Journal d’Oxford (extraits)

Extraits du recueil Cette blessure est un territoire / This Wound is a World

Par Billy-Ray Belcourt

Traduit de l’anglais par Mishka Lavigne

avec des œuvres graphiques digitales de Robert Moorhead

 

THE OXFORD JOURNAL

 

II.

how does it feel to be an object? you wear your favorite pair of ripped
jeans exposing your brown flesh to the world. this exposure is
interpreted as an invitation, compelling a stranger in a centuries-old
building to walk up to you, rub your skin, laugh and walk away. you
laugh too, but only because your body needs to escape itself, to
identify something of an ontological rupture. this is what it feels like
to almost not exist. you keep surviving anyway.

 

III.

you attend a mandatory session on intellectual disagreement where
you are encouraged to open yourself to speech. claudia rankine:
“language that feels hurtful is intended to exploit all the ways that
you are present.” you decide that the history of the colonial world is a
history of natives being too present. with each word, you thicken and
thicken until you burst. these are moments in which other worlds
seem impossible. 

 

IV.

you are midway through an article on ideology critique when the
author makes reference to primitives who pray for rain. this, he
argues, is an example of an ideological defect whereby patterns of
behavior serve ends that are cheaply related to those forces (here,
social solidarity). you are troubled by the invocation of primitives as
if it were prior to ideology, as if it were an anthropological given.
more immediately, you pause because this is the first native you
encounter in england. you are both empty signifiers.

 

V.

“oxford university embroiled in race row as students told to be
‘vigilant’ after black man seen in grounds.” christina sharpe insists
that anti-blackness is a “total climate,” that anti-blackness is
“pervasive as climate.” it is the weather. in oxford the weather allows
university staff to speak of blackness as that which begets “vigilance,”
as that which is an “unauthorized persons,” as that which catches
some “unaware.” those of us who study and live in oxford know that
the weather is always grey. but it is also anti-black. 

 

VI.

you are called “wonderfully exotic.” a man looks at you, tilts his head,
and presses that you are “too mixed” for him to pinpoint any sort of
ethnic belonging. this is a world-threatening feeling: to be so other
that you barely exist in a place whose imperial conquests sought the
destruction of your people. when you tell him you are native he
doesn’t say anything. he lets the silence do the talking, as if he were
lamenting the violence that went into producing someone like you.
i can tell he has heard a thing or two about us. “i have never met a
native american before,” he adds, quieter this time. perhaps speaking
in a hushed voice makes you less real. what does one do with the
sense of loss that tailgates their body?

  

VII.

your body is a catch-22. how does one survive losing one’s bearings
without an exit strategy? for philosopher jill stauffer, one can feel
resistant to existence when their sense of autonomy disappears from
the realm of everyday life. it can also occur when one cannot escape
what cornel west called “the normative gaze of the white man.” the
normative gaze of the white man is the air you breathe. it makes a jail
out of your lungs. this is what it is to live in an existential limbo.

 

IX.

you want to capture the sense of a present that is not quite the
present, a present that thickens in the underbelly of social reality. you
stalk the prefix un-, hoping that it will let you see glitches, that it will
unearth a hole in the ground, something of a gateway to a world you
are spotting any- and everywhere, a world you are spotting nowhere.
you are sad, so at first you believe that an un- can be found in the
bodies of men. you begin looking for doors, not enclosures. doors
without locks. doors that swing open. soon, you decide that doors are
a transference of cacophonous feeling; they are ecological, unseen.
leanne simpson: “she is the only doorway to this world.” the un- is a
woman like your kookum who rips open time.

 

JOURNAL D’OXFORD

 

II.

qu’est-ce que ça fait de se sentir comme un objet ?
tu portes ta paire de jeans déchirés préférée qui
expose ta chair brune aux yeux du monde. cette
exposition est interprétée comme une invitation,
incitant un étranger dans un édifice centenaire
à marcher vers toi, à toucher ta peau, à rire et à
s’en aller. tu ris aussi, mais seulement parce que
ton corps a besoin d’échapper à lui-même, de dis-
tinguer quelque chose comme une rupture onto-
logique. c’est ça, la sensation de ne presque pas
exister. tu continues à survivre malgré tout.

