Repolitiser le coopératisme : vers une économie des communs

Par Dan Furukawa Marques

À quoi ressemblerait une économie post-croissance ? Cette question fondamentale, posée historiquement sous différentes formes d’alternatives au capitalisme, a connu des réponses variées, traduites par des expériences concrètes et ayant résulté, pour la plupart, à différents degrés d’échecs. Ces réponses se sont rangées, grosso modo, en deux catégories idéales typiques, soit la planification économique, souvent associée à tort uniquement à un État centralisateur et autoritaire (Durand, 2020), soit l’autogouvernement des communautés. 

Dans le premier camp, on retrouve bien entendu l’Union soviétique et les États communistes du 20e siècle. Dans le second, les expériences sont très variées : des phalanstères de Charles Fourrier, en passant par l’Icarie d’Étienne Cabet, le New Lanark de Robert Owen, les associations ouvrières, les coopératives à la Rochdale ou inspirées de Charles Gides, la Commune de Paris, les ejidos mexicains, l’expérience conseilliste espagnole de 1936, les soviets, les kibboutz, l’expérience autogestionaire yougoslave, les juntas de buen gobierno zapatistes, les assentamentos brésiliens de sans-terre, ou encore les tiers-lieux, il existe des différences parfois insurmontables, mais aussi des éléments communs importants. Derrière cette manière d’exposer le problème se trouve une configuration analytique de ce que représente l’organisation des sociétés modernes occidentales dans les figures de l’État, du marché et de la société dite « civile ». 

Bien que, en réalité, ces trois sphères d’activités se composent mutuellement, ces catégories sont néanmoins utiles pour faciliter l’analyse. Ainsi, du tout au marché capitaliste (construit avec la connivence indispensable de l’État) au tout au public où tout repose sur l’État, d’aucuns se sont élevés pour proposer une sorte de « troisième voie », celle de l’autogouvernement de la société (Castoriadis, 1975). Or, loin d’être une solution homogène, l’appel à la société à s’autogouverner se déploie concrètement et théoriquement en des avenues très variées. Historiquement, l’une d’entre elles a été représentée par le mouvement coopératif se présentant au 19e siècle comme une alternative au capitalisme. Au 21e siècle, nous observons l’approche des « communs » mobilisée dans différents contextes à la fois comme principe politique, mobile d’action collective et cadre de gestion démocratique, afin de tracer les contours d’une société autogouvernée. 

Le présent article propose ainsi, dans un premier temps, de survoler le parcours historique et politique du mouvement coopératif dans deux de ses berceaux (la France et l’Angleterre), afin de souligner à la fois le potentiel de transformation sociale du coopératisme et les erreurs du passé à éviter. Dans un deuxième temps, nous présenterons un modèle contemporain d’articulation politique entre le coopératisme et les communs, soit les concepts de « gestion civique » et de « partenariats public-commun » dans la ville de Barcelone, en vue d’instituer ce que certains appellent une « économie des communs » (Borrits, 2018). 

Utopies socialistes 19e siècle, dépolitisation coopératiste 20e siècle

Les premiers penseurs du socialisme n’avaient pas pour objectif de prendre le pouvoir étatique comme moyen privilégié pour bâtir une société nouvelle. Ce qu’ils proposaient était plutôt de construire des « îles socialistes », soit des communautés associatives ancrées sur l’égalité socio-économique des êtres et un tissu social fort construit à partir de la participation active et coopérative dans des projets communs. De telles communautés pourraient ensuite se fédérer entre elles. Proudhon, par exemple, parlait alors d’une démocratie ouvrière fédéraliste et mutuelliste, une sorte de République des associations. Le but était notamment de ne plus dépendre d’un État soit absent sur le plan de la « question sociale », soit complice des capitalistes et des élites et donc exploiteur et oppresseur. Comme l’écrit Miguel Abensour (2006) : « La spécificité de l’utopie du 19e siècle […] apparaît […] comme une critique de l’idée jacobine selon laquelle on peut transformer la société par l’État et à partir de l’État ».

