Le Contrôle de l’Identité Thaï par le Cinéma

Par Dominic Sévigny

Le nationalisme et l’identité nationale sont des sujets puissants du cinéma thaïlandais. Le cinéma est hautement réglementé puisque l’acte même de regarder un film dans une salle de cinéma est encadré par l’État : il faut se lever avant la projection principale afin de regarder un montage d’images du roi. Si on ne se lève pas, on est coupable de lèse-majesté, un crime de plus en plus perpétré depuis 2005. Comme le dit Dissanayake, le temps est structuré pour honorer la royauté : « It carves out a moment from modernity’s rigorous demands, commercial cacophony, and anarchic drumbeats, in order to experience firsthand nationalist pride or the feelings of being in a uniquely defined, and in the context of the complexities of Thai nationalism, special relationship » (2011, 139). L’industrie cinématographique est également grandement influencé par l’État, surtout grâce à un bureau de la censure qui possède beaucoup de pouvoir. Malgré l’émergence d’un cinéma indépendant au rayonnement international depuis le début du siècle qui ferait l’envie de bien d’autres nations, la Thaïlande ne cherche pas à encourager celui-ci car il défie les normes du cinéma commercial traditionnel. À travers le cinéma, la Thaïlande cherche à contrôler l’identité Thaï, non seulement à l’intérieur du pays, mais également à l’extérieur, comme en témoigne la série de films dynastiques, et conventionnels, Naresuan.

La censure
La censure est une institution qui date de 1930 en Thaïlande, instaurée avec le passage de l’acte de censure. Les censeurs ont une influence assez grande et peuvent ordonner des modifications aux films, qui doivent être suivies, à défaut d’être banni des cinémas. L’État thaïlandais croit fortement au pouvoir du cinéma pour structurer les actions des cinéphiles, on ne veut donc pas permettre le visionnement de films qui peuvent porter atteinte aux moeurs ou : « if (the movie) is believed to be harmful to the public » (Hamilton 1994, 156) . En plus des trois piliers de l’identité nationale (la nation, le bouddhisme, le roi), huit autres sujets sont interdits selon l’acte de censure, parmi ceux-ci : insultes aux images ou places sacrées, histoires de criminels connus, tout ce qui est sexuel ainsi que des films qui montrent des comportements immoraux (Hamilton 1994, 56). Ce sont donc surtout des films d’action, d’horreur et de comédie qui sont produits en Thaïlande, sans danger d’offenser les censeurs.
La censure est également exercée par les maisons de distribution, qui peuvent choisir les films qu’ils distribuent et également les remonter. Les films d’Hollywood, qui sont assez populaires, sont prisés par les distributeurs et même s’ils montrent de façon franche de la violence crue ou des scènes de sexe, il n’y que très peu d’inquiétudes à avoir par rapport à la censure, puisque ce ne sont pas des Thaïs qui sont représentés. Il est tout autre pour les films thaïs. C’est pourquoi Sut Saneha (2002) de Apichatpong Weerasethakul a été remonté par le distributeur : la scène finale avait déjà été coupée avant de passer le bureau de la censure. On y voit une jeune femme caresser un pénis.
En 2007, son film Syndromes and a Century (2007) déclenche un mouvement de masse des cinéastes contre la censure, alors que quatre scènes doivent être enlevées selon les censeurs afin que le film puisse être distribué. Deux scènes sont accusées de « lèse-bouddhisme » (Anderson, 161) alors que les deux autres montrent des médecins qui ont du plaisir (on retire d’une prothèse de jambe une bouteille d’alcool; deux médecins ont des relations sexuelles au travail). Le mouvement des cinéastes est en consultation avec le gouvernement pendant un an, puis abandonne lorsqu’il voit que rien ne va changer. Une nouvelle loi est adoptée en 2008 qui met de l’avant un système de classification des films, ce qui était demandé par les cinéastes, mais le bureau de la censure continue d’exister.

