Les six principes d’une économie de la limite

Par Éric Pineault 

La croissance d’une société capitaliste a plusieurs significations et manifestations. La croissance désigne d’abord le processus d’expansion économique que mesure et capture le Produit Intérieur Brut (PIB), mais elle est également un phénomène matériel, biophysique et écologique. Elle désigne dès lors le flux de matière, d’énergie et d’activité vivante que mobilise une société dans la reproduction de ses relations de production et de consommation, soit son métabolisme. La croissance est finalement une idée, un puissant idéologème si central à la culture et au langage de la société capitaliste et de la modernité que sa fin est difficile à imaginer. Aujourd’hui, pourtant, envisager cette fin est non seulement possible, mais nécessaire.

Plus qu’un spectre qui hante la société capitaliste, la fin de la croissance est un impératif écologique qui définit notre temps. Impératif exigeant, car en finir avec la croissance implique de démanteler le capitalisme, son économie, ses rapports sociaux, sa culture ainsi que le monde matériel qui nous entoure et que nous devons à son mode de développement. Impératif exigeant, car les mouvements sociaux et politiques qui ont tenté ou souhaité un dépassement du capitalisme en Occident au cours du dernier siècle ont tous, ou presque, également lutté pour une continuation, voire même une accélération de la croissance. Sortir du capitalisme, oui, mais en prolongeant sous une forme socialisée et dirigée sa logique expansionniste que l’on juge progressiste. Difficile donc d’imaginer un dépassement du capitalisme qui rompt avec la trajectoire matérielle de cette économie.

C’est là qu’intervient la décroissance comme mouvement social, de pensée et de recherche (Latouche, 2006; Kallis, 2019; Abraham, 2019). La décroissance, c’est un mot forgé pour briser la puissance de l’idéologème de la croissance qui lie dans les sociétés contemporaines progrès, expansion et émancipation en une structure téléologique, c’est-à-dire une manière particulière pour ces sociétés de comprendre leur histoire et de se projeter dans l’avenir.

 

La croissance, entre imaginaire et PIB

En effet, la croissance comme imaginaire explique d’où l’on vient et où l’on va d’une manière qui articule temps et progrès à la logique expansionniste du capital. Où étions-nous « avant »? Dans un état de survivance misérable caractérisé par la disette, la précarité et le manque. Où allons-nous? Vers une société d’abondance où tous les obstacles et les limites matérielles à l’émancipation individuelle et collective auront été levés par le développement de la technique et de relations sociales plus transparentes. La croissance, même capitaliste, demeure de ce point de vue progressiste. Son ralentissement ou son arrêt est signe de régression sociale et économique. Mieux vaut risquer l’extinction en misant sur un éventuel miracle technologique pour résoudre les contradictions écologiques du capitalisme avancé que de s’imposer la voie de la « survivance ». C’est précisément cet imaginaire que la décroissance cherche à briser, en premier lieu en examinant d’un œil critique la croissance économique elle-même.

La croissance économique telle que nous la discutons à travers des mesures de comptabilité nationale comme le PIB est une représentation du capitalisme qui se constitue au début du XXe siècle. Le PIB représente le capitalisme comme une économie monétaire de production ayant une grandeur mesurable et objective à l’échelle nationale. La croissance, c’est ainsi une quantité de biens et services produits, consommés et accumulés en stocks et en investissements sous la forme de capital fixe tangible (machine, bâtiments) et intangible (brevets, marque de commerce et autres formes de propriété intellectuelle). Cette activité dans l’économie monétaire de production génère évidemment de l’emploi et des revenus monétaires sous la forme de salaires, mais rémunère également la propriété capitaliste sous la forme de profits, de dividendes et d’intérêts et fait l’objet d’une capture étatique partielle par l’impôt et les taxes. Le taux de croissance, exprimé en un simple pourcentage, représente l’intensité de ce processus expansif. C’est un trait fascinant de la société capitaliste que cette mesure ait une existence entièrement naturalisée; la croissance est l’état normal de l’économie et un seul chiffre exprime et résume la myriade de processus sociaux et de relations matérielles et écologiques sur laquelle repose la croissance du PIB.

Cette croissance économique est une instance centrale et essentielle de régulation des contradictions internes des sociétés capitalistes avancées. Construit sur l’accumulation par l’exploitation du travail, le capitalisme avancé est stabilisé par la croissance. Les salaires peuvent alors progresser en tandem avec les profits, le plein emploi s’adosse à l’investissement soutenu, le conflit de classe lié au rapport social d’exploitation s’atténue et sa gestion devient possible sous la forme d’un compromis entre capital et travail sous la gouverne de l’État interventionniste.

