« L’étatisation de la société civile vietnamienne »

Le président Ho Chi Minh avec des enfants lors de la journée nationale du Vietnam le 2 septembre 1961. http://english.vietnamnet.vn/fms/society/23097/president-ho-chi-minh-and-his-godchildren-abroad.html Representing transitioning urban space in Vietnam-3

Par James Boyard 

Le Professeur J-L. Quermonne[1] définit la société civile comme l’ensemble des rapports interindividuels, des structures familiales, sociales, économiques, culturelles, religieuses qui se déploient dans une société donnée, en dehors du cadre et de l’intervention de l’État. Hadenius et Uggla[2] n’étaient pas loin de cette définition lorsqu’ils soutenaient que les organisations civiles devraient présenter comme qualités : être autonomes et indépendantes du secteur public ; participer au renforcement du tissu associatif ; contribuer à l’intégration des personnes ; et rechercher l’affiliation horizontale (…). Ces critères de définition ont le mérite non seulement de mettre en relief la diversité des champs d’action de la société civile, mais aussi de consacrer l’autonomie qu’elle se doit de prévaloir face aux pouvoirs publics. Cependant, parlant des organisations de la société civile vietnamienne, leurs liens avec l’État, et les obstacles auxquels elles font face nous empêchent difficilement de ne pas douter de leur avenir.

Même si l’histoire de la société civile au Vietnam trouve ses racines dans la période féodale, qui voyait émerger, sur la base d’actions individuelles, des modèles d’auto-organisation des villages, appelés « phuong » ou « hoi [3]», les mouvances contestataires civiles ne commencèrent réellement à s’affirmer que sous la domination coloniale française.

En effet, à partir des mouvements de protestation de travailleurs, de paysans et d’intellectuels nationalistes entre 1936 et 1939, la population vietnamienne porta les débats sur les droits à l’autodétermination sur la place publique. Ainsi, même en étant encore embryonnaire, la société civile vietnamienne apporta à la guérilla communiste les bases sociales et le soutien logistique nécessaires au succès de la rébellion. A partir de cette expérience militante triomphante, on pouvait légitimement penser que la société civile du Vietnam dispose d’atouts solides pour affronter les obstacles liés à la construction de l’État-nation. Pourtant, il n’en était rien. Pour cause, conformément à la doctrine orthodoxe du socialisme, « l’État demeure le seul représentant légitime du peuple ». Sur cette base idéologique, que nous qualifierons de « stato-centriste », les organisations de la société civile vietnamienne héritées de la tradition d’auto-organisation des communautés locales, et plus particulièrement de la mouvance nationaliste de l’époque coloniale française, étaient soit détruites soit assimilées par le Parti communiste[4].

En effet, dans le cadre d’une stratégie de contrôle et d’encadrement juridico-idéologique mise en place par le gouvernement, les mouvements associatifs vietnamiens ont fini avec le temps par perdre le monopole de l’action collective, et la maitrise même de leur but. Même si au début de l’instauration du pouvoir communiste, certaines organisations, dont le mouvement « Nhan van-Giai pham[5] », avaient tenté d’offrir une certaine résistance face aux velléités anti-démocratiques du pouvoir, aucune des associations contestataires n’a pu réussir à survivre face à la persécution politique. Ainsi, vu que le parti communiste continu depuis cette période à considérer les mouvements associatifs avec suspicion[6], la société civile vietnamienne fera l’objet d’une triple stratégie minutieusement mise en place par l’État afin d’assurer leur contrôle. Nous qualifierons ici la première de « dédoublement fonctionnel », la deuxième de « manipulation législative », et la troisième de « partenariat mixte orienté ».

Ceci dit, dans le cadre de la stratégie de « dédoublement fonctionnel », le gouvernement vietnamien va prendre lui-même l’initiative de la création d’un ensemble d’organisations de base, destinées à implémenter l’action de l’État au niveau local et dans certains domaines, relatifs à l’environnement ou à la jeunesse. C’est le cas des Conseils populaires qui sont des assemblées politiques locales, souvent dirigées et encadrées par le Parti ou des organisations de quartier et de jeunes dirigés par les Cellules locales du Parti. L’ensemble de ces associations que nous sommes forcés d’appeler « Organisations Civiles Gouvernementales (OCG) » permet justement à l’État d’associer des groupes sociaux à la gouvernance locale, tout en inscrivant leur action dans un cadre étatique. Toutefois, l’objectif premier ayant motivé la multiplication de ces formes d’associations est moins l’altruisme gouvernemental, que le souci de plaire aux agences de coopération internationale, favorables à la participation du public dans la gouvernance urbaine[7] et l’intérêt pour le gouvernement vietnamien de bénéficier (via ces associations de doublures) de l’aide occidentale destinée à la coopération avec les ONG locales[8].