La royauté au cinéma
La famille royale joue un rôle important depuis le début du siècle dans l’industrie cinématographique en finançant des films sur leurs héros dynastiques. Réalisés par un membre de la famille royale, Chatichalerm Yukol, ces films contribuent à bâtir le « nationalisme officiel », tel que décrit par Benedict Anderson (2012, 157). En faisant l’éloge de la nation et en repopularisant certains mythes fondateurs, la légitimité perçue de la dynastie augmente. Suriyothai (2001) met en scène la reine du même nom qui se sacrifie au combat afin de sauver son mari lors d’une bataille contre les Birmans au 16e siècle. Une série de cinq films sur son petit-fils s’ensuivit (Naresuan 1, 2, 3, 4, 5). D’abord kidnappé par les Birmans et tenu en otage, il devient roi du Siam et mène plusieurs campagnes militaires. Il s’agit des productions les plus dispendieuses de l’histoire du cinéma national. Ce sont des productions à grand déploiement qui rivalisent par leurs tailles les productions chinoises et américaines. Les liens entre la famille royale et l’armée sont apparents lors de la production de ces films, car des milliers de soldats de la garde royale ont été requis afin de tourner les scènes de grandes batailles. D’ailleurs, le personnage du roi Naresuan est campé par un membre de l’armée. En juin dernier, lors de la sortie du cinquième film de la série Naresuan, et trois semaines après le coup, la junte donne 35 000 billets gratuits au public pour qu’il comprenne les « sacrifices » et « l’unité » des Thaïs dans le passé, et pour que : « Thais today will have love and harmony after many years of political divisions ». (Reuters 2014)

Le cinéma indépendant
Le cinéma indépendant de la Thaïlande a connu une glorieuse naissance au niveau international avec l’émergence de grands réalisateurs dans les années 2000 couronnée par la Palme d’Or obtenu par Apichatpong Weerasethakul pour Loong Boonmee Raleuk Chat (Uncle Boonme Who Can Recall His Past Lives), à Cannes en 2010. Un cinéma indépendant non seulement financièrement, dans ce sens qu’il n’a que peu de financement des grandes maisons de production thaïlandaises, mais également indépendant de son pays, car très peu populaire auprès des élites de Bangkok. Il n’y a donc pas de grande distribution ni de campagnes publicitaires. Apichatpong Weerasethakul et Per-ek Ratanaruang sont les chefs de file de ce cinéma et ils éprouvent tout de même des difficultés à faire financer leurs projets. Ils doivent trouver pratiquement tout leur financement à l’extérieur du pays surtout en Europe. Le film Syndromes and a Century dont il est question plus haut a été financé par un surplus du festival Mozart en Autriche! (Baumgärtel 2012, 181) Baumgärtel reprend la formulation de Appadurai, lorsqu’elle parle d’un cinéma indépendant transnational qui s’inscrit dans une prolongation de l’idée de communauté imaginée (de Anderson) au temps de la globalisation : des mondes imaginés. (Baumgärtel 2012, 25)

Bibliographie

Baumgärtel, Tilman. 2012. « I Make Films for Myself ». Dans Baumgärtel, Tilman, dir, Southeast Asian Independant Cinema. Hong Kong UP : 179-190.

Owens, William M et Wimal Dissanayake. 2011. « Projecting Thailand: Thai Cinema and the Public Sphere ». Asian Cinema 22 (2011 Fall-Winter): 139-159.

Hamilton, Annette. 1994. « Cinema and Nation: Dilemmas of Representation in Thailand ». Dans Dissanayake, Wimal, dir, Colonialism and Nationalism in Asian Cinema. Bloomington, Indiana UP: 141-161

Uabumrungjit, Cahlida. 2012. « The Age of Thai Independance : Looking Back on the First Decade of the Short Film ». Dans Ingawanij, May Adadol, McKay, Benjamin. Glimpses of Freedom: Independent Cinema in Southeast Asia. Ithaca, NY, Southeast Asia Program, Cornell University: 47-61.

Anderson, Benedict R. O’G. « The Strange Story of a Strange Beast : Receptions in Thailand of Apichatpong Weerasethakul’s Sat Pralaat »Dans Ingawanij, May Adadol, McKay, Benjamin. Glimpses of Freedom: Independent Cinema in Southeast Asia. Ithaca, NY, Southeast Asia Program, Cornell University: 149-164.

Sawitta Lefevre, Amy. 2014. « Thais Junta Gives Away Film Tickets to Promote « Love and Harmony ». En Ligne. http://www.reuters.com/article/2014/06/11/us-thailand-politics-movie-idUSKBN0EM13R20140611 Reuters 11 juin (page consultée le 17 novembre 2014)

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