Politique linguistique à Singapour

Par Lisandra Moor

Lorsque Singapour obtient son indépendance de la Fédération de Malaisie en mai 1965, le gouvernement nomme quatre langues officielles : l’anglais, le mandarin, le malais romanisé et le tamoul. Il s’agit du pays de l’Asie du Sud-Est avec le plus de langues officielles, ce qui explique pourquoi le bilinguisme est fortement encouragé, à la fois partie intégrante de la culture singapourienne et des ambitions économiques de la cité-État.

Pancarte de signalisation, Singapour

Malgré sa superficie de 719.1 km2, Singapour, comme ses voisins, est un pays à la population très diversifiée. Pourtant, il s’agit du seul pays dont la politique linguistique reconnaît quatre langues officielles. Le gouvernement singapourien est aussi le seul qui insiste sans relâche sur l’importance du bilinguisme (anglais et langue maternelle).  L’inclusion de toutes ces langues au sein de l’institution politique peut porter à croire qu’il n’existe aucune tension entre les différentes communautés ethniques, ce qui n’est pas du tout le cas dans les faits. Mise à part l’anglais, qui est bien entendu un héritage de l’époque coloniale, les trois langues officielles personnifient les trois communautés ethniques les plus importantes à Singapour, respectivement les communautés chinoise, malaise et indienne. Il en existe d’autres, mais elles constituent un faible pourcentage en comparaison.

La communauté la plus imposante démographiquement est la communauté chinoise, qui constitue environ le trois quart de la population. Elle descend des migrants chinois qui émigrèrent lors de la période coloniale, alors que Singapour n’était qu’un village de pêcheurs. À cette époque, ils étaient surtout engagés pour travailler dans les mines, ou pour défricher les terres, desquelles ils ne pouvaient devenir propriétaires. La diaspora chinoise trouve une alternative et développe un sens commercial; ce dernier est d’ailleurs l’une des causes principales qui expliquent la montée de la cité-État en tant que centre économique de l’Asie du Sud-Est au début du XXe. La diaspora chinoise est éparpillée un peu partout dans la région, mais elle fleurit le plus à Singapour.

La communauté malaise arrive quant à elle au deuxième rang. Sachant que Singapour a fait partie de la Fédération de la Malaisie, il n’est pas surprenant que cette communauté soit aussi importante. Mais le malais n’est pas seulement une langue officielle, il est aussi la langue nationale, elle qui est chantée dans l’hymne national et utilisée dans l’armée. La langue représente vraiment la tradition et les origines de Singapour. Certains historiens voient dans cette décision le désir de la cité-État de faire de nouveau partie de la Fédération de la Malaisie, mais cela est improbable. Les ambitions des deux pays, ne seraient-ce que linguistiques, semblent trop divergentes pour y voir un possible terrain d’entente: alors que le gouvernement singapourien exige peu de ces citoyens, autre que le bilinguisme, le gouvernement malais travaille fort pour implanter le malais dans toutes les institutions possibles, ne laissant la place à aucune autre langue.

Les plus grandes tensions sont celles entre ces deux premières communautés. La majorité chinoise à Singapour est l’un des exemples souvent cités lorsque l’on analyse la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est. Malgré leur présence essentielle au développement économique de la cité-État et, plus largement, de la région, les Chinois ne sont pas des indigènes. Ce fait dérange quelque peu les Malais de Singapour. Il s’agit avant tout d’un conflit culturel et non ethnique. En tant que peuple véritablement indigène, ils revendiquent le territoire comme le leur, et considèrent encore aujourd’hui les Chinois comme des étrangers, comme des immigrants, même après être établis depuis plusieurs générations.

La dernière communauté la plus importante est la communauté indienne, aussi arrivée à Singapour à l’époque de la colonisation anglaise. Comme l’Inde est aussi une colonie britannique, les Anglais nomment certains d’entre eux aux plus hautes positions dans les Straits Settlements, surtout pour superviser. Cependant, même après que l’époque coloniale soit révolue, cette communauté a des racines bien établies à Singapour, à Penang, à Malacca et dans les autres anciennes colonies, les plus jeunes générations considèrant Singapour comme leur pays d’origine. Les Indiens font face au même problème que la diaspora chinoise vis-à-vis la communauté malaise.

Les langues officielles représentent les communautés ethniques les plus importantes, mais que dire de l’anglais ? Il n’y a aucune ethnie qui s’y rattache, et la langue n’est pas originaire de la région. Pourquoi la nommer comme langue officielle ? Comme aux Philippines, l’anglais à Singapour représente la modernité et la globalisation, mais elle joue aussi un autre rôle important pour alimenter le dynamisme linguistique : l’anglais est la langue qui unit les différentes communautés, et permet de cultiver un sentiment d’appartenance à la cité-État malgré les différences. L’anglais est la langue d’enseignement et la langue employée sur le marché du travail ; elle permet un accès aux institutions égal pour tous.

Mais qui dit multilinguisme dit aussi mélange entre les langues. Il est inévitable que les langues parlées se mélangeront les unes avec les autres. Le jargon singapourien peut alors devenir extrêmement difficile à comprendre pour un étranger. Il s’agit d’un phénomène encore en développement, qui n’est certainement pas restreint à Singapour, mais propre à tout pays globalisé, et dont la population constitue un melting pot.


Bibliographie

Ouvrages généraux:

Birgit Brock Utne, « Language policy and science : Could some African countries learn from some Asian countries? », International Review of Education (2012). 58 (4), p. 481-503. [En ligne]  http://www.jstor.org/stable/23255245

Antonio L. Rappa, Lionel Wee, 2006, Language policy and modernity in southeast Asia: Malaysia, the Philippines, Singapour, and Thailand, New York, Springer

Bernard Spolsky (éditeur), 2012, The Cambridge Handbook of Language Policy, Cambridge, Cambridge University Press

Brian Weinstein (éditeur), 1990, Language Policy and Political Development, Norwood, Ablex Publishing Corporation

Ouvrages spécifiques à Singapour:

John Platt, Heidi Weber, MIan Lian Ho, Singapore and Malaysia, 1983, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company

Tong King Lee, « Translation multilingual Singapore: An anthological perspective », Babel: International Journal of Translation, 2010, v. 56 n. 1, p. 64-89

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