
RSF publie un rapport sur les attaques contre la presse libre au Cambodge. 2018. Reporters sans Frontières, 13 février. En ligne. https://rsf.org/fr/actualites/rsf-publie-un-rapport-sur-les-attaques-contre-la-presse-libre-au-cambodge
Tom Eisenchteter. 2017. « Cambodge: quand Facebook ébranle une liberté d’expression en danger ». Asialyst, 27 novembre. En ligne. https://asialyst.com/fr/2017/11/27/cambodge-quand-facebook-ebranle-liberte-expression-en-danger/

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés