L’ordre mondial dans un monde post-croissance devra être décolonial

Par Maïka Sondarjee

Le travail productif et reproductif des populations du Sud global soutient le capitalisme mondialisé. L’exploitation par les emplois sous-rémunérés et fragiles, la dépossession des savoirs et des terres ainsi que l’oppression des femmes et des corps pour la plupart racisés permet l’accumulation de capital dans les mains d’une minorité. La transition hors de ce système fondé sur une croissance infinie doit donc se réfléchir de manière internationale (dans plus d’un pays) et multilatérale (en modifiant l’ordre mondial qui permet ces formes de pouvoir). Ce court article est en grande partie basé sur mon premier essai : Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale (Sondarjee 2020).

Comme l’abordent les autres articles de cette édition, changer les bases d’un système qui fétichise la croissance est essentiel pour la survie à l’anthropocène. Ne serait-ce qu’en raison de la crise climatique, qui est principalement due à cette ère géologique où l’influence de l’être humain sur la biosphère est devenue une force capable de transformer durablement l’écosystème terrestre. Cette transition implique de changer la manière de définir la production, la consommation et la relation de l’humain à la nature. Il s’agit de sortir de l’aliénation provoquée par un certain mode de production et de consommation qui nous condamne à un mode de vie prédéterminé par l’impératif du « toujours plus ».

Le problème qui sera mis en lumière dans cet article est qu’un système post-capitaliste et post-croissance n’implique pas nécessairement une plus grande solidarité entre les nations du Nord et du Sud global. Toutefois, pour qu’une société post-croissance soit désirable, viable et faisable, il faut respecter les limites naturelles posées par l’environnement tout en organisant de manière juste un nouvel ordre politique international. Une société post-croissance se fera donc en alliant des alternatives locales et une vision globale, laquelle devra se baser sur des idéaux décoloniaux et féministes.

 

Ordre mondial institutionnalisé

L’ordre mondial institutionnalisé est plus qu’un simple système d’intégration des économies capitalistes : il relève d’un réseau globalisé et institutionnalisé de pouvoir appuyé par des normes, des accords et des traités économiques et politiques. Il est favorisé par une homogénéisation d’un certain mode de production. Il implique aussi des relations sociales basées sur la racialisation, le genre et une variété d’autres systèmes d’exploitation ou d’oppression (les capacités, la citoyenneté, l’altérité religieuse, etc.). Cet ordre mondial repose entre autres sur le travail des femmes des différents pays du Sud et sur un racisme systémique, notamment environnemental. L’institutionnalisation de l’ordre mondial relève donc d’une configuration sociale plus large qui repose sur les entrelacements de toutes ces sphères et implique une relation de domination de l’humain sur la nature.

Les bases de cet ordre basé sur la croissance infinie n’ont pas été posées par le capitalisme, mais avec la colonisation. La conquête des empires aztèque et inca en Amérique latine a notamment permis aux Européens d’accumuler et de stocker de l’or et diverses matières premières, ce qui a ainsi permis une révolution industrielle en Europe. Au même moment débutait la traite d’esclaves d’Afrique subsaharienne. La rentabilité des plantations du Sud des États-Unis, basée sur le travail d’esclaves africains, a permis l’accumulation de capital entre les mains d’une minorité d’exploitants d’origine européenne, et ce, au prix d’une déstabilisation des pays africains. En étant privés de travailleurs et travailleuses potentiels, les pays nouvellement formés d’Afrique ont subi une déstabilisation sécuritaire, car la traite illégale d’êtres humains initiée par des Européens a créé et militarisé un système d’élites locales. La vision eurocentrique de l’Histoire tend à oublier ces données historiques et à considérer les inégalités entre nations comme inévitables ou basées sur des facteurs nationaux (productivité ou exploitation des travailleurs locaux).

L’exploitation des nations du Sud global perdure à ce jour. Les pratiques quotidiennes d’individus, de gouvernements et de compagnies perpétuent cette exploitation. L’économiste Jayati Ghosh (2015) définit différents aspects de ce « prochain impérialisme ». Premièrement, la signature de traités économiques bilatéraux et régionaux qui imposent des conditions économiques désavantageuses pour les pays du Sud global participe à l’augmentation des inégalités entre les régions du monde. L’Accord sur l’agriculture signé par l’Organisation mondiale du commerce, par exemple, contient des clauses qui permettent aux pays industrialisés de subventionner leurs producteurs agricoles, mais empêchent les pays du Sud d’en faire autant. Deuxièmement, les services des dettes internationales donnent un pouvoir indu aux banques privées et aux organisations de développement international sur les pays emprunteurs. Troisièmement, le contrôle sur les droits de propriété intellectuelle par les compagnies du Nord empêche les pays du Sud global de dépasser un certain seuil de développement, notamment en ce qui a trait aux technologies industrielles, aux semences et aux médicaments. Quatrièmement, les propriétaires et actionnaires de multinationales possèdent un pouvoir abusif sur les décisions internes des gouvernements du Sud global. En brandissant la menace de ne pas investir ou de retirer leurs investissements, les compagnies imposent aux gouvernements de baisser les taxes, de leur vendre des terres au rabais et de limiter les droits des travailleuses et travailleurs.

 

Racisme et sexisme systémique

L’ordre mondial institutionnalisé n’est pas qu’économique; il relève également d’un racisme systémique, soit une série de pratiques et de règles qui soutiennent une hiérarchie et un système de privilèges et d’inégalités. Et rien n’assure que ces relations de colonialité disparaîtront dans un monde post-croissance. En bref, le racisme systémique global représente l’aspect mondial d’un système qui « perpétue des pratiques et des politiques qui excluent et marginalisent » au niveau national et international (Zaazaa et Nadeau 2019, 15). Alors que ce système se traduit dans les institutions nationales, le discours médiatique, le taux de chômage ou l’accès au logement, il est également globalisé et s’imbrique au néolibéralisme et au patriarcat pour opérer une discrimination systémique des communautés racisées et immigrantes. Ainsi, les populations du Sud, leurs luttes et leurs savoirs sont marginalisés et déconsidérés.

Si le capitalisme a eu besoin de la colonisation et de l’esclavage pour maintenir sa domination, il a aussi eu besoin du travail des femmes, particulièrement celui des femmes du Sud. La division internationale sexuelle du travail permet notamment à des pays occidentaux de gagner beaucoup aux dépens de femmes principalement situées dans des pays du Sud global. En bref, les femmes (surtout dans les pays du Sud) sont cantonnées à des emplois moins bien rémunérés et moins sécuritaires. Les femmes du Sud global sont plus présentes, par exemple, dans les industries du textile, où les conditions de travail sont plus instables et les salaires moins élevés comparativement aux industries de production de télévisions ou de pièces automobiles, qui elles commandent de bien meilleurs salaires.

Bien qu’elles aient aussi accès à un revenu par le biais d’emplois productifs créés par l’investissement étranger, les femmes sont intégrées à l’économie formelle comme travailleuses à bas prix, et ce, à grands risques pour leur santé et leur vie (Falquet 2011). Selon une étude récente, en parallèle à une stagnation relative des salaires, le coût de la vie pour les travailleuses du textile au Bangladesh, par exemple, a augmenté de 85 % entre 2013 et 2018 (Weber-Steinhaus 2019). Les femmes du Sud opèrent également un travail reproductif crucial, notamment en élevant des enfants qui vont éventuellement immigrer au Nord et participer à la vie économique d’autres pays.

Être « contre le capitalisme et la croissance » devrait donc signifier être contre un ordre mondial inéquitable et des normes sociales oppressives et être « pour la transition » devrait inclure une compréhension de la complexité géographique de l’oppression. Il est impératif de réfléchir à la possibilité bien réelle qu’un État ou une communauté en transition post-croissance développe un nouveau système sur les mêmes bases inégalitaires.

 

Ordre mondial et post-croissance

Bien que la mondialisation soit un processus en cours depuis plusieurs décennies, les élites économiques internationales ne cessent de renforcer leur emprise sur la structure de l’ordre international, que ce soit les propriétaires d’entreprises multinationales ou les élites politiques qui leur permettent d’accumuler du capital. Des mesures protectionnistes ou post-croissance adoptées par des gouvernements sociaux-démocrates occidentaux pourraient certes renforcer le pouvoir d’un État face aux multinationales ou à la mondialisation néolibérale et permettre l’émancipation de communautés au niveau national, mais ne pourraient pas contrer de manière efficace les effets multilatéraux de l’ordre mondial institutionnalisé. Même les communautés les plus reculées sont aujourd’hui intégrées dans l’ordre mondial et cette intégration se renforce par des actions constantes d’acteurs comme les compagnies minières (par exemple, par l’extractivisme), la Banque mondiale (par exemple, par l’intégration des communautés au mode de production capitaliste) et les multinationales (par exemple, par l’exploitation des travailleurs et travailleuses du Sud global).

Sortir de l’impératif de la croissance (et du système capitaliste) au niveau global est très complexe, surtout si cette sortie doit se faire dans l’équité et la solidarité avec les nations du Sud global. Puisque ces pays sont historiquement plus victimes de la mondialisation que gagnants, il est du devoir collectif de réfléchir à une transition équitable. Si nous prenons l’exemple de la crise climatique, alors que des pays comme les États-Unis et le Canada consomment largement au-delà des biocapacités de la planète en hectares globaux (en moyenne 5 hag par personne), la plupart des pays du Sud global sont loin derrière (environ 1 hag par personne). Pourtant, on demande aujourd’hui aux pays du Sud – parfois en retard en ce qui concerne l’industrialisation – de se tourner vers des énergies alternatives alors que les populations occidentales continuent de consommer outre mesure. Il faut donc penser en termes de justice environnementale et de politiques différenciées.

Il est crucial de réaliser qu’une société post-croissance ne signifie pas nécessairement la fin du racisme environnemental. Le manque de considération des gouvernements occidentaux pour la santé et l’environnement des communautés racisées et du Sud global risque de perdurer dans un monde post-croissance. Par exemple, par l’envoi par le Canada de tonnes de déchets aux Philippines ou l’enfouissement de contaminants dans des territoires autochtones en Amérique latine.

Le chercheur Razmig Keucheyan (2018) pense que la crise climatique – qu’un système post-croissance ne pourra éviter – creusera encore davantage le fossé entre les riches et les pauvres et le Nord et le Sud. Il met ainsi en lumière les impacts environnementaux négatifs plus importants dans les pays du Sud, à la manière de la chercheuse Laura Pulido (2000) qui a théorisé avant lui la « sédimentation spatiale des inégalités raciales ». Bien que la dimension raciale ne soit pas la seule en jeu, surtout si on ne s’attarde qu’aux intentions des gouvernements ou des compagnies du Nord, considérer le racisme systémique devra faire partie intégrante de la gestion de la crise climatique et d’une transition post-croissance juste. L’indifférence raciste de certains corps n’est pas liée au capitalisme et pourrait perdurer dans une société post-croissance. Par exemple, des recherches ont démontré que lorsque des communautés blanches d’Europe ou d’Amérique du Nord sont victimes d’un ouragan ou d’inondations, les pleurs sont dédoublés ou durent plus longtemps (Urist 2014). 

De plus, même si une grande part de la production énergivore des industries est aujourd’hui concentrée dans les pays du Sud global, elle a pour finalité de satisfaire des idéaux de consommation encouragés par des personnes vivant dans des pays occidentaux. Un idéal de solidarité Nord-Sud s’effectuera donc nécessairement par le biais d’une transition vers une société post-croissance, mais pas en refusant une industrialisation et un niveau de vie nécessaire aux pays du Sud global. En bref, certaines nations devront réduire leur production et consommation et décroître la taille de leur économie afin que d’autres puissent accéder au minimum.

Lorsqu’on parle de post-croissance ou de décroissance, on entend monnaies locales complémentaires, agriculture de proximité, systèmes d’entraide locaux ou pouvoir citoyen. Nous devrions aussi entendre établissement de règles multilatérales équitables, d’une responsabilité différenciée selon les pays et d’un nouvel ordre mondial. Pour arriver à un ordre multilatéral post-croissance, des changements majeurs devront s’établir au niveau de l’économie politique, de la création d’organisations internationalistes et de l’adoption de politiques étrangères réellement féministes.

Premièrement, au niveau de l’économie politique internationale, différentes politiques peuvent être mises en place. Par exemple, le problème de l’augmentation des dettes souveraines, particulièrement des dettes illégitimes, est un sujet de plus en plus consensuel au sein de la gauche internationale. Toutefois, leur annulation risque de n’avoir aucun effet à long terme si elle ne s’accompagne pas d’autres mesures multilatérales solidaires. L’Ouganda, par exemple, a bénéficié de réductions de dettes massives dans les années 1990 et 2000, mais la chute subséquente des prix du café l’a empêché d’augmenter ses exportations et d’ainsi maintenir une stabilité économique. La volatilité des prix des matières premières fait peser un risque financier important sur les pays du Sud, qui sont le plus souvent cantonnés à leur rôle de producteurs de matières premières. Il est donc impératif de réguler ce type de fluctuations.

Il faut également adopter des règles de commerce solidaires. Afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre, il est crucial de réduire le flot d’importations, surtout pour les produits agricoles et les biens manufacturiers. La consommation locale est ainsi prônée par beaucoup d’environnementalistes. Toutefois, interrompre drastiquement le commerce international pour favoriser seulement le commerce local est non seulement impossible en raison des habitudes de consommation des populations du Nord, mais irait à contre-courant d’une réelle solidarité internationale. Malheureusement, la colonisation et les agences de développement ont forcé beaucoup d’économies du Sud à adopter un modèle de spécialisation économique basé sur l’exportation de produits primaires, ce qui a freiné la diversification économique de nombreux pays. Alors que plusieurs d’entre eux cherchaient à se diversifier afin de réduire leur dépendance aux exportations dans les années 1970, les programmes d’ajustement structurel des années 1980 les ont obligés à ouvrir leurs frontières aux investissements étrangers et à favoriser la production pour l’exportation. Cela les a aussi forcés à promouvoir une surspécialisation dans une ou deux industries payantes à court terme plutôt qu’à subventionner le développement d’industries diversifiées à long terme. Ce manque de diversification a rendu beaucoup de pays dépendants de la production et de la vente exclusive de matières premières ou de produits agricoles, les rendant ainsi vulnérables aux variations du coût des matières premières ainsi qu’aux aléas et aux goûts changeants des consommateurs du Nord. Cesser toute importation dans les pays du Nord avec des politiques protectionnistes aurait des effets désastreux sur la stabilité des économies des pays du Sud vu l’état actuel des choses. Cela ne signifie pas qu’il faut endosser les politiques de libre-échange, mais plutôt adopter des politiques de commerce international plus équitables.

Deuxièmement, il est temps de dépasser la critique des institutions financières internationales existantes (Banque mondiale, FMI, OMC) afin de penser à des institutions internationales de coopération alternatives. En réponse au sommet du G20 en 2009, Kamalesh Sharma et Abdou Diouf, alors respectivement secrétaires généraux du Commonwealth et de la Francophonie, appelaient à une plus grande solidarité avec ce qu’ils nomment le « G172 ». Ils demandaient notamment aux pays riches d’écouter les points de vue et les aspirations des pays non présents à la table des négociations afin de créer de nouvelles institutions reposant sur « la légitimité, l’égalité et une représentation équitable, la flexibilité, la transparence, l’obligation de rendre compte et l’efficacité ». Ces organisations devraient notamment favoriser les transferts de technologies et de brevets pour des médicaments des compagnies du Nord vers les gouvernements du Sud.

Troisièmement, vu la tendance grandissante à adopter des politiques étrangères féministes, il convient d’établir une vision féministe radicale qui prend en compte toutes les inégalités créées par le système capitaliste racisé. La première politique étrangère féministe a été adoptée en 2014 par la ministre suédoise des Affaires étrangères, Margot Wallström. La politique d’aide internationale canadienne féministe, adoptée en 2017, promet de son côté que, avant 2022, 95 % de l’aide canadienne aura pour but de réduire les inégalités basées sur le genre et de renforcer l’empowerment des femmes et des filles. Pourtant, la politique en question n’a pas encore fait la démonstration d’une vision radicalement différente du genre et du développement. Adopter une vision féministe du multilatéralisme ne se limite pas à l’adoption de politiques étrangères féministes, surtout si celles-ci demeurent floues quant aux manières d’éliminer l’oppression des femmes; il ne s’agit pas simplement de rendre plus douce ou moins visible cette oppression. Comme l’ont argumenté plusieurs chercheuses féministes avant moi, la société est soutenue par le travail du care et le travail reproductif, qui sont de plus en plus effectués par des femmes des pays du Sud. Cette compréhension implique d’adopter une vision féministe de l’économie afin de prendre conscience que modèles obsédés par la croissance économique, tout comme les modèles basés sur la décroissance, ont des effets différenciés selon le genre.