Ainsi, Robert Owen, homme industriel anglais, met sur pied New Lanark, un « village de coopération » où tous sont considérés égaux (incluant l’égalité juridique entre hommes et femmes), le travail est coopératif et les loisirs sont partagés, l’éducation et les soins sont fournis gratuitement, les travailleurs logent sur place et les enfants, à partir de l’âge de trois ans, sont élevés en commun ; le tout sous la dépendance et la supervision du patron bienveillant que se considérait être Owen. New Lanark a joui d’une renommée mondiale, permettant à Owen d’influencer la politique anglaise. Suite à l’échec de construction d’une autre communauté utopique, New Harmony, aux États-Unis, Owen retourne en Angleterre et l’ancien chef d’entreprise devient alors l’un des maîtres à penser de l’action ouvrière et surtout du mouvement coopératif (Harrison, 1969). 

Pendant la première moitié du 19e siècle anglais, le terme « socialisme » est presque exclusivement associé à la pensée d’Owen (Harrison, 1969). Les oweniens entendaient par là un « système communal social ou coopératif » composé de trois éléments clés : une théorie communautaire, un anti-capitalisme au niveau économique et une science de la société.  En 1844, le socialisme owenien inspire la création de la Society of Equitable Pionneers of Rochdale, considérée comme la première coopérative (de consommation) sous sa forme moderne. On doit à Rochdale l’assemblage de certains des principes clés du coopératisme comme celui d’un membre, un vote, ou de la distribution des surplus aux membres. Depuis, les sociétés coopératives n’ont plus cessé d’éclore, les ouvriers y voyant à l’époque un moyen de lutter contre l’exploitation du système économique. Toutefois, lorsque le capitalisme industriel s’installe réellement en force en Angleterre, le communautarisme d’Owen perd sa force. L’antiétatisme et l’isolement des communautés perdent leur attrait. 

Pendant ce temps, en France, la Loi le Chapelier de 1791 (interdiction de toute coalition et toute corporation de métiers) et l’absence d’État protecteur laissent les familles ouvrières seules face à la nouvelle domination du marché. Malgré l’interdiction, les ouvriers qualifiés se regroupent selon leurs métiers et organisent la résistance sous forme d’associations de type socialiste (Chanial, 2009). À cet effet – tout comme au Québec (Petitclerc, 2005) – les sociétés de secours mutuels remplissent à la fois des fonctions de protection sociale, progressivement tolérées par l’État, et de défense syndicale qui, elles, sont réprimées. 

À partir de 1830, on observe la création d’organisations économiques ouvrières sous la forme d’associations de consommation et de production, semblables aux coopératives. Les premières constituent des groupements d’achats de produits de première nécessité pour améliorer le pouvoir d’achat en influençant le prix de ces denrées. Les secondes sont une forme d’entreprise possédée collectivement par ses adhérents ouvriers pour améliorer les revenus de leur travail. Dans les deux cas, il s’agit de s’approprier collectivement le rôle et le revenu de l’entrepreneur ou du marchand, considérés comme des intermédiaires parasites. Ces réalisations concrètes se nourrissent de projets dits utopiques : alternative au salariat (ristourne coopérative) ; alternative au principe de concurrence (entraide et coopération) ; alternative à la propriété privée (maîtrise de l’ensemble de l’activité économique à partir de l’organisation collective de la consommation, puis du logement, de l’agriculture et de l’industrie). Tout cela aboutit à la Révolution de 1848, apogée de la rencontre entre mouvement ouvrier, socialisme et République autour du principe d’association prônant une réorganisation générale de la société. On y retrouve à la fois une sensibilité libertaire (monde sans maîtres) et une foi républicaine (autogouvernement) ou, autrement dit, l’idée d’une communauté de biens autogérés. Or, la Révolution est contrée par une répression sanglante mettant fin aux ambitions de substituer aux manufactures capitalistes une organisation collective de la production et de la distribution sur la base des métiers (Chanial, 2009 ; Borrits, 2018 ; Demoustier, 2003).

La deuxième moitié du 19e siècle se caractérise par la consolidation de l’industrialisation sous le Second Empire. Le mouvement ouvrier associationniste (encore sous influence de Saint-Simon) se divise en organisations plus spécialisées : syndicats, mutuelles et coopératives. Bien que le cadre répressif se poursuive sous le Second Empire, il se produit également une certaine libéralisation. C’est aussi pendant cette période que le mouvement ouvrier se débat entre proudhoniens et marxistes. Les derniers l’emportent et orientent le mouvement vers la prise du pouvoir de l’État pour supprimer l’antagonisme de classe. Parallèlement, cette période témoigne également d’une série de reconnaissances juridiques pour les associations : Loi de 1884 qui reconnaît la liberté syndicale ; Charte de la mutualité (1898) ; Loi sur les sociétés commerciales (1867). Cette dernière apporte notamment un soutien formel de l’État – qui répond graduellement à la question sociale – à différentes formes d’association, dont les coopératives de production, de consommation et de crédit. Ces événements et transformations sociales marquent le passage de l’associationnisme à la « coopération » : « Au terme d’association qui induit à l’époque l’idée d’une soumission de l’individu au groupe (en référence à l’Association internationale du travail d’obéissance marxiste), se substitue progressivement l’idée de coopération qui valorise le libre choix et le contrat » (Demoustier, 2003 : 28).  

Au tournant du 20e siècle, les entreprises associatives se développent dans leurs secteurs respectifs. Les coopératives de production peinent à se donner une orientation commune (coopératives associant ouvriers et patrons, coopératives socialistes, coopératives chrétiennes, coopératives patronales), tandis que les coopératives de consommation sont divisées (dispersées localement et en concurrence contre les grands magasins). Pendant ce temps, le mouvement ouvrier se mobilise davantage contre l’insécurité sociale et le coût de la vie élevé. En France comme en Angleterre, les coopératives se multiplient avec une tendance claire vers les coopératives de consommation. Dans l’hexagone, on compte 4500 coopératives très dispersées par leur taille et appartenance idéologique. Elles finissent par s’unir, grâce à l’action conjointe de Charles Gide et de Jean Jaurès, dans la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC). En Angleterre, en 1863, suite au succès de Rochdale, 300 coopératives de consommation se regroupent pour fonder leur centrale d’achats, la Co-Operative Wholesale Society (CWS), pilier du coopératisme anglais tout au long du 20e siècle. Aujourd’hui devenu le Co-Operative Group, la coopérative emploie 70,000 travailleurs et compte plus de quatre millions de membres (Wilson, 2005). 

Pour faire une histoire très courte du 20e siècle coopératiste en occident, le mouvement coopératif s’intègre dans ce qu’on nomme désormais l’économie sociale. Cette dernière devient un « tiers secteur » de l’économie capitaliste, qui s’accommode bien politiquement de cette position structurelle. Elle occupe une niche de l’économie dans laquelle ni l’État ni le marché ne veulent s’aventurer, que ce soit par manque de volonté politique ou de profits potentiels. 

En ce qui concerne les orientations politiques de l’économie sociale, « [l]’accent a davantage été mis sur les règles de fonctionnement que sur le projet politique » (Bidet, 2003 : 172). Autrement dit, les ambitions de dépassement du capitalisme – qui ont pourtant donné naissance au coopératisme – ne sont plus à l’agenda du mouvement pendant la quasi-totalité du siècle. La seule exception étant la décennie 1970 où l’on note une brève période de repolitisation de l’économie sociale à travers les crises économiques, ce qui a pour effet de galvaniser le récent mouvement de l’autogestion. 

Bien que l’économie sociale en général et le mouvement coopératif en particulier connaissent un essor au 21e siècle, il y a longtemps qu’il leur manque un projet politique (Draperi, 2012 ; Borrits, 2018 ; Wright, 2014 ; Favreau, 2010). En ce sens, la revendication politique des communs par une nouvelle génération d’acteurs de l’économie sociale peut être le signe d’un changement de paradigme. Cette nouvelle configuration a le potentiel de faire émerger une vision repolitisée de l’économie sociale et des coopératives, permettant au mouvement de se repositionner non pas comme solution aux défaillances du système économique, mais bien comme son projet d’origine, soit une véritable alternative au capitalisme. 

Les communs ou le renouveau politique de l’économie sociale 

Depuis une vingtaine d’années, à l’ère des crises politique, sociale, environnementale et économique, des mouvements très différents mobilisent le terme « commun » comme revendication centrale (Dardot et Laval, 2014). Pensons notamment aux mouvements contre les « New Enclosures » ou la privatisation du vivant, de la nature et des territoires : les mouvements altermondialiste et écologiste, les « guerres de l’eau » à Cochabamba (2001) et à Naples (2011), les mobilisations paysanne et autochtone contre l’accaparement de terre et la privatisation des semences et des savoirs traditionnels, mais aussi les mouvements d’occupation de places comme celui du Parc Gezi à Istanbul (qui se disait être une « commune »), le mouvement Occupy Wall Street, les Indignados en Espagne, ou encore Nuit Debout à Paris. Dans l’univers numérique, les mouvements du logiciel et de la connaissance libres du style Wikipedia, creative commons et Open Source prolifèrent. En environnement et vie urbaine, nous observons également des initiatives citoyennes proposant des formes de coopération socio-économiques inspirées des communs. Des projets dits de transition écologique et sociale comme la gestion commune de ressources, la réappropriation collective d’espaces urbains, les tiers-lieux, l’urbanisme tactique, les monnaies alternatives, les Fab Lab, les écochanges ou les projets de jardins communautaires se multiplient, gagnent en visibilité et deviennent de plus en plus efficaces. 

Comment penser une certaine unité parmi cette diversité d’initiatives ? Le principe du commun est à la fois un mode de survie politico-économique, mais aussi une manière de reprendre une agentivité en refondant la solidarité sociale. Comme plusieurs l’affirment, les communs ne sont pas des choses, mais des pratiques de création de lien social (De Angelis, 2017 ; Federici, 2019). Dardot et Laval (2014) considèrent également les communs comme un « principe politique » capable d’orienter l’agir humain. En d’autres termes, les communs sont des manières d’entrer en relation avec autrui afin de créer ou de renforcer des communautés par la construction de règles communes, élaborées en co-activité et engendrant des co-obligations, ayant comme socle la coopération au nom du bien-être collectif. À la lumière des utopies socialistes du 19e  siècle, les communs sont une sorte de troisième voie qui rejette à la fois le marché et l’État. Mais cela ne veut pas dire que ce rejet doit être total. Au contraire, dans de nombreuses expériences concrètes des communs, on constate le plus souvent une imbrication des trois éléments, à la différence capitale que ce sont l’État et le marché qui sont subordonnés aux communs et non l’inverse.  

L’Espagne possède une longue tradition d’autogouvernement et d’économie sociale et solidaire. À cela s’ajoute, le récent contexte socio-politique et économique ayant favorisé la multiplication de projets inspirés des communs. En effet, depuis la crise financière de 2008, le pays a connu une recrudescence de mouvements sociaux comme le 15M, les Indignados et la mouvance municipaliste, qui ont composé un environnement favorable à l’émergence de ces nouvelles manières de coopérer. Dans le cas de Barcelone, cette convergence de facteurs a culminé à l’élection, en mai 2015, du parti municipal Barcelona En Comú (Barcelone en commun). Galvanisé d’une volonté citoyenne de démocratisation et de « faire la ville en commun », le parti propose un nouveau paradigme de gestion municipale à travers le concept de « gestion civique », qui se déploie par ce qu’ils appellent des partenariats « public-commun » (ou « public-coopératif-communauté »). Sommairement, cela consiste à décentraliser certains services publics pour les remettre aux mains d’une gestion citoyenne sous le mode coopératif ou associatif et avec l’appui financier (et parfois organisationnels) de la ville. Faisant primer le droit d’usage sur le droit de propriété, la gestion civique est aussi un véritable pied de nez aux fameux partenariats « public-privé ». Barcelone est ainsi devenu un véritable « laboratoire des communs » (Ambrosi, 2019). 

L’élection de Barcelona En Comú « marque la transition vers un modèle de gouvernance urbaine visant une “radicalisation démocratique”, c’est-à-dire un accroissement du pouvoir d’agir des citoyens dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques » (Juan, 2018 : 38). Du côté de la ville, cela s’est notamment traduit par la création d’un organe spécifique, la Commission de l’économie sociale, solidaire et coopérative, qui a mis sur pied le Plan d’élan de l’Économie sociale et solidaire (ESS) visant à implanter de nouvelles politiques de démocratie économique. Du côté citoyen, une étude réalisée en 2014 par deux coopératives, La Invisible City et LaCol, proposait une stratégie de promotion de l’économie solidaire contenant « 14 mesures pour [consolider] la démocratie économique locale ». Ces coopératives font partie de la Xarxa d’Economia Solidària (XES), un réseau catalan d’économie solidaire très bien implanté et structuré et, surtout, orienté politiquement vers une volonté explicite d’offrir une alternative au capitalisme. Il y a là une double volonté politique, l’État municipal et les citoyens, qui convergent vers une démocratisation radicale de l’économie. 

En 2016, on lance la proposition de créer quinze Ateneus Cooperatius (ateliers coopératifs) à travers la Catalogne, soit des espaces de rencontres dédiés à la coopération, à l’apprentissage et à la réflexion collective en vue de la transformation socio-économique. Ces ateliers sont financés publiquement, mais gérés par des réseaux de coopératives locales. Leur ambition est de proposer « de nouvelles politiques socio-économiques qui abandonnent la promotion du capitalisme et sont basées sur le nouveau paradigme de l’accord public-coopératif-communauté » (site web Coópolis, 2020) – des politiques devant être implantées par des infrastructures publiques, autogérées par la communauté et faisant la promotion d’initiatives sociales et solidaires. Cela a notamment pour but de créer un réseau solidaire de coopératives, ainsi que des formations et des programmes techniques, afin d’éduquer les citoyens à générer le changement social, politique, économique, environnemental et culturel dans leur quartier. 

C’est ainsi que Coópolis voit le jour : une association incubatrice de coopératives, formée par une douzaine de coopératives du quartier La Bordeta à Barcelone. Coópolis a été créée et a pris pied à Can Batlló, un énorme bâtiment accueillant une multitude de projets de coopération citoyenne, telle qu’une librairie populaire, un auditorium pour des cours et des conférences, un centre de documentation, des espaces de rencontres, un bistro coop, des jardins communautaires, des ateliers de réparation, de construction d’infrastructure de bâtiment, sur la mobilité, etc. Tous ces projets ont pour ambition de renforcer le tissu social et communautaire du quartier à travers des initiatives socio-économiques ancrées sur l’autogouvernement et une « approche transformatrice de l’économie sociale et solidaire » (site web Can Batlló, 2020). Coópolis représente un des projets bien établis de Can Batlló ayant pour objectif de promouvoir l’intercoopération en créant un écosystème d’activités socio-économiques et éducatives et en générant des emplois coopératifs à impact social et environnemental. Bref, ce sont tous des projets collectifs, politiques, anticapitalistes, issus des habitants du quartier, inspirés des communs, soutenus par la ville, et mobilisant les outils traditionnels de l’économie sociale et solidaire : les contours d’une économie des communs. 