 

III. 

tu assistes à une session obligatoire sur le désac-
cord intellectuel dans laquelle on t’encourage à
t’ouvrir à la parole. claudia rankine : « l’intention
d’être d’une langue qui semble hostile est d’exploi-
ter toutes les façons par lesquelles on est présent. »
tu décides que l’histoire du monde colonial, c’est
l’histoire d’autochtones qui étaient trop présents.
avec chaque mot, tu deviens de plus en plus dense
jusqu’à ce que tu éclates. dans ces moments-là,
d’autres mondes ne semblent pas possibles.

 

IV.

tu en es à la moitié d’un article sur la critique
idéologique lorsque l’auteur fait référence aux
hommes primitifs qui prient pour faire venir la
pluie. ceci, argumente l’auteur, est l’exemple d’un
défaut idéologique selon lequel certains compor-
tements servent à des fins qui peinent à être asso-
ciées à certaines forces (ici, la solidarité sociale).
tu es troublé à la mention de ces hommes primitifs,
comme s’ils dataient d’avant l’idéologie en tant
que telle, comme s’ils étaient un acquis anthro-
pologique. mais surtout, tu t’arrêtes parce que ce
sont les premiers autochtones que tu croises en
angleterre. vous êtes eux et toi des signifiants vides
de sens.

 

V.

« l’université oxford aux prises avec un conflit
racial depuis que les étudiants ont été avertis de
rester “vigilants” après qu’un homme noir a été vu
sur le campus. » christina sharpe insiste sur le fait
que le sentiment anti-noir est un « climat absolu »,
que ce sentiment, comme le climat, est partout.
c’est la météo. à oxford, la météo permet au per-
sonnel de l’université de parler de négritude
comme d’une chose qui requiert de la « vigilance »,
comme d’une chose qui implique des « gens non
autorisés », comme d’une chose qui « surprend ».
ceux d’entre nous qui étudient et habitent à
oxford savent que le temps est toujours gris, mais,
aussi, anti-noir.

 

VI

on dit que tu es « extraordinairement exotique ».
un homme te regarde, incline la tête de côté et
déclare que tu es « trop métissé » pour qu’il puisse
identifier précisément ton appartenance ethnique.
c’est un sentiment de menace absolue :
être tellement autre que tu existes à peine dans un
pays qui, par ses conquêtes impériales, a cherché
à détruire ton peuple. quand tu lui dis que tu es
autochtone, il ne dit rien. il laisse le silence parler,
comme s’il déplorait la violence qu’il a fallu pour
créer quelqu’un comme toi. je vois bien qu’il sait
des choses sur nous. « je n’avais jamais rencontré
d’autochtone américain », ajoute-t-il, plus dou-
cement cette fois. peut-être que le fait de parler
d’une voix très douce te rend moins réel. que
faut-il faire avec cette sensation de perte qui nous
suit pas à pas ?

 

VII.

ton corps est une impasse. comment peut-on survivre
à la perte de tous ses repères sans aucune stratégie
pour battre en retraite ? pour la philosophe
jill stauffer, une personne peut résister à l’idée de
continuer à vivre lorsque son sens de l’autonomie
disparaît de la sphère de la vie quotidienne. ou
lorsqu’une personne ne parvient pas à échapper à
ce que cornel west appelle « le regard normatif de
l’homme blanc ». le regard normatif de l’homme
blanc, c’est l’air que tu respires, qui transforme
tes poumons en prison. c’est vivre dans les limbes
existentiels.