 

Les limites biophysiques

Jusqu’à maintenant, la croissance est apparue comme un phénomène essentiellement monétaire et marchand, une manière d’organiser la distribution des droits monétaires sur la richesse sociale et de mobiliser le travail nécessaire à la production de cette richesse. Mais la croissance est aussi – et même surtout – une réalité matérielle. De ce point de vue, la croissance peut être mesurée comme l’expansion ou l’augmentation du flux d’énergie et de matière inhérente à la reproduction de l’économie monétaire de production de la société capitaliste. C’est ce que capture et exprime la notion de « métabolisme social » telle que théorisée par l’écologie sociale et l’économie écologique. Le processus économique des sociétés repose sur un ensemble d’articulations et de liens d’interdépendance entre des relations sociales et des relations biophysiques. Le capitalisme n’échappe pas à ce principe fondamental; il a une écologie et son métabolisme social est entièrement façonné par son impératif de croissance.

Et quand l’on tient compte des effets écologiques de l’expansion du flux métabolique, c’est-à-dire de l’impact des activités économiques (extraction, production, consommation, gestion des déchets, émissions et résidus) sur les écosystèmes et les cycles biogéochimiques, cela met en évidence le fait que l’économie est fondamentalement confrontée à des limites biophysiques. De ce point de vue, les contradictions écologiques des sociétés capitalistes et de leur croissance apparaissent comme des problèmes d’ordre existentiel non seulement pour le capitalisme, mais aussi pour la survie des êtres humains et des êtres vivants non-humains qui peuplent notre monde. Il semble peu probable que, dans ce monde plus chaud, instable, marin, aride et pauvre en espèces animales et végétales, nos civilisations puissent survivre.

Il faut donc impérativement envisager une diminution et une décélération drastique du métabolisme des sociétés actuelles, ce qui veut dire rompre avec la croissance. Cela implique une décroissance de la taille de l’économie monétaire de production, tant des actifs capitalisés (ce qu’elle produit comme richesse) que des revenus qu’elle génère et des activités (travail, consommation) qu’elle mobilise. Or, ralentir ou faire décroître une économie capitaliste, à l’extérieur d’une crise majeure, est impossible aussi bien sur le plan des imaginaires et de la culture que dans le contexte politique et social actuel. C’est ce qu’on peut appeler l’antinomie des sociétés de croissance.

 

Les antinomies de la croissance et ses oxymores

Les sociétés capitalistes avancées sont confrontées à des contradictions socio-écologiques et biophysiques. Si ces sociétés maintiennent leur rythme de croissance et dépasse les limites écologiques, l’extinction du genre humain devient une possibilité. Il est su et démontré que, sur le plan biophysique, le métabolisme des sociétés capitalistes doit sévèrement décroître. Pourtant, ces mêmes sociétés ont besoin de croissance et d’expansion pour maintenir leur stabilité économique, politique et culturelle. Et plus une société capitaliste est contrainte par des contradictions et rencontre des obstacles à son développement, plus la croissance économique sera considérée comme une solution par les différentes classes ainsi que par l’État. Tant les classes dominantes que dominées convergeront spontanément vers elle. Alors que les contradictions et limites écologiques se présenteront, du point de vue de l’existence des êtres humains et du vivant en général, comme des barrières infranchissables par la croissance, la sphère politique sera occupée à définir la nature, la direction et les retombées d’une expansion économique considérée comme salvatrice. L’impossibilité écologique et biophysique se heurte alors l’impossibilité sociale et idéologique de penser une transition qui sort du cadre de la croissance.

C’est de cette antinomie que sont nés les oxymores qui ont neutralisé la radicalité du projet écologiste depuis les années 1970, comme le développement durable, la croissance verte ou viable, l’économie verte et/ou l’économie circulaire. Ces propositions ont toutes pour principal défaut d’assimiler le processus de transition à celui de l’expansion de certains secteurs et de certaines pratiques économiques; la transition est conçue comme autant d’occasions d’affaires et d’investissements, d’emplois à créer, d’industries à soutenir et d’habitudes de consommation à encourager. Bref, ces perspectives inscrivent la transition dans la logique de croissance et d’accumulation qui a moulé les institutions et rapports sociaux qui prédominent dans notre économie. C’est précisément cette familiarité rassurante qui condamne à la marginalité les options qui ont comme point de départ la reconnaissance des limites biophysiques des activités humaines et comme point d’arrivée la décroissance. Du point de vue de la culture économique dominante, choisir les limites, c’est choisir de sacrifier le progrès et les vertus stabilisatrices de la croissance.