Des politiques multilatérales réellement féministes devraient, d’une part, reconnaître la valeur du travail domestique des femmes et, d’autre part, sortir les femmes de divers pays du Sud de leur obligation de supporter le développement des populations du Nord. Il s’agit éventuellement d’en finir avec la dépendance au travail de care des femmes des divers pays du Sud. Le consensus de Quito, signé le 9 août 2007, est le premier document international reconnaissant la valeur économique et sociale du travail domestique des femmes. Il reconnait aussi l’importance du care comme responsabilité collective tout en soulignant la responsabilité de l’État dans la promotion d’une meilleure division des tâches entre les genres. La prochaine étape serait d’aller plus loin dans le débat public sur l’organisation du travail reproductif et du care, notamment dans ses dimensions locales, nationales et internationales. Il faut également adopter des politiques visant à prévenir la féminisation de la pauvreté – pour que les femmes aient un niveau de vie suffisamment élevé dans leur pays – ainsi que les impacts genrés des crises climatiques et migratoires. La reconnaissance de l’apport des femmes de pays du Sud dans le soutien d’un certain mode de vie du Nord est un premier pas vers une vision réellement internationaliste de la transition économique, politique et environnementale.

 

Conclusion

La transition d’un modèle capitaliste consumériste et productiviste à un système post-croissance ne pourra pas se faire dans un seul pays et devra se faire de manière solidaire. Surtout qu’après avoir exploité des pays pendant des siècles et les avoir forcés à se spécialiser dans des produits d’agriculture de base, cesser le commerce extérieur afin de favoriser uniquement la production locale risque de détruire leur économie. Il faut être conscient de ce risque dans la promotion d’une alternative qu’on dit émancipatrice. En bref, il faut se demander : émancipatrice pour qui?

D’un côté, il serait injuste de demander à des pays que le Nord a exploités depuis des décennies de faire un effort similaire en termes absolus pour passer à un système post-croissance. L’industrialisation (et dans une certaine mesure, la croissance) est parfois un mal nécessaire pour atteindre un niveau de vie moyen ainsi qu’un accès plus universel à un système de santé et d’éducation, à un niveau de stabilité sécuritaire et aux droits et libertés fondamentales. Mais à l’heure actuelle, le modèle post-croissance et ses principaux défenseurs (au masculin, car la grande majorité sont des hommes) pensent l’émancipation depuis des pays occidentaux et souvent pour des sociétés et un ordre mondial où les femmes opèrent encore une grande partie du travail reproductif. Leur positionalité dans le développement de ce modèle alternatif n’est pas anodine.

D’un autre côté, il n’y a pas de garantie qu’un système post-croissance serait basé sur un système plus égalitaire entre les nations du Nord et du Sud global. Dans ce nouveau monde, nous pourrions toujours considérer les corps racisés comme des Autres inférieurs. Nous pourrions aussi continuer d’accepter que des immigrants guatémaltèques sous-payés cueillent nos bleuets afin que nous mangions « local », que des travailleuses chinoises construisent nos kits à permaculture tout-en-un et que des femmes immigrantes lavent les planchers de nos coopératives. Ainsi, rien ne garantit qu’un modèle post-croissance ou post-capitaliste serait décolonial ou féministe.