 

IX.

tu veux capturer l’idée d’un présent qui n’est pas
tout à fait le présent, un présent qui croît dans les
tréfonds de la réalité sociale. tu traques le préfixe
in-, en espérant qu’il te laissera voir les accrocs,
qu’il mettra au grand jour un trou dans la terre,
un genre de portail vers un monde que tu vois
n’importe où et partout, un monde que tu ne
vois nulle part. tu es triste, alors au début tu crois
pouvoir trouver un in- dans le corps des hommes.
tu te mets à chercher des portes, pas des prisons,
des portes sans serrure, des portes qui s’ouvrent
grand. et là, tu sens que les portes ne sont qu’un
transfert de sensations cacophoniques ; elles sont
écologiques, invisibles. leanne simpson : « elle est
la seule porte ouverte sur ce monde. » le in- est une
femme comme ta kookum qui déchire le temps.

 

Biographies

Billy-Ray Belcourt est de la Première Nation crie de Driftpile. Il est doctorant au Département d’études anglophones et cinématographiques de l’Université de l’Alberta. Il a été boursier Rhodes en 2016 et il est titulaire d’une maîtrise en études des femmes de l’Université d’Oxford. En 2016, il a été nommé comme l’une des six voix autochtones à surveiller par CBC Books. Il est lauréat du prix de poésie P. K. Page Founders 2017. Son premier recueil, This Wound is a World, dont les textes reproduits ici sont extraits, a remporté en 2018 le prestigieux prix national de poésie Griffin, le prix Voix autochtones (Indigenous Voices Award) et le prix Robert Kroetsch de la ville d’Edmonton, en plus d’avoir été nommé meilleur recueil de 2017 par CBC Books et désigné finaliste du prix du Gouverneur général en 2018. 

Mishka Lavigne est autrice de théâtre et traductrice théâtrale et littéraire. Elle a écrit Cinéma, produit par le Théâtre la Catapulte en 2015, ainsi que Vigile, produit par le Théâtre Rouge Écarlate et le Théâtre du Trillium en 2017. Son texte Havre, traduit en anglais et en allemand, a été créé à la Troupe du Jour de Saskatoon en septembre 2018, puis au POCHE/GVE à Genève en janvier 2019. Son texte en anglais, Albumen, a été créé à Ottawa en mars 2019, avec une première australienne en juillet 2019. Elle a également signé plus d’une douzaine de traductions théâtrales, vers le français et vers l’anglais, ainsi qu’une traduction de la poésie de Rosanna Deerchild pour les Éditions David à Ottawa.

Robert Moorhead est peintre, graphiste et codirecteur de la revue Osiris. Après une longue carrière en enseignement, il a créé A&R Design dont la spécialité est le dessin et création des livres. En 2017, la revue Saraswati (Saintes, France) a publié une longue entrevue avec Moorhead et a reproduit une trentaine de ses tableaux. Ses collages et inventions graphiques se trouvent souvent dans les pages des revues telles que, récemment, Indefinite Space en Californie et The January Review aux Philippines. Il collabore souvent aux Éditions Anterem en Italie. 

 

Références

Belcourt, Billy-Ray. 2017. This Wound is a World. Calgary : Frontenac Publishing House. Extraits : pp. 45-49, 51. 

Traduction française : Lavigne, Mishka. 2019. « Cette blessure est un territoire ». Montréal : ©Triptyque, Groupe Nota bene. Extraits : pp. 64-69, 71. 

Texte reproduit avec l’autorisation de l’auteur et des éditeurs (Frontenac Publishing House Ltd. pour l’original, via l’agente littéraire Stéphanie Sinclair de CookeMcDermid Agency Inc. ; Groupe Nota bene pour la traduction : licence enqc-11-5416168-8100496-5109170 accordée le 18 novembre 2020 à Anatoly Orlovsky).

 

Références dans les poèmes « Journal d’Oxford » 

(intégrées au recueil)

Sharpe, Christina. 2016.  In the Wake: On Blackness and Being. Durham : Duke University Press.

Simpson, Leanne. [2013] 2014. Islands of Decolonial Love: Stories & Songs. Winnipeg : Arbeiter Ring Press. 

Traduction française : Kanapé Fontaine, Natasha et Arianne Des Rochers. [2013] 2018.  « Cartographie de l’amour décolonial ». Montréal : Mémoire d’encrier.

Stauffer, Jill. 2015. Ethical Loneliness: The Injustice of Not Being Heard. New York : Columbia University Press. 

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