Kain Na! La difficile quête de l’autosuffisance alimentaire aux Philippines

par François Robert-Durand

En 2010, les Philippines étaient le huitième plus gros producteur de riz au monde (FAO 2014). Et pourtant, c’était en 2012 le premier importateur mondial… de riz ( Ramon 2012, 416). Ces faits qui sont, à première vue contradictoires, dévoilent plutôt une tendance particulière: la vente systématique des denrées alimentaires aux pays limitrophes. Ce qui fait en sorte de réduire considérablement la nourriture produite aux Philippines destinée aux Philippins (Capino 2014).

La concentration des ressources

Depuis les années 80, à peine 5% des propriétaires terriens possèdent 83% des territoires agricoles du pays. Ces propriétaires terriens, voyant en l’exportation une plus grande source de profit que le marché interne, exportent systématiquement la nourriture aux pays limitrophes en dépit des besoins locaux (Ehrhart 2013, 136)..
Ironiquement, cela contraint les Philippins, eux aussi, à importer de la nourriture de manière à subvenir à leurs besoins quotidiens. Ce qui se fait souvent à leur désavantage. En effet, l’importation de nourriture fait augmenter le prix des produits. Ce qui provoque un appauvrissement des communautés rurales étant, pour la plupart, déjà pauvres.
Par exemple, dans la communauté d’Agbalo, dans la province de Mindanao, on estime que les ménages dépensent 53% de leur salaire seulement en nourriture (Ehrhart 2013, 189). En guise de comparaison, «la famille moyenne canadienne consacre 43 % de son revenu après impôt à l’alimentation, au logement et à l’habillement » (Statistiques Canada 2014).

L’arrivée de Cory Aquino

Succédant au régime autoritaire de Marcos, l’élection de Cory Aquino, en 1986, créait un nouvel espoir en matière de redistribution des terres. En effet, une des pièces maitresses de sa plate-forme électorale était sa réforme agraire, i.e. redistribuer les terres aux petits paysans de manière à ce qu’ils puissent vivre de ce qu’ils cultivent (Reidinger 1995,110).
Or, l’absence de prix plancher a fait en sorte que les petits fermiers ont été dépassés par les prix compétitifs sur le marché international. Ces prix compétitifs provenaient principalement des grosses entreprises étrangères. Conséquemment, de nombreux fermiers qui cultivaient la terre à des fins de subsistance ont été contraints de vendre leur terre à des firmes multinationales agroalimentaires (Ehrhart 2013, 136).
C’est donc via l’ouverture du marché philippin au commerce international que les grandes firmes multinationales ont pu s’accaparer le contrôle des territoires agricoles. Elles ont donc réussies à avoir la mainmise de ces territoires en profitant des rouages d’une politique publique qui visait, justement, à les écarter de la production agroalimentaire.
Les effets de cette dérégulation des marchés est palpable. Par exemple, de juin 2013 à juin 2014, le prix du riz a grimpé de 21,35 % (Rappler 2014). Les Philippins sont donc aux prises avec une grande fluctuation des prix des aliments qu’ils consomment quotidiennement. Ce qui crée un climat d’incertitude autant chez les petits producteurs que chez les consommateurs philippins.

La souveraineté alimentaire: une vision alternative

C’est pour palier à cette incertitude des prix qu’est né, à la fin des années 90, le concept de souveraineté alimentaire. Ce concept commence à prendre du galon aux Philippines. En effet, c’est un des pays où l’impact du libre-marché cause une hausse drastique du prix de la nourriture. Ainsi, de nombreuses organisations non-gouvernementales et militantes en font leur cheval de bataille.
En quoi la souveraineté alimentaire? Bien que les définitions précisent varient d’une organisation à l’autre. Elles ont en commun le postulat que l’accès à la nourriture pour les populations devrait être une priorité en soi, i.e. qu’elle ne devrait pas être soumise aux règles du marché (Issaoui-Mansouri 2014, 5). C’est une doctrine qui vise à faire contrepoids au système de libre-échange actuel afin que les agriculteurs bénéficient eux-mêmes des fruits de leurs récoltes.
Bien que très isolées, des initiatives visant à assurer l’autosuffisance ont été instaurées depuis les dernières années aux Philippines. Un exemple encourageant est celui de l’ONG nommée Organisers of cooperatives and profitable enterprises dans la région de Nueva Ecija. Elle octroie un système de crédit à très faible taux d’intérêt aux petits agriculteurs pour acheter les moyens de production nécessaire à la culture du riz et l’exploiter à leur avantage (Ramos 2012, 418). Ce qui a pour résultat que les agriculteurs de cette région d’augmenter substantiellement leurs revenus (Ramos 2012, 419).
Une goutte dans l’océan
Cependant, l’idéal prôné par le concept de la souveraineté alimentaire est loin d’être atteint aux Philippines. La mainmise des firmes agroalimentaires sur les territoires agricoles demeure très importante. Ce qui assure une fluctuation des aliments qui, si la tendance se maintient, est condamnée à se perpétuer. Il faudra donc beaucoup de volonté pour que la nourriture cultivée aux Philippines parvienne à l’entièreté des Philippins.

tags: souveraineté, libre-marché, réforme, agriculture

Bibliographie

Capino, Alvin. 2013. « Food sovereignty ». Manila Standard Today. 1ier Mars.
Ehrhart, Ryan. 2013. Scaling food security: A Political Ecology of Agricultural Policies and agrarians reforms in Bukidnion, Philippines. Thèse de doctorat. Faculty of Earth and Environmental Science. City University of New York.
Encyclopédie Universalis. 2014. Encomienda. En ligne. http://www.universalis.fr/encyclopedie/encomienda/ (page consultée le 10 Novembre 2014).
FAO. 2014. « Statistics, philippines, 2010, rice, production quantity » En ligne. http://faostat.fao.org/site/567/DesktopDefault.aspx?PageID=567#ancor (page consultée le 10 Novembre 2014).
Issaoui-Mandsouri, Kheira. 2011. « Food Sovereignty as an emerging concept». Kasarinlan: Philippines Journal of Third World Studies. 26 (no 1-2). 11-21.
Ramon. 2012. « Fair Trade and role of small farmers on Food Sovereignty in the Philippines». Kasarinlan: Philippines Journal of Third World Studies. 26 (no 1-2). 414-421.
Rappler. 2014. « Rice prices remain high in August ». Rappler. 11 août.
Reidinger, Jeffrey M. 1995. Agrarian Reform in the Philippines: Democratic transitions and Economic Reforms. Stanford (États-Unis): Stanford University Press.
Statistiques Canada. 2014. Les Seuils de faible revenu. En ligne. http://www.statcan.gc.ca/pub/75f0002m/2013002/lico-sfr-fra.htm. (page consultée le 10 Novembre 2014).

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