Cueillir la solitude

Par Vicki Laforce

Voir le PDF 

Chaque poème est un « statement », une déclaration !

J’affirme. J’affirme le retour à la source. L’avènement d’une saison faste. Un automne à venir bourré de récoltes. Le butin des poètes dans un tohu-bohu de lèvres, de levain, d’épis d’or et de citrouilles.

L’été fut long. Laborieux. Le temps de semer des lunes, des clôtures, des cercles de guérison inachevés, des fractures, puis des factures de voyages en première classe jamais advenus. Nous croyions travailler fort. Le soleil fou raflant sur nos peaux les songes les plus risqués, les rayons nous dardaient de courage. Sisyphe arrêté au milieu de sa route, sceptique mais volontaire, me clignait de l’œil près des autoroutes débilitantes du progrès. Tu m’es revenu. Tu m’es revenu au printemps avec des promesses plus robustes que les habituelles sonates tièdes de mes amants d’hiver. Ivres. Ivres sans la coupe. Mais qui aime se risque toujours à mourir. C’était la saison chaude et nous avons semé – dans les pleurs, les rires, les cris de haine et soupirs d’amour et acrobaties juvéniles. Nous cherchions l’extase et l’abri. L’extase et l’abri tout à la fois dans la même formule. Les choses bien en terre. Ton sexe pointant ce ciel suspicieux, le mien sous ton pouvoir ancré au sol vertigineux de mes humeurs et mes frondes. Voici que nous voulions nous cueillir, nous ramasser, nous arracher.

La saison des folies déclina ses cartes. Entre l’ermite et la tempérance. L’ouragan Dorian comme un tableau possédé est passé en force. Je sais que tu ne dors pas. Nous frémissons mouillés de nos habitudes devenues tristes trop vite. Le pain se tait. Le pain se tait, mais les cigales conditionnées à survivre refusant la fin de l’été chantent de plus en plus fort. Elles vibrent. Elles vibrent et nous peinons à reconnaître ce requiem tant espéré. La terre est pleine et tu la veux toujours plus propre. Parfaite. Tu lui donnes un nom de femme. Cette femme, tu lui écris. Tu la fantasmes différente, idéale. Tu l’aimes divine tandis que je reste pauvre et nue et que tu rentres en moi. Mes paniers sont vides. Mes paniers sont vides. Il n’y a aucune reprise des actes manqués en ces lieux sacrés. Les doigts rongés, les doigts rongeurs, le printemps ne compte plus, l’été s’épuise. Sa perte est sonnée d’avance. C’est alors que me prend d’assaut ce geste immémorial que mon âme à son corps défendant connaît par cœur : tant de grappes, d’agapes noircies seront jetées à la mer.

Je ne te veux plus parmi les fleurs agonisantes, non plus parmi les ruines. Je ne te veux plus suintant ces oracles, scandant l’hymne aux ancêtres. Je ne te veux saison des mirages et des mensonges si tu n’es pas vrai. Affolée, mes mains grattent les miettes agglutinées dans le fond des vieux pots de miel, les casseroles sales, les rêves n’ayant jamais quitté la voûte où les perles de lumière se referment. Oui, ma tête défoncée gratte ces charpentes pourries dans la lumière… comme une folle, à coup d’épée trempée d’essaims d’abeilles meurtrières et de terreurs. Que les rives sont lointaines ! Que les rives sont brutales ! Devant moi, ni hommes ni dauphins pour entendre ma litanie.

Le temps des rédemptions ne m’appartient plus. Toutes vérités se valent. La tienne, la mienne et nos solitudes croissantes avachies au reposoir déserté. Ma consolation exige le rachat des récoltes des années passées.

Les histoires circulent. Les langues témoignent. L’écrit reste. Le poème déclare. Je cherche un langage qui ne m’isolera plus de mes semblables. Une page racontée parmi les feuilles mortes, les bombes, les enfants perdus dans les joies du sucre d’orge. Le suc de l’automne est une déclaration que tu ne m’offres plus. Le vin ne sera pas versé mais les têtes de violon et la mienne, celle de mes plaisirs, seront coupées. Mises au ban des accusées pour avoir voulu aimer plus. Plus vite. Plus vrai. Plus dans la chair. Plus dans les rites et les rituels de passage, de communion. Plus dans l’absolu des tragédies que ne nous racontent plus nos grands-mères ni la sagesse populaire en perte de sa dame de cœur.

Je m’indigne du passage précoce de la mort. Je m’indigne du sort des souffrants. Des orants, j’entends les rivières pulpeuses qu’ils adressent pour prière aux étoiles. Je m’indigne de cette croix portée sur le cœur. Or, au plus creux de la forêt, les fées maternelles me confectionnent des jardins dans les sentiers invisibles. Invisibles, indivisibles, protégés des yeux avares. Moissons, vendanges, héritage, les fées me promettent. Je signe le pacte. Sous le sceau de la douleur, je m’aventure au centre de l’innocence retrouvée. C’est vers ces murs de soleil que j’avance ! Vers cet horizon qui console des naufrages et des mortels. Vers ces paroles qui n’existent que dans la gorge tranchée des fantômes. Dans mon thé, je verse du bois. Sur ton palais, je m’étais déversée en frissons et sanglots. Mais tu ne me reconnais plus le goût de l’eau fraîche.

Ce n’est rien… Ce n’est rien car l’automne dans ses parfums de miracle se révèle à moi. Saison majestueuse comme le furent les rentrées scolaires de mon enfance. Trésor somptueux comme le fut l’immersion dans les livres, éternel baptême de feu de mon âme. L’automne et la tombée de l’amour dans des cruches renversées, aux tessons rompus, me disent que tous les vergers sont restés vierges sans nous. Et sans nous, la récolte ne sera pas la même. Je vois l’évidence. Ce qui l’est moins — évident —, c’est la lecture que je fais des grammaires de la consolation. De l’Orient des poètes, des soupçons en file d’attente dans la cage où je veille sur mon cœur déraciné, congelé, prêt pour l’hiver. Les arrière-mondes glanés exhortent les anciens à réparer nos pertes. Moi non plus, je ne dors pas. Sur le grand tableau noir où il n’y a pas eu trace de combats, d’ongles ou de coqs, mon nom est resté seul mais solide comme le roc. Sur le grand tableau d’ardoise, mon corps reste seul fébrile devant la porte. Au pied du tombeau de Jacques Brel, moi perdue dans une île toute pareille aux Marquises, j’en appelle aussi aux maisons écrasées de lumière… Car qui aime risque toujours de se faire tuer.

Biographie

Originaire de Montréal, Vicki Laforce s’est consacrée à des études universitaires après avoir voyagé et fondé une famille : elle a obtenu une maîtrise en Histoire et une maîtrise en Études du religieux contemporain. Elle aime beaucoup les grands classiques, surtout ceux du19e siècle romantique et la poésie qu’il reflète. Elle s’intéresse aussi à la psychologie, à la philosophie et aux arts visuels : ses thèmes de prédilection sont la quête de sens, l’horizon philosophique et spirituel dans lequel elle navigue interrogeant grâce à cette quête la place de la femme et de l’homme dans le monde d’aujourd’hui.

 

Laisser un commentaire