L’effet politique de l’antinomie de la croissance est ce double piège qui guette les mouvements écologistes et de justice climatique : l’assimilation au capitalisme ou la marginalisation. Dans les deux cas, le projet de transition vers une société et une économie qui reconnaît les limites biophysiques et écologiques est neutralisé. Ce dilemme est celui auquel fait face actuellement les groupes qui luttent pour que le Québec s’engage dans une transition socio-écologique profonde, notamment le Front commun pour la transition énergétique et sa feuille de route Québec ZéN (zéro émission nette).

Soulever l’importance de l’antinomie de la société de croissance n’a pas pour objectif d’en faire une fatalité à laquelle nous serions condamnés et devant laquelle nous devrions nous plier. Au contraire, c’est pour mieux en comprendre les ressorts afin d’agir sur elle de manière révolutionnaire. Révolutionnaire dans le sens précis que donne à ce mot le philosophe Alain Deneault dans plusieurs de ses écrits, c’est-à-dire une structure sociale qui est révolue, une idée ou idéologie qui a fait son temps.

Pour briser l’emprise de l’imaginaire et des institutions de la croissance, nous proposons ici – très modestement – six principes d’une économie de la limite permettant de guider une transition socio-écologique post-croissance. Il s’agit d’une transition dans le sens de changement social majeur au sein des sociétés actuelles amorcé sans attendre leur effondrement ou la manifestation d’une crise structurelle aiguë. Ensemble, ces principes délimitent un espace conceptuel, un imaginaire où il est possible de penser et de construire des institutions économiques qui soient compatibles avec l’impératif des limites biophysiques, mais qui soient également vecteurs d’émancipation sociale.

 

Principe 1 : autolimitation écologique du métabolisme social

Une fois que nous acceptons que tout processus économique est également un processus biophysique; que toute production et consommation est une transformation matérielle qui requiert la mise au travail de corps humains et non-humains ainsi que le travail de sources d’énergie; et que ces transformations ont des effets biophysiques inéluctables et irréversibles, se pose alors la question des limites écologiques du métabolisme social.

Une erreur serait de penser ces limites comme des contraintes objectives que la nature ou la planète impose à nos activités. La nature n’impose pas de limites à nos actions; les écosystèmes et les cycles biogéochimiques de la Terre réagissent à nos actions. Ces réactions biophysiques pourraient, à force de traverser des seuils et par effet cumulatif, transformer la planète au point où elle serait méconnaissable et certainement inhabitable par des sociétés complexes. Comme le soutient Giorgos Kallis, qui reprend dans son ouvrage récent Limits un concept de Castoriadis (Kallis, 2019), la transition ne doit pas chercher à s’orienter en fonction de limites externes aux sociétés; elle doit plutôt reposer sur un principe d’autolimitation de notre agir collectif. Attendre que la nature limite notre métabolisme, c’est attendre que les changements climatiques causent encore plus de famines, de feux et d’inondations. Mais en aucun cas le système climatique ou le cycle du carbone ne peut limiter nos émissions de GES pour maintenir la composition de l’atmosphère dans un intervalle qui rend possible l’existence des biomes que nous connaissons et des saisons qui nous sont familières. Ce monde qui est le nôtre, qui a vu émerger nos cultures et sociétés, il faut le vouloir, car son existence n’est pas garantie.

Ce qui doit faire l’objet d’une autolimitation, ce n’est plus tel processus extractif ou telle technologie agricole, l’usage de tel produit chimique ou l’extraction de telle substance de la terre, c’est le métabolisme de la société comme une totalité. Ce n’est pas tant que nous devons cesser de croître, nous sommes confrontés à un choix beaucoup plus radical : réduire la grandeur de notre métabolisme. Cela signifie s’engager dans une descente planifiée de l’intensité biophysique de nos économies, c’est-à-dire réduire en termes absolus la quantité de matière et d’énergie qui traverse l’économie (flux) et s’y accumule (les stocks) et réduire l’empreinte écologique de notre métabolisme en transformant nos interactions avec les écosystèmes et les autres êtres vivants.