Can Batlló et Coópolis représentent de nouvelles formes de coopération entre l’État municipal et la société civile dans lesquelles cette dernière se voit octroyer beaucoup plus de pouvoir pour s’autogouverner. Il ne s’agit pas d’un État minimal néolibéral, mais bien de nouvelles institutions publiques dont le rôle principal est de financer et de faciliter la participation citoyenne à la res publica et à la res communia. Barcelone compte actuellement plus de 180 lieux semblables à Can Batlló. En résumé, au lieu de concevoir l’économie sociale et solidaire comme un « tiers secteur » de l’économie, on propose de la repolitiser par les pratiques et le principe des communs. 

Ceci dit, il est essentiel de souligner qu’une économie des communs ne peut pas se limiter à la création de nouvelles relations socio-économiques dans les seules sphères de la production, de la consommation et des services. Elle doit être pensée en termes de création de ce que Rahel Jaeggi (2015) appelle des « formes de vie », à savoir des formes d’existence qui engagent la totalité de l’être dans ses dimensions socio-anthropologique, politique, et économique. Cela veut dire que les communs doivent impérativement être conçus en intégrant la sphère de la reproduction sociale avec un souci particulier pour les relations de care, ce qui nécessite du même coup une réflexion sur les enjeux de race. Enfin, pour des raisons environnementales évidentes, une économie des communs doit sortir définitivement du modèle productiviste dans lequel est demeuré le mouvement coopératiste aux 19e et 20e siècles. 

Suivant Dardot et Laval, « [l]a politique du commun renoue incontestablement avec certains aspects du socialisme associationniste du 19e siècle ou du communisme des conseils au 20e siècle. Mais elle ne peut plus se penser dans les cadres artisanaux de l’association ni dans le contexte industriel des conseils ouvriers. Elle concerne toutes les sphères sociales, pas seulement les activités politiques, au sens parlementaire et partiaire du terme, et pas non plus les seules activités économiques. […] Une telle politique du commun n’est pas réservée uniquement à de petites unités de travail et de vie séparées les unes des autres. Elle doit traverser tous les niveaux de l’espace social, depuis le local jusqu’au mondial en passant par le national » (2014 : 460). C’est en ce sens que l’une des tâches centrales consiste à créer des « systèmes de communs » (De Angelis, 2017), à savoir différents niveaux et échelles d’intercoopération et d’interdépendance entre différentes communautés organisées autour des communs, ce qui pourrait ressembler à des « Républiques communales » (Durand Folco, 2017). Ces républiques prendraient des formes politiques variées, adaptées aux contextes locaux, et pourraient ressembler à des fédérations de municipalités reliées par des assemblées générales et délimitées territorialement par des ancrages culturels nationaux qui s’autogouverneraient sur la base d’économies des communs.  

Ce type d’appel à construire ou à consolider de nouvelles formes d’institutions, de production et de reproduction, de manière de se gouverner, de rapport au monde et de relations avec autrui est d’autant plus urgent dans le contexte de pandémie. Devant les multiples crises actuelles, soit nous n’avons rien à proposer pour remplacer la forme sociale capitaliste, engendrant des réactions de peur, de repli sur soi, de continuité de l’exploitation et de la répression, soit nous avançons des modèles de civilisation plus justes, égalitaires, solidaires et durables. Cette croisée des chemins représente peut-être un moment historique des plus décisifs depuis l’avènement du capitalisme. 

 

Dan Furukawa Marques est professeur adjoint au Département de sociologie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire Alban D’Amours en sociologie de la coopération 

 

Références

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Borrits, Benoît, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018. 

Borrits, Benoît, Coopératives contre capitalisme, Paris, Éditions Syllepse, 2015.

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Dardot, Pierre et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

Draperi, Jean-François, « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », Vie Économique, 3(4), 2012 : 1-10.

Durand, Cédric, « Cédric Durand : l’enjeu de cette crise est de planifier la mutation de l’économie », Entretien accordé à Médiapart, 3 avril 2020. 

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Wright, Chris, Worker Cooperatives and Revolution : History and Possibilities in the United States, St. Petersburg, Booklocker, 2014.

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