Philippines: entre gratte-ciels et dépotoirs

Par Félix Pepin

Les Philippines, enclave chrétienne dans la mosaïque religieuse sud-est asiatique, doivent cette caractéristique aux Espagnols, présents dès le 16e siècle dans cette portion du monde. Ceux-ci, comme toutes les autres puissances coloniales ayant successivement régné sur ce territoire depuis ce temps, ont marqué à jamais la culture philippine et le développement urbain de cet État. La nature du territoire (archipel) de ce pays permet aussi d’expliquer partiellement la forme qu’a prise son urbanisation sans toutefois fournir les clés permettant d’expliciter clairement le phénomène. Pour ce faire, nous analyserons aujourd’hui l’ampleur de la domination économique et démographique de la région métropolitaine de Manille sur le reste du pays et comment celle-ci nuit-elle aux autres métropoles. Ensuite, nous traiterons brièvement du manque de coordination et d’influence des différents niveaux de gouvernance afin d’expliquer les difficultés d’urbanisation de l’ensemble des Philippines.

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Tout d’abord, aux Philippines comme dans plusieurs autres pays d’Asie du Sud-Est, la capitale nationale représente littéralement le moteur économique du pays. En incluant sa région métropolitaine, Manille et ses 21 millions de citoyens représentent près de 57 % du PIB du pays[i] alors que la deuxième agglomération en importance, le Metro Cebu, ne produit que 4 % du PIB national avec moins de 2 millions d’habitants[ii]. Une telle polarisation du territoire avantage sans aucun doute la région de la capitale nationale et justifie, en quelque sorte, une certaine canalisation des investissements publics et privés dans les infrastructures de cette région, vu son importance à l’échelle nationale. La période coloniale américaine (1898-1935)[iii] illustre parfaitement ce phénomène. À leur arrivée aux Philippines, les Américains découvrirent un État doté d’infrastructures et de services publics primitifs ne répondant pas à leurs standards. Ils se mirent donc à la tâche et modernisèrent ceux-ci : installation d’égouts sous-terrain, ramassage systématique des déchets, amélioration de l’approvisionnement en eau potable, pavage des rues, bains et transports publics, etc. Sans dire que ces investissements furent exclusivement concentrés à Manille, disons seulement qu’une attention particulière lui fut accordée dans le but d’en faire une capitale nationale digne de ce nom[iv].

Aujourd’hui, au grand désarroi des autres agglomérations urbaines de moindre importance, le même phénomène se perpétue. Le développement urbain se concentre maintenant le long de certains axes autour de Manille. Les facteurs expliquant cela sont multiples. D’abord, Manille, contrairement à l’île montagneuse où se trouve Cebu, jouit d’un arrière-pays en l’île de Luzon pouvant supporter et accueillir la croissance urbaine[v]. Les efforts des dirigeants politiques du METRO Cebu au niveau de la coordination de son développement en relation avec certaines îles adjacentes, dont celle où se trouve la ville de Lapu Lapu (en raison de son territoire moins accidenté) démontrent que l’importance de jouir d’un arrière-pays ayant les ressources nécessaires à l’épanouissement d’une région métropolitaine est un facteur reconnu et accepté. Ensuite, le poids politique de la capitale nationale lui permet de faire valoir bien plus facilement ses besoins auprès du gouvernement national que toute autre région urbaine du pays. En effet, politiquement, il sera toujours plus rentable d’investir dans l’agglomération comptant le plus d’électeurs. La position avantageuse de Manille ne risque donc pas de disparaître de sitôt dans ce domaine.

Voyons maintenant quelles sont les faiblesses au niveau de la planification et de l’urbanisme aux Philippines. D’abord, au niveau de la planification, la réalité des villes philippines est pratiquement identique qu’à celle de Bangkok, décrite dans un billet précédent, notamment au niveau du contrôle foncier. En ce sens, Manille est considérée comme une ville du tiers-monde, dont l’urbanisation ne semble pas avoir été planifiée. En fait, des plans ont été mis en place, mais le gouvernement, sans emprise sur le territoire, n’exerce qu’une faible influence dans le développement alors que les acteurs privés, donc, le marché, le dirige.[vi] Les plans à long terme n’ont donc aucune chance d’être appliqués et, une fois le territoire urbanisé, le gouvernement tente de trouver des solutions afin de réparer les faiblesses des aménagements privés. Pour l’efficience de l’utilisation de l’argent public, avouez qu’il existe de bien meilleurs modèles! Enfin, étant aussi une des villes les plus densément peuplées de la planète, le sol, appartenant majoritairement au privé et dont le prix est défini par le marché, devient absolument inabordable pour une grande partie de la population[vii]. Le squat et le développement de bidonvilles en milieu urbain sont donc les fâcheuses conséquences du manque de contrôle public des ressources foncières.

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En effet, la présence de bidonvilles est une autre caractéristique que partage Manille avec plusieurs autres grandes villes du tiers-monde. Cette problématique, reconnue dès 1935 par le président Manuel Quezon[viii], représente toujours un fléau dans cet État. En fait, dans les années 80, l’explosion des prix du sol (parfois multipliés par 2000[ix] dans certains quartiers) rendait le logement informel (squat ou bidonville) comme seule solution pour les citoyens les plus pauvres. Le problème est tel qu’on estime que 44 % de la population urbaine des Philippines réside dans un bidonville, pour un total de plus de 20 millions d’habitants[x].

En somme, la faiblesse de la gouvernance, à chaque échelle, et l’ascendance de la capitale sur le reste du pays semblent être à l’origine des problématiques d’aménagement observables aux Philippines. N’ayant pratiquement aucun contrôle sur l’urbanisation à Manille ou ailleurs, l’État doit réagir aux problèmes liés au développement urbain plutôt que de les prévenir : polarisation du territoire, inflation des prix du sol, squat et bidonville, mais aussi ségrégation sociale, criminalité urbaine, congestion, etc. L’expérience des Philippines nous apprend donc qu’il peut être extrêmement dangereux de laisser au privé les prérogatives du développement urbain.


[i] Rimmer et Dick (2009), p.89-91

[ii] Ibid, p.96

[iii] Rimmer et Dick (2003), p.264-266

[iv] Ibid

[v] Rimmer et Dick (2009), p.97

[vi] Ibid, p.256-258

[vii] Davis, p.96 et p.104

[viii] Rimmer et Dick (2003), p.267

[ix] Davis, p.97

[x] Ibid, p.25

Bibliographie

DAVIS, Mike (2006). Le pire des mondes possibles. Paris : La Découverte/Poche

RIMMER, Peter J. et Howard Dick (2009). The city in southeast Asia : Patterns, Process and Policy. Honolulu : University of Hawai’i Press.

RIMMER, Peter J. et Howard Dick (2003). Cities, Transport and Communications : The integration of Southeast Asia since 1850. New York: Palgrave Macmillan.

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