Pour que le principe d’autolimitation remplace celui de l’expansion et de l’accumulation, il faut revoir le cœur de notre représentation de ce qui est économique et des institutions qui en découlent. La modernité et le capitalisme ont resserré la définition du processus économique autour d’une sphère précise : l’économie monétaire de production, celle précisément que mesure et capture le PIB. Et ce sont ses institutions (la monnaie, le marché, l’entreprise, le travail, le capital) qui gouvernent actuellement notre société et son métabolisme. Reconnaissons d’abord que la nature, les écosystèmes et les autres êtres vivants produisent de la richesse et reproduisent les conditions écologiques d’existence de la société. Toute une littérature dans le domaine de la biologie capture ce travail de production et de reproduction par le biais de la notion de « biens et services écosystémiques », qui vont de la pollinisation à la régulation du cycle de l’eau duquel dépendent nos aqueducs et systèmes d’évacuation des eaux usées. À l’instar de Alain Denault, nommons cette sphère l’économie de la nature (Deneault, 2019).

À cela s’ajoute la sphère où nous produisons de la richesse sociale et des biens et services essentiels et où nous reproduisons quotidiennement la société par les activités de care, du travail largement invisible, et la mobilisation des communs. L’économie féministe documente et étudie depuis des décennies les tensions et interdépendances entre la sphère de la reproduction et de la production vernaculaire, puis celle de l’économie formelle dominée par la logique capitaliste. Une nouvelle représentation du processus économique et de la richesse sociale, qui est à la fois post-croissance et post-capitaliste, reconnaît qu’à côté de l’économie monétaire de production existe ces deux autres sphères économiques : l’économie de la nature et l’économie de production vernaculaire de care et de commun. L’une existe comme borne et limite externe à l’expansion de l’économie monétaire de production; l’autre existe comme limite et borne interne à son expansion dans la société.

Le changement de régime métabolique qu’implique la transition écologique n’est donc pas uniquement une transformation quantitative, une réduction de la taille de l’économie monétaire de production; elle est également une transformation qualitative, un rééquilibrage entre trois sphères économiques interdépendantes et entrelacées, soit la nature, la sphère monétaire et les activités vernaculaires. L’économie monétaire de production peut survivre à la fin du capitalisme, mais uniquement si son développement est gouverné par des institutions qui incarnent cette logique d’autolimitation et de complémentarité avec les deux autres sphères économiques. C’est ce que nous allons explorer avec les principes suivants.

 

Principe 2 : désamorcer les moteurs et verrous de la croissance

Pour faire la transition vers une économie post-croissance, un premier chantier de transformation concerne les institutions qui régissent les relations au cœur de l’économie monétaire : la propriété productive et le produit social, soit la forme entreprise et la forme que prennent les biens et services qui circulent dans cette économie, la marchandise. Il faut privilégier l’émergence de formes dont l’existence ne repose pas sur le principe expansif d’accumulation privée ou étatisée et marginaliser, voire abolir progressivement les formes qui renforcent les logiques expansives.

Traditionnellement, la critique de l’économie capitaliste s’en tient à une opposition entre le marché et la planification étatique de la production, entre la propriété privée des actifs productifs et leur propriété collective et étatique, entre la forme valeur d’échange et la forme valeur d’usage du produit social. La décroissance, bien qu’elle reconnaisse l’importance décisive de la planification économique pour opérer la transition (sous la forme d’une planification décentralisée et démocratique), n’aborde pas les contradictions du capitalisme à l’intérieur de l’opposition Marché-État. Ainsi, un marché réglementé et limité est tout à fait compatible avec une économie post-croissance. En ce qui a trait à la propriété, il faut soutenir le développement de formes qui reposent sur la reconnaissance d’un droit d’usage limité plutôt que d’un droit de disposition et d’aliénation absolue, qu’il soit public ou privé. Le droit moderne recèle des ressources pour instituer de telles règles d’usage, mais il est également possible d’intégrer dans ce processus d’institutionnalisation des pratiques et des principes d’usage issus des cultures autochtones.

