La recluse

Par Claudine Bertrand   

 

1.

Réduite au dénuement
une petite table
plus rien au monde

Cette table pourtant
l’a regardée
des années durant
elle et l’objet ont fait corps

2.

Elle s’en est détachée
comme du reste
Ni l’une ni l’autre
ne servent plus
à personne

Le mutisme s’empare d’elle
la terre tourne toujours
sauf pour elle assise en rond

3.

Ses états :
désarroi colère
À quoi bon à présent
sa chair n’a plus d’importance

Pourquoi des yeux des oreilles
et leur appétit de saisir
un bonheur qui fait faux bond

4.

La vie n’a pas été généreuse
envers elle
Ses proches s’inquiètent
un moment du moins

Puis la jugent l’épient
que sait-on d’elle
Comment a-t-elle vécu
nul ne le saura

5.

Elle a détruit tout souvenir
ne laissera aucune trace

Chaque jour fait son lit
comme une rivière
sort du sien
dans la crainte du pire

6.

S’assoit lentement
boit son thé à petites gorgées
veille comme on le ferait
d’un mort

Elle marmonne
puis une autre tasse
la fait durer
en éternité infusée

7.

La soirée est longue
prend les ciseaux
des censeurs 

Coupe un à un
ses draps
les recoud pour les rendre
à l’ordre des choses
dans sa vie qui se résigne

8.

Elle se dénude
refait le lit défait
danse seule
dans la minuscule chambre

Le candélabre sur sa poitrine
elle ferme les volets
dans la pénombre

9.

Le lendemain sera matin
même rituel de lumière
Gronde au loin le tonnerre
qui frappe des mains

Résiste aux conventions
dissimule lettres et rêves
Un jour délivrera une incantation
imbuvable chapelet de jurons

10.

Devant son inconvenance
on l’expulse de la Résidence
Ainsi qu’au pays des Gitans
elle vit en itinérante
mendie l’aumône comme l’amour

Que des regards réprobateurs
Sa robe au large trou
tachée de sang
émouvants adieux

11.

Se recroqueville sur elle-même
se cloître un peu plus
De la tête au pied se couvre
de mots et de sons retenus
s’enveloppe de frissons

Derrière les secousses de l’âme
la peau cache ses caresses
déjà si lointaines
sous la brise indécente

12.

Sa propre brûlure l’emporte
vers la souffrance de l’autre
disloque ses gestes

Si elle pointait davantage
elle taisait son mal

13.

Au village des deuils
la réfugiée s’est immolée
sur la place centrale
puis sur un ordre
on a tout rasé
effaçant sa trace

Village coupable?

14.

Des passants racontent
qu’une forme flotte
dans l’atmosphère la nuit
un visage déformé
par d’horribles douleurs

Les larmes aux joues
un va et vient sans répit
entre l’enfance miséreuse
et maintenant

15.

Qui versera de son sang
pour retrouver la mémoire du monde
là où le poème prend racine

 

 

Biographie

En trente ans d’écriture, Claudine Bertrand a publié une vingtaine de recueils poétiques et de livres d’artistes dont Rouge assoiffée (Hexagone) et Le corps en tête. Son œuvre a été plusieurs fois récompensée : le prestigieux prix Tristan-Tzara, le prix Saint-Denys-Garneau, le prix de la Renaissance française, le prix des Écrivains francophones d’Amérique. Récipiendaire d’un doctorat honoris causa décerné par l’Université de Plovdiv, Bulgarie (Mai 2016), elle se mérite le Prix Alexandre Ribot 2016 (Paris) pour Fleurs d’orage (Édit. Henry), ainsi que le Prix européen Virgile 2017 décerné par le cénacle Arts poésie. Elle est nommée « Chevalière de l’Ordre de la Pléiade » par l’Assemblée parlementaire (2018). 

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