Dans mon premier essai Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale (2020), j’élabore le concept d’internationalisme radical, une position morale et politique qui vise à penser comment une transition pourrait se faire de manière globale et juste. Je soutiens qu’il faut sortir de la mondialisation néolibérale en prévoyant un plan qui suit une logique complètement différente de celle de l’ordre mondial institutionnalisé. Tout en rejetant le libre-échange, une position internationaliste tente de bâtir un plan de sortie du libre-échange clair et qui ne serait pas néfaste pour les nations du Sud. En bref, un internationalisme radical postule que la pauvreté économique liée au capitalisme ne peut pas se régler par des réformes dans un seul pays et qu’elle est créée et maintenue par une architecture internationale qui favorise la dépossession des savoirs et l’oppression de certaines nations par d’autres.

L’internationalisme radical vient d’une position morale d’intégration de l’Autre dans la conception du politique et pourrait être défini comme l’établissement d’une pluralité de solidarités internationales dans l’optique d’une transition économique, politique, sociale et environnementale globale. Une telle position nécessite d’élaborer une conception décoloniale de la solidarité avec les nations du Sud (incluant les populations autochtones d’ici et d’ailleurs) dans le but d’avancer vers une transition économique. Il faut ainsi penser un modèle multidimensionnel qui vise à intégrer la solidarité Nord-Sud à la compréhension du système capitaliste et donc élaborer un modèle féministe, décolonial et post-capitaliste d’ordre multilatéral. Il s’agit de faire une analyse multidimensionnelle de l’oppression en soutenant que la race, les capacités, la sexualité, la classe et l’emplacement géographique ne sont pas des catégories qui s’excluent mutuellement.

On parle désormais de « transition » ou de « décroissance » jusque dans les médias grand public, mais on oublie de mentionner que l’exploitation d’une région du monde par une autre est à la base même de la prospérité occidentale et que l’élimination de cette exploitation est le seul moyen d’opérer une transition juste vers un autre système. Un pays occidental décroissant ou socialiste restera toujours dans une position de pouvoir face à la majorité des pays du monde à moins de faire quelque chose pour l’empêcher.

Ma position n’est pas qu’un modèle post-croissance ou post-capitaliste sera nécessairement fermé sur lui-même ou manquera de solidarité, mais plutôt qu’il est impératif d’établir clairement comment ce modèle sera multilatéral, décolonial et féministe. Dans cet ordre d’idées, l’internationalisme radical pense à des façons de se prémunir contre le pouvoir des détenteurs du capital mondial, mais pas aux dépens d’une solidarité avec les populations du Sud. Il ne faut pas perdre de vue que tout modèle alternatif doit se penser dans sa globalité et dans tous ses aspects pratiques.

 

Maïka Sondarjee est boursière postdoctorale Banting au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM) et professeure adjointe à l’École de développement international et de mondialisation de l’Université d’Ottawa (EDIM).

Références

Falquet, Jules. 2011. « Penser la mondialisation dans une perspective féministe ». Travail, genre et sociétés 25: 8198.

Carmen G Gonzalez, « Environmental Justice, Human Rights, and the Global South », Santa Clara Journal of International Law, 2015, p. 47.Ghosh, Jayati. 2015. « The Creation of the Next Imperialism. The Institutional Architecture ». Monthly Review.

Lévesque, Andrée. 2005. « La division sexuelle et la nouvelle division internationale du travail dans la mondialisation néolibérale ». Dans Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, édité par Christine Verschuur et Fenneke Reysoo. Cahiers Genre et Développement 5. Genève, Paris: L’Harmattan.

Mohanty, Chandra Talpade. 2003. Feminism without borders: decolonizing theory, practicing solidarity. Durham ; London: Duke University Press.

Laura PULIDO. 2000. « Rethinking environmental racism. White privilege and urban development in Southern California », Annals of the Association of American Geographers, 90(1):12-40.

Sondarjee, Maïka. 2020. Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale. Montréal: Écosociété.

Urist, Jacoba. 2014. « Which Deaths Matter? How the media covers the people behind today’s grim statistics ». The Atlantic, 29 septembre 2014.

Weber-Steinhaus, Fiona. 2019. « The rise and rise of Bangladesh – but is life getting any better? » The Guardian, 9 octobre 2019.

Zaazaa, Amel, et Christian Nadeau. 2019. 11 Brefs essais contre le racisme pour une lutte systémique. Les éditions Somme Toute.

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