Plus les rapports de propriété concernent des moyens de production qui sont névralgiques à la reproduction de la société, plus l’institution qui régit ces rapports doit répondre au double critère de contrôle social et de limitation de la puissance de l’organe qui exerce ce contrôle. Le même principe s’applique aux droits qui s’exercent sur la terre et le vivant. Dans de tels cas, il faut tendre vers l’élaboration d’institutions régies par le principe du « commun », comme par exemple la fiducie d’utilité sociale. Il existe aussi d’autres innovations institutionnelles qui émergent de l’économie sociale, telles que des règles qui distribuent le contrôle de la propriété et l’usage de ressources entre producteurs et consommateurs, comme dans le cas de la coopérative de solidarité. Dans la mesure où elle fait l’objet d’un contrôle démocratique et respecte le principe de limitation de puissance, la propriété publique demeure aussi un instrument légitime et utile, en particulier quand elle s’inscrit dans une logique de proximité et de décentralisation. Finalement, la propriété individuelle limitée continuera sans doute à jouer un rôle dans l’économie post-croissance dans la mesure où elle devra obéir aussi aux règles établies plus haut et où elle permettra une extension de la capacité d’agir de l’individu sans limiter la capacité d’agir d’autrui.

Les principes et les règles que nous venons d’énoncer ont un impact sur les formes que peut prendre l’entreprise dans une économie en transition. Il faut défaire le verrou que constitue l’impératif d’accumulation et de croissance qui définit la forme capitaliste de l’entreprise et favoriser les formes de l’entreprise basées sur les principes suivants : autolimitation écologique et sociale; redevabilité démocratique et locale; gestion démocratique. Devra être abolie l’entreprise incorporée à but lucratif, dont le principe même est l’expansion infinie et la coupure avec la société. Devront être soutenues les formes d’entreprises collectives préconisées par l’économie sociale et solidaire.

Principe 3 : revoir l’équilibre entre « production » et « reproduction »

Il s’agit ici de revoir la division entre ce qui relève du travail de « l’économie formelle », sphère productive actuellement dominée par les hommes, et du travail invisible de « la reproduction sociale » (travail ménager, soins, éducation des enfants, sphère informelle), majoritairement effectué par les femmes. Plus fondamentalement, il s’agit de casser les ressorts qui caractérisent la dynamique expansive de l’économie monétaire de production, fût-elle socialisée. Il faut remettre en question la quête perpétuelle des gains de productivité, surtout lorsqu’ils se font au détriment de la capacité de reproductivité des individus, des communautés et des écosystèmes. Il faut au contraire renforcer la résilience en renforçant la reproductivité. Concrètement, cela se traduit par une valorisation du travail de reproduction sociale et des activités ordinaires (souvent informelles et non rémunérées) par un transfert du temps de travail formel vers la sphère vernaculaire. Ensuite, il s’agit de développer par des investissements significatifs des infrastructures sociales et productives « communes », que celles-ci soient tangibles (bâtiments, outils, moyens de transport, de récréation et de production culturelle) ou intangibles (telles que les savoirs vernaculaires, le care et les capacités de coordination). 

Cette reconfiguration vise d’abord à revaloriser l’économie vernaculaire et de care et à appuyer sa croissance au détriment de l’économie monétaire de production. L’objectif est de réduire la distance entre production et consommation et de favoriser l’émergence d’activités et de savoirs visant le dépassement de cette division. Ce rééquilibrage cherche également à briser les stéréotypes et rapports de pouvoir de genre présents dans la sphère ordinaire ou reproductive. L’économie sociale a un rôle central à jouer en favorisant la mise en place de « communs de reproduction sociale » sur lesquels reposera le développement de cette sphère selon le principe de justice.

Principe 4 : circularité élargie

Non seulement la transition exige-t-elle que l’on désamorce les moteurs d’expansion capitaliste et que l’on rééquilibre la répartition des activités entre les sphères productive et reproductives, mais elle implique également une diminution importante de l’intensité matérielle et énergétique de notre société. Cela signifie sortir de l’économie linéaire (extraction, production, consommation, déchets), c’est-à-dire « délinéariser » notre métabolisme. Le développement de circuits courts et d’une sphère reproductive robuste et dynamique, qui casse la séparation entre production et consommation, contribue déjà grandement à cette délinéarisation. Mais les activités de production et de consommation qui demeurent dépendantes de l’économie monétaire doivent s’inscrire dans la double logique du circuit court et de la circularité élargie. La circularité élargie, c’est plus que le recyclage des éléments et des matériaux qui circulent dans l’économie formelle, c’est plus que de faire des déchets industriels des uns la matière première des autres. Il s’agit d’ancrer nos flux de matière et d’énergie dans la capacité de charge des écosystèmes et des cycles biogéochimiques de manière à contribuer à leur régénérescence et à leur foisonnement. Contrairement à la circularité du point de vue de l’écologie industrielle qui tente à tout prix d’isoler les processus économiques de la nature, il faut plutôt augmenter leur ancrage et leur dépendance sur des processus biophysiques; travailler avec l’économie de la nature, pas contre. Du point de vue de la post-croissance, il faut que la nature « travaille » plus pour nous en tant qu’espèce vivante, mais que ce travail renforce la résilience des écosystèmes et de la biodiversité.

