Par Emmanuelle Riendeau
je m’éclaircis le sang
m’écarquille la voix
on me donne un prix
mais l’action
vient de chuter
le malaise arrive par mon nom
garder la pose
est impossible
quand on est chambranlante
I say I can’t but I really mean I won’t
The Melvins / Boris
j’ai acheté un sleeping bag rose et mauve réversible
une veste jaune Transport Québec
convaincue qu’il faudra retrouver le nomadisme
pour ne pas crever dans nos inondations périr en VUS et en en pick-up
les eaux vont s’ouvrir sur nous
veines éclatées
j’aurai mis mes bottes de pluie minnie mouse et mon manteau ciré rouge
je ne pleurerai pas
prête à rider ces catastrophes jusqu’à rejoindre mon lot au cimetière
je sais qu’une place m’y est due
adresse fixe à perpétuité
en attendant
Comme un million de gens
il [elle] a cessé d’étudier
car il fallait pour mieux manger
serrer les dents et travailler
Claude Dubois
Comme un million de gens
la nécessité m’emploie
il s’agira de s’oublier
au profit de la marchandise
satisfaire un employeur
dont je ne verrai jamais le visage
seulement l’adresse de l’institution bancaire
le nom lointain de celui que je devrai remercier
pour ce si pratique et bassement satisfaisant petit salaire
surtout n’avoir aucune idée de grandeur
pitié mais des entreprises oui
mais des créations d’emploi oui
mais des chiffres de vente à atteindre oui
et surtout pas de flânage pas de rêverie pas d’errance
il ne fallait pas se prêter si facilement se dépenser si rapidement
quand l’argent tombe dans le gosier
les traits familiaux remontent à la surface
le désir indomptable de pousser sa luck
réduire l’espérance de vie
idéal fixé à long terme
I’m a little drunk, I know it
I’ma get high as hell
I’m a little bit unholy
So what? So is everyone else
Miley Cyrus / Unholy
je bois pour les enfants que je ne n’aurai pas
pour l’enfant que j’ai été qui n’en finit pas de périr
je roule sur le
check engine check engine check engine
full speed or nothing [METALLICA] au volant de la chevy malibu
ne remarquant plus tous ces feux
qui s’allument et s’éteignent
déjà assimilés l’idée de la fin
le numéro de la cour à scrap dans le coffre à gants
celui du notaire dans le carnet d’adresses
j’existe
me revendiquant d’un nouveau sous-genre
prose poétique décomplexée
citant Deleuze
Maintenant, ce qui me paraît difficile, c’est la situation des philosophes jeunes, mais aussi de tous les écrivains jeunes, qui sont en train de créer quelque chose. Ils risquent d’être étouffés d’avance. Il est devenu très difficile de travailler, parce que se dresse tout un système « d’acculturation » et d’anti-création, propres aux pays développés. C’est bien pire qu’une censure. La censure provoque des bouillonnements souterrains, mais la réaction, elle, veut rendre tout impossible[1].
je disais lors de mon entrevue
Well a girl’s gonna make ends meet
even down on Jubilee Street
Nick Cave & The Bad Seeds
Jubilee Street
je disais
shout out au consumérisme
au talk de météo
bonjour madame belle journée pour magasiner aujourd’hui
ou plutôt what’s up madame
j’essaie de survivre
surqualifiée sans espoir
90’s kid minoritaire
quand vous me dites
mademoiselle
vous n’êtes pas convenable
respectez l’ordre établi et mourrez à 105 ans
quand vous commentez ma photo
quelle robe de femme qui demande à être harcelée
pour pouvoir poursuivre en justice le méchant harceleur
je pense
well
what about la solidarité féminine intergénérationnelle
what about l’autodétermination
des peuples et des corps
votre vieillesse n’excuse pas tout
quand mon médecin de famille me demande
si je bois un maximum de 12 verres d’alcool par semaine
je réponds non plus encore
il faut endurer tout ça endurer le jugement constant sur notre physique
endurer la présence rébarbative et asphyxiante
des pans crispateurs et rétrogrades des générations précédentes
enlisées dans un néantisme publicitaire
placardé de maisons neuves aux frigos vides
je déborde de partout
affront promis
à l’assainissement des corps
toujours un mamelon sur le point de sortir
ivresse sur la voie publique
je ne me déguiserai pas
en une femme anonyme et impersonnelle
pour ne pas offusquer votre regard
avez-vous la chienne
de dépasser
d’écrire dans la marge
d’exister
are you afraid
to die
topless
je ne cacherai jamais
ce nipple que vous ne savez voir
ce qui vous horripile tant
ma liberté plongeante
Biographie
Emmanuelle Riendeau est née à Drummondville en 1993, un jour d’émeute. Elle est titulaire d’un baccalauréat en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et est l’auteure de Désinhibée (Les Éditions de l’Écrou, 2018).
Références
Ce poème, reproduit ici avec la permission de l’auteure, a aussi été publié sur le site web d’Ici Radio-Canada :
https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/chronique/121952/emmanuelle-riendeau-desinhibee-10-jeunes-auteurs-surveiller (page consultée le 30 octobre 2019).
[1] Gilles Deleuze, Pourparlers, 1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, « Reprise », 1990/2003, p. 41-42.