Philippines: Le rôle des intellectuels dans l’émergence du nationalisme

Par Nathalie Catillon

‘‘Le nationalisme est la culture de l’inculte’’

Cette citation peut être contredite en général par la plupart des mouvements nationalistes en Asie du Sud-Est, au cours du 19ième et 20ième siècles. En effet, on remarque que les nouvelles idées sont le fondement de ces mouvements, le but de ce courant étant justement de proposer des alternatives aux gouvernements coloniaux en place. Il est donc intéressant d’aborder l’importance de ces idées dans l’émergence du nationalisme? Comment sont elles arrivées et que représente leurs contributions au nationalisme asiatique? Plus concrètement, comment le facteur intellectuel a-t-il joué un rôle important dans l’émergence de ce mouvement?

Pour étudier l’impact des idées sur le mouvement nationaliste philippin, nous mettrons tout d’abord en valeur les précurseurs de cette propagande intellectuelle. En deuxième lieu, nous analyserons les moyens adoptés par ces ‘‘ illustrados’’ pour promouvoir les nouvelles idées pour finalement, il sera intéressant d’observer l’impact que ces idées ont eu auprès du peuple.

Dans le cas de l’Asie du Sud-Est, on observe que l’avènement du nationalisme doit son expansion au facteur intellectuel. Rappelons avant tout que ce facteur se caractérise par la connaissance et l’adoption de nouvelles idées qui amèneront un groupe privilégié à bâtir une nouvelle vision du monde. À la fin du 19ième  siècle, les idées se propagent de manière rapide et efficace grâce aux nouvelles technologies de communications et à une plus grande capacité de mobilité physique grâce aux nouvelles technologies de transport. La mobilité permet aux élites locales de voyager et étudier en Europe et de découvrir un système politique et des libertés fondamentales qui ne sont pas toujours présentes dans les colonies. [1] Il est possible d’analyser le facteur intellectuel dans le cas des Philippines, sur deux niveaux: le premier étant ‘’les illustrados’’, c’est-à-dire les élites éduquées qui adoptent et transmettent les idées de liberté, égalité et de droit, et le deuxième, les masses, c’est-à-dire ceux qui luttent au nom de ces valeurs, par rébellion ou manifestation.

Los illustrados, aux Philippines, ont permis de développer un nationalisme identitaire, basé sur le désir de jouir de leur pays en tant qu’hommes libres et reconnus, et sur la volonté d’acquérir des droits qui ne leurs étaient pas accordées (ex : les prêtres philippins avaient moins de droits que les prêtres espagnols). La colonisation s’est faite en 1521, lorsque Magellan, naviguant sous la couronne espagnole, découvre le territoire. Dès leurs arrivée, les espagnols imposent leur religion (catholiques), leur mode vestimentaire, et installent un système politique qui leur est favorable; rappelons que les colonies sont, à l’époque, une ressource économique importante (bien que les Philippines ne soient pas riche en or). Cette colonisation contribuera à l’établissement de deux éléments importants du nationalisme: d’un côté la contestation de l’Église espagnole, qui octroyait des privilèges aux «blancs» et de l’autre l’opportunité de mobilité d’une bourgeoisie qui aura l’occasion d’étudier et de voyager en Espagne.

Pour mieux comprendre l’importance du facteur intellectuel dans le nationalisme philippin, il faut étudier l’influence de certains illustrados, dont les écrivains Isabelo de los Reyes, Mariano Ponce et principalement José Rizal. Ces intellectuels baseront leurs écrits sur une idée fondée par ce dernier, le «démon de la comparaison» (Benedict Anderson en parle dans son livre ‘‘Les bannières de la révolte’’, où il analyse l’influence des études de Rizal en Philippines) [4]. En effet, les bourgeois locaux vont mettre en exergue, à travers leurs voyages puis leurs œuvres, l’écart observé entre les idées et la pratique: à l’injustice, l’inégalité et l’exploitation imposées par les gouvernements coloniaux s’opposent la liberté, l’égalité et l’identité nationale qui priment parmi les nouvelles idées du nationalisme. [2]

C’est dans ce contexte qu’Isabelo de los Reyes, dans son œuvre El folk-lore Filipino(1887), décrédibilise le gouvernement colonial espagnol, en prenant comme appui des travaux d’ethnologues européens contemporains afin de prôner un soulèvement et une indépendance ethnique.