Principe 5 : justice écologique élargie

La transition doit être juste, certes, mais à partir de quel(s) critère(s) de justice? Une définition étroite de la transition juste véhiculée par certains acteurs et organisations du monde du travail réduit la justice à la question du maintien de l’emploi et des revenus du travail, voire à une réduction des inégalités de revenus. Le problème de cette conception étroite est qu’elle reproduit les inégalités entre les peuples, les genres et les différentes parties du globe. Elle préconise des formes d’emploi qui dépendent d’une économie formelle linéarisée et de circuits longs. Elle tente de relancer un mode de vie basé sur la surconsommation des biens et services que produit cette économie.

Nous avons déjà vu au principe 3 que la transition implique de surmonter les inégalités de genre et au point 4 nous avons abordé l’équité envers les autres formes de vie, incluant la prise en compte des écosystèmes. À cela s’ajoute le critère d’une justice écologique élargie qui embrasse l’humanité entière, ce qui implique une solidarité envers les pays du Sud et les Premières Nations. Ce critère est important pour freiner le processus d’externalisation des contraintes environnementales vers ces communautés et leurs territoires. Mais il faut aller plus loin. Il faut envisager cette justice non seulement de manière préventive, mais réparatrice. Cela implique d’envisager la transition comme une transformation métabolique de « contraction et convergence » : contraction de l’intensité matérielle et biophysique dans les pays du Nord dans une optique de convergence vers une échelle moyenne optimale. Finalement, cela va sans dire que ce critère de justice doit être intergénérationnel.

 

Principe 6 : transition démocratique et émancipatrice

La mise en œuvre de la transition doit se traduire par un approfondissement démocratique. Cela implique de renforcer l’autonomie des collectivités, d’instituer des mécanismes et des espaces pour encadrer le changement par des processus délibératifs et d’amorcer la transition du bas vers le haut. La perspective d’autolimitation sociale sur laquelle repose la vision d’une société post-croissance implique le développement de collectivités où la vie démocratique est profonde, intense et où son emprise sur la vie économique par la planification est légitime. Mais il faut également que la transition soit un mouvement qui renforce la capacité d’agir des individus dans les sphères politique, économique et vernaculaire. Cela implique d’être attentif aux rapports de pouvoir illégitimes qui privent les personnes de capacité d’agir et limitent leur capacité d’expression de soi. La transition ne peut pas émanciper l’humanité des contraintes biophysiques qui pèsent sur tout être vivant – elle n’est pas une émancipation matérielle de l’obligation de produire pour exister –, mais elle doit être un vecteur d’émancipation sociale et politique.

 

*Une partie de ce texte a d’abord été présenté dans un séminaire midi au TIESS à l’automne 2019 et fait l’objet d’une publication sur son blogue : https://tiess.ca/le-role-de-leconomie-sociale-dans-la-transition-vers-lapres-croissance/.

 

Éric Pineault est professeur à l’Institut des sciences de l’environnement et au département de sociologie de l’UQAM. Il est membre de la chaire de recherche UQAM sur la transition écologique.

 

Références

Abraham, Yves-Marie. 2019. Guérir du Mal de l’infini. Montréal : Écosociété.

D’Alisa, Giacomo, Frederico Demaria et Giorgos Kallis. 2015. Décroissance, vocabulaire pour une nouvelle ère. Montréal : Écosociété.

Angus, Ian. 2016. Face à l’anthropocène. Montréal : Écosociété.
Brand, Ulrich et Markus Wissen. 2017. « The Imperial Mode of Living ». dans Spash, C. (ed.) The Routledge Handbook of Ecological Economics: Nature and Society, London : Routledge. 152-161.

Deneault, Alain. 2019. L’économie de la nature. Montréal : Lux.

Kallis, Giorgos. 2019. Limits. Palo Alto : Stanford University Press.

Latouche, Serge. 2006. Le parti de la décroissance. Paris : Fayard.

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