En outre, pour ce qui est de la stratégie de « manipulation législative orientée », l’appareil politico-législatif du Vietnam va conjuguer ses efforts pour instituer un ensemble de procédures juridico-règlementaires, visant à freiner la capacité de mobilisation ou à minimiser l’impact ou les résultats sur le terrain des mouvements associatifs, créés indépendamment de l’État. Parmi ces textes normatifs manipulatoires, on distingue l’article 4 de la Constitution qui stipule que le Parti communiste est la seule force ayant la compétence de diriger la société, le Décret No. 93/2009/ND-CO du Premier Ministre, visant à restreindre les possibilités pour les ONG de bénéficier du financement international, et le Décret 97/2009, relatif à l’interdiction faites aux associations privées de prendre part à des recherches dans les domaines publics jugés sensibles (…)[9].

Par ailleurs, le «partenariat mixte orienté » permet au gouvernement vietnamien de chercher à « étatiser » certains mouvements associatifs, en les infiltrant, par le biais d’imposition de liens structurels avec le Parti-État et d’octroi de financement ou d’avantages opérationnels. C’est justement ces mécanismes gouvernementaux mis en place pour contrôler l’idéologie et la culture de la société civile qui sont justement baptisés par Thiem de « stratégie de cooptation[10] ». L’objectif ici pour le gouvernement vietnamien dans l’aménagement de ce partenariat, c’est à la fois d’accepter de conduire l’économie de marché, de partager les défis du développement avec la société civile et d’assurer la primauté de l’idéologie du Parti-État au sein de ces associations, afin de ne pas perdre le contrôle sur les agendas des actions collectives.

Évidemment, la mise en place de ces trois stratégies de contrôle n’a pas empêché la création d’une multitude d’associations privées, conduisant des actions, allant souvent à l’encontre de la volonté du Parti. La multiplication de ces mouvements associatifs indépendants a été surtout favorisée à partir de 1997 avec l’arrivée de l’internet, provoquant ainsi l’émergence d’un nouveau type de militantisme, alimenté par les forums sociaux[11]. Aussi, malgré que le gouvernement associe les activités de certains blogueurs à des intérêts étrangers hostiles, et tente plusieurs fois d’adopter des mesures préventives et répressives contre les activités cybernétiques dissidentes, l’internet a continué de dynamiser le rôle de la société civile, notamment dans le domaine de la gouvernance environnementale. Le scandale environnemental de « Vedan », rendu public en 2009 grâce aux forums sociaux[12], a permis à la société civile d’influer sur la politique environnementale du gouvernement, et rend compte justement du poids des médias sociaux dans la stratégie d’autonomisation de la société civile vietnamienne.   

Au final, il ne serait certainement pas exagéré de conclure, à l’instar de Phuong[13] et Gillepsie[14], que l’environnement politique au Vietnam est le moins favorable au développement d’une société civile autonome en Asie du Sud-Est. Car l’institutionnalisation par le Parti communiste des trois stratégies de contrôle de la société civile n’affecte pas seulement leur dimension « quantitative », mais aussi leur nature « qualitative », en les détournant de leurs véritables responsabilités sociales. Pourtant, sans vouloir cultiver un optimisme aveugle, nous devons aussi admettre que les opportunités de mobilisation offertes par l’internet, la démocratisation en 2001 du Code civil vietnamien, consacrant la protection du citoyen contre la persécution de l’État et l’émergence de journaux non gouvernementaux, sont autant de facteurs qui doivent permettre d’espérer en l’avenir de la société civile vietnamienne.

  Références bibliographiques

[1] Encyclopédie de l’AGORA, «  « Société civile » définition. http://agora.qc.ca/dossiers/Societe_civile

[2] Axel Hadenius et Frederick Uggla. 1998. « Modeler la société civile », in Bernard Amanda, Helmich Henry et Lehning Percy B. dir. La société civile et le développement international, Paris : Centre Nord-Sud et OCDE. pp. 79-98. [3] Hai Bui Thiem. 2012. « Vietnam : rapports entre société civile et parti-Etat dans le post-Doi Moi », Alternatives Sud, 19 (no 73) : p. 74.

[4] Idem. p. 74.

[5] Idem

[6] Duy Luan Trinh. 1998. Conférence publique. Université de Montréal.

[7] René Parenteau et Nguyen Quoc Thong. 2004. Le rôle de la société civile dans la gestion environnementale urbaine (Viêt-Nam). Hanoi : Université d’Architecture d’Hanoi. pp.3-7.

[8] Steven Sampson. 1996. « The Social Life of Projetcs : Importing Civil Society to Albania », in Hann Chris and Dunn Elizabeth. dir. Civil Society : Challenging Western Models, London and New York : Routledge. pp. 121-142.

[9] La République socialiste du Viet Nam, « Société civile », http://vietnam.redtac.org/sa-societe-civile/

[10] Hai Bui Thiem. 2012. « Vietnam : rapports entre société civile et parti-Etat dans le post-Doi Moi », Alternatives Sud, 19 (no 73) : pp. 74-75.

[11] John Kleinen. 2015. Vietnam : One-Party State and the mimicry of Civil Society. Bangkok: Research Institute on Contemporary Southeast Asia (IRASEC). pp. 89-92.

[12] Idem. p. 77.

[13] Phuong L. 1994. Societe civile : de la suppression à la restauration. Cambera : Australian National University.

[14] John Guillepsie. 2008. Localizing Global Rules : Public Participation in Lawmaking in Vietnam. Law &Social Inquiry.33(no.3).                                                                                                                                                                                

  

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