Jose Rizal, héros du mouvement nationaliste, ridiculise également le gouvernement espagnol décadent dans ses romans Noli me tangere [3] et El filibusterismo (1891), tout en décrivant le système des nations et ses avantages. Il compare ainsi la situation de son pays à celle des pays européens. Son objectif est de promouvoir l’identité nationale des Philippins, rappelant la disparition de leur culture et de leurs libertés et droits. Il met en exergue comme principal argument le caractère obsolète du gouvernement espagnol.

Tout au long de ses textes anti-coloniaux, Rizal réussit à promouvoir les idées fondatrices du nationalisme philippin. Dès son arrivée en Espagne, il devient le dirigeant du Mouvement de propagande des étudiants philippins d’Espagne. À partir de 1872, il rejoint les illustrados, et participe au mouvement de propagande en Espagne, ceci grâce à la création d’un journal en 1889: La solidaridad. Encore une fois, l’écriture est le moyen de propagande le plus utilisé et le plus efficace.

Ces mouvements sont d’autant plus importants aux Philippines car, des exemplaires des romans de José Rizal, proposant implicitement des réformes démocratiques pour les Philippines une fois l’indépendance si convoitée acquise,  sont imprimés et diffusés à des prix accessibles à la population. Ainsi, si nous analysons l’ampleur du mouvement nationaliste qui a suivi, nous pouvons déduire l’importance du mouvement de propagande littéraire.

De plus, José Rizal aura maintenu diverses correspondances avec l’extérieure, notamment avec Cuba et l’Espagne, ce qui contribue à son analyse comparative, et permet au mouvement d’avoir un exemple de système politique autre que celui en place. Nous remarquons que les mouvements de propagande intellectuelle se font également en espagnol, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, ce qui appose un caractère légitime au mouvement. Le but est également de toucher le reste de la bourgeoisie philippine, et les ‘‘exploités’’, tous deux familiers à la langue des colons.

Cette propagande, amorcée par cette classe intellectuelle, donne naissance seulement cinq ans après la publication d’El Filibusterism, de Jose Rizal, à l’insurrection du groupe clandestin le Katipunan, dirigée par Andrés Bonifacio,  contre le gouvernement espagnol. Bien que ce mouvement ait échoué, Aguinaldo se servira également des écrits de Rizal puis de son exécution comme catalyseur à la Révolution Philippine. Non seulement cet homme représente les idées des illustrados philippins, mais il contribuera à l’expansion de ces valeurs réformistes grâce à ses études et à ses œuvres. En effet, José Rizal restera profondément marqué par la répression religieuse et contribuera à véhiculer la notion d’inégalité de traitement aux révolutionnaires, et ainsi de suite. Bonifacio décrira d’ailleurs Rizal comme le «symbole de la liberté philippine» et Aguinaldo comme «l’âme de la Révolution Philippine».

Bien qu’il soit nécessaire de savoir que Rizal ne fut pas un révolutionnaire, la portée et la force de ces valeurs véhiculées par les intellectuels locaux sont telles que Ramon Sempau écrit dans la préface de Noli me tangere: [3]

Dans cet horrible drame que fut … la Révolution philippine, une figure se détache, noble et pure entre toutes, celle de José Rizal, le Héros national. Savant, poète, artiste, philologue, écrivain, qui sait quelle… oeuvre, émancipatrice et féconde, ce Tagal, cet homme de couleur, ce «sauvage», aurait pu donner à sa patrie et à l’humanité si la barbarie européenne ne l’avait stupidement tué?

Bibliographie 

[1] Fischer, Georges. 1970. José Rizal, Philippin, 1861-1896, un aspect du nationalisme moderne. Paris: Éditions François Maspéro: 51-94.

[2] James Putzel; Nationalism in the Philippines in Asian Nationalism; Edited by Michael Laifer; Routledge 2002, p. 182.

[3] Se référer à Noli me Tangere, p.125-246.

[4] Anderson, Benedict. 1996. « L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme ». La Découverte : 19-22.

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