Les Viêt Kiêus et le Cinéma Vietnamien

Par Dominic Sévigny

La diaspora vietnamienne joue un rôle important dans la relance économique du Vietnam depuis son ouverture à l’ouest en 1986 avec la réforme économique du Doï Moï. Ceux que l’on nomme « viêt kiêu » (pour vietnamiens outre-mer) sont également très importants dans le développement de la cinématographie nationale et de sa diffusion au niveau international. Depuis la fin des années 90, l’industrie cinématographique est désormais financé partiellement par le gouvernement, alors qu’elle l’était en entier auparavant. Une part importante du financement provient d’investissements financiers qui viennent de l’étranger : les films sont financés soit entièrement par ces investissements privés, soit conjointement avec l’État vietnamien. Dans une industrie cinématographique globale et dématérialisée grâce au tournant numérique, la concurrence est féroce et l’industrie cinématographique nationale n’est pas de taille comparée à celles d’autres pays de l’Asie du Sud-Est (Lam 2012, 84). Le cinéma vietnamien connait toutefois son moment de gloire international dans les années 90, alors que Tran Anh Hung et d’autres cinéastes de la diaspora, financés en majeure partie à l’extérieur du pays, font des films qui sortent du carcan du réalisme social et redéfinissent la cinématographie nationale.

L’ouverture à l’industrie cinématographique étrangère se fait pour l’une des première fois en 1982, avec le tournage de Poussière d’Empire (1983) de Lam Lê. Le réalisateur de ce film, tourné en partie au Vietnam avec le financement d’une société de production française, mentionne dans le lien précédent comment, lors de la production du film, il reproduisait un discours de sourd avec le censeur local qui ne comprenait pas qu’un film puisse être produit par une société indépendante du gouvernement. L’industrie locale étant financée à l’époque entièrement par le gouvernement, il est facile de comprendre pourquoi cette mésentente a eu lieu. Les films produits par l’industrie nationale à l’époque étaient plutôt circonscrits au domaine du réalisme socialiste. Étant donné que le bureau de la censure était géré par des cinéastes, certaines scènes qui étaient critiquées parce qu’elles ne suivaient pas le modèle socialiste pouvaient tout de même passer sous l’égide de la liberté artistique (Par exemple, une scène du film de Dang Nhat Minh When the Tenth Month Comes qui montre la rencontre entre les morts et les vivants le jour du Pardon de Bouddha (Charlot 1994, 108). Certains diront toutefois que malgré les déficiences techniques et organisationnelles apparentes, les films produits sont d’une qualité esthétique remarquable (Charlot 1994). Ces films sont diffusés dans les salles de cinémas, dont le nombre quadruple de 1980 à 1990. La compétition est féroce dès la fin des années 80 avec l’avènement de la télévision et du VHS, qui entraîne la prolifération des films piratés qui viennent d’autres pays. Le cinéma national est en déclin.

Un vent de renouveau se fait sentir dans les années 90 avec la réception internationale réservée aux films vietnamiens faits par les réalisateurs viet kieu Tran Anh Hung et Tony Bui. Tran Anh Hung mène le bal avec son film L’Odeur de la Papaye Verte (1993). Récipiendaire du prix de la caméra d’or à Cannes, son film est le seul à avoir reçu une nomination aux Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger pour le Vietnam. Évoquant un passé nostalgique, l’action se situe en 1951 et 1961 au Vietnam du Sud. Le film est tourné entièrement en France dans un studio. Malgré la présence marquée d’effets déconcertants comme la musique dissonante (parfois même diégétique) et de sons menaçants (les avions qui survolent d’assez près les maisons et les sirènes de raid aérien), les critiques de l’Ouest se réjouissent de cette découverte cinématographique que certains qualifient de conte de fée.

Tran Anh Hung désirant faire Cyclo (1995), son film suivant, sur le Vietnam contemporain, il obtient l’autorisation de tourner à Hô-Chi-Minh-Ville après la soumission du scénario au bureau de la censure qui l’approuve. Malgré cette approbation et la coopération du gouvernement au tournage, le film n’a pas eu l’autorisation d’être diffusé au pays. Le bureau de la censure était-il déjà déchiré entre « le désir de lier le cinéma vietnamien essentiellement et exclusivement soit à un genre socialiste, ou à une esthétique artistique de résonance à l’échelle mondiale » (Lam 2012, 94)? Le film dresse un portrait bien peu reluisant de la société contemporaine vietnamienne, qui porte les séquelles des blessures de son histoire récente. Même si celle-ci n’est pas abordée de front, elle traverse le film en trame de fond.

Tran Anh Hung possède un point de vue particulier sur la situation vietnamienne, s’identifiant lui-même comme Vietnamien malgré avoir été réfugié en France depuis ses 13 ans. Il est ainsi entre les deux cultures, « à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la culture que le film documente » (Barnes 2010, 111). Il reconnaît la domination extérieure qui est toujours exercée au Vietnam de deux façons évidentes dans Cyclo : la présence de la bouteille d’eau Évian que le personnage de la sœur est forcée de boire lors de son premier acte de prostitution; l’argent américain qui sert à récompenser les agissements hors-la-loi (lors des trois actes de prostitution pour la sœur, quand le conducteur de cyclo commet des crimes). Le regard posé n’est pas nostalgique, mais plutôt critique, inquisiteur, de la société et de ses fonctionnements. L’incapacité du gouvernement de subvenir aux besoins de sa population est également suggérée : lorsque le conducteur de cyclo cherche à profiter d’un programme de prêt pour les familles défavorisées du gouvernement dans la deuxième scène du film, son dossier est mis à l’étude alors qu’il y a des milliers de dossiers qui accumulent la poussière derrière le fonctionnaire. Avec le dernier plan du film, le cinéaste met en relief l’inégalité financière qui prend racine au pays : un plan séquence montre des touristes jouer au tennis puis se baigner dans les hauteurs d’un hôtel, pour ensuite nous montrer la famille réunie sur le cyclo, dans la rue. Alors que les personnages vietnamiens que nous avons suivis pendant tout le film ont dû perdre leur innocence pour survivre dans la rue, les hauteurs de la ville sont fréquentées par les riches étrangers. Il est facile de voir comment cette facette de l’ouverture à l’Ouest doit être cachée du peuple vietnamien.

Bibliographie

Barnes, Leslie. 2010. « Cinema as Cultural Translation: The Production of Vietnam in Trân Anh Hung’s Cyclo ». Journal of Vietnamese Studies 5 (Automne): 106-128.

Charlot, John. 1989. « Vietnamese Cinema: The Power of the Past ». Journal of American Folklore 102 (no 406): 442-452.

Charlot, John, 1994. « Vietnamese Cinema First Views ». Dans Dissanayake, Wimal, dir, Colonialism and Nationalism in Asian Cinema. Bloomington, Indiana UP: 105-140.

Lam, Mariam B. 2012. « Circumventing Channels: Indie Filmmaking in Post-Socialist Vietnam and Beyond ». Dans Ingawanij, May Adadol, McKay, Benjamin. Glimpses of Freedom: Independent Cinema in Southeast Asia. Ithaca, NY, Southeast Asia Program, Cornell University: 87-105.

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