Réapproprions-nous le management : organisations et post-croissance

Par Marc D. Lachappelle

 

La question de l’organisation

Que ce soit à travers les communs, les coopératives, les groupes autogérés, le municipalisme radical ou encore la solidarité internationale, l’imagination et l’expérimentation des sociétés de post-croissance passent nécessairement par une multiplicité de formes d’organisations et de mise en organisation (en anglais organizing). Ces organisations, de nature économique, politique ou sociale, doivent, selon les principes démocratiques, être collectives et autogérées. La question est alors de savoir quels types et structures d’organisation nous souhaitons mettre en place. Et surtout, quelles formes de gestion correspondent aux valeurs de démocratie, de solidarité et de soutenabilité prônées par les projets de post-croissance? 

Réfléchir aux sociétés de post-croissance du point de vue de l’organisation soulève de nombreux défis en ce qui concerne l’élaboration des structures organisationnelles, la mise en place de processus de décision, d’activités de planification et de direction collective, d’évaluation des pratiques et effets, etc. Les organisations alternatives devront à la fois être conçues en cohérence avec les valeurs des projets post-croissancistes, mais aussi devront être capables de transiger avec les incertitudes environnementales, économiques et sanitaires du monde contemporain. De plus, cette transition et transformation des organisations devra composer avec nos héritages institutionnels et éducationnels. À titre d’exemple, « démocratiser » une organisation comporte pour le collectif les objectifs suivants : définir quelle forme de démocratie mettre en place (autogérée, participative, représentative); élaborer un processus de décision suffisamment réactif à son environnement et aux enjeux rencontrés; transformer la structure de l’organisation et modifier les procédures de fonctionnement; désapprendre à travailler en silo avec un patron et apprendre à travailler collectivement. Cet exemple générique démontre à quel point la question de l’organisation mérite d’être approfondie si l’on souhaite concevoir et mettre en œuvre des sociétés post-croissance. 

La pandémie actuelle a révélé la réponse limitée et inadaptée des organisations publiques et privées; nous avons assisté à l’effondrement et à la paralysie de tous les secteurs (santé, services sociaux, éducation, transport, économie, démocratie…). La pandémie de COVID-19 a aussi fait ressortir une gestion de crise à la fois très autoritaire et technocratique par les institutions publiques. Certain.e.s diront qu’une action rapide et effective des gouvernements et de la santé publique était nécessaire en raison du contexte mondialisé, de l’incertitude rattachée à la crise et aussi de la structure bureaucratique de nos services de santé et sociaux; une position valable, certes, mais qui ne nous empêche pas de nous questionner sur les effets d’une telle gestion de crise. Le contexte d’incertitude et de crainte engendré par la propagation rapide du virus a engendré une approbation citoyenne des directives du gouvernement et de la santé publique avec peu d’esprit critique (Corbeil, 2020). De plus, ces moments de crise sont de plus, pour les gouvernements et les grandes organisations, l’occasion d’imposer des réformes néolibérales majeures (Klein, 2007), de mettre en place des dispositifs de surveillance de masse (privés et publics) et de mettre sur pause les instances démocratiques. Le récent projet de loi 61 du gouvernement Legault est un exemple parlant. Si la pandémie ouvre des voies vers des projets de transformation de nos sociétés, le courant néolibéral et autoritaire domine toujours en matière de politiques publiques. 

Nous devons alors envisager activement des alternatives et considérer que tout projet de transition vers des sociétés post-croissance doit entreprendre une transformation des organisations et des institutions afin de répondre adéquatement aux crises futures, sous les principes de démocratie et de solidarité. Il reste que nous faisons face à de grandes institutions complexes et qu’en temps de crise ou même de crise imminente, la réforme de ces institutions demeure ardue. Comme nous héritons de ces systèmes qui assurent la production et reproduction de nos sociétés, comment organiser des alternatives tout en étant pris à l’intérieur de ces immenses organisations?

Ce que la pandémie nous apprend : notre monde d’organisation et de management

Le management est une discipline centrale de notre monde d’organisations, celle qui performe, contrôle, organise – une discipline technique du gouvernement des humains. En effet, lorsque     nous pensons à « organisation » et plus particulièrement aux « expert.e.s de l’organisation », les managers, consultant.e.s et business schools nous viennent rapidement à l’esprit. Plusieurs critiques ont porté sur rôle et la performativité des techniques de management dans l’établissement de l’idéologie néolibérale et du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999). Effectivement, depuis les années 1980, nous faisons face à une « révolution managériale » pour reprendre le terme des sociologues Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique (2015), où les discours et les pratiques du management performent une vision néolibérale de l’être humain au travers de l’organisation par projet, l’entrepreneuriat de soi, la gouvernance, la culture des résultats, l’excellence, la responsabilisation… Les conséquences de ce monde manégérialisé, répertoriées en organisations selon les deux sociologues, sont de l’ordre du paradoxe, de l’épuisement, du burn-out, de l’aliénation et de l’impuissance. 

Si nous souhaitons abolir ces pratiques et dispositifs répressifs, cela ne peut se faire du jour au lendemain. Par exemple, le passage d’une organisation hiérarchique de seulement 50 personnes vers un mode d’organisation plus démocratique est déjà très laborieux, particulièrement pour des personnes qui n’ont jamais été socialisées dans ce mode d’organisation. Par ailleurs, la transition vers un mode d’organisation démocratique peut être oppressant et anxiogène dans certains contextes. À titre d’exemple, une organisation anglaise, World Education, a récemment tenté de démocratiser sa structure et son fonctionnement hiérarchiques. Or l’expérience s’est révélée être un échec; les membres ont rejeté la démocratie pour de multiples raisons; et cela malgré une proximité avec les milieux anarchistes, la volonté forte de l’équipe d’être en cohérence avec les valeurs de l’organisation et le processus de transformation démocratique mis en place. Le collectif a expérimenté de multiples tensions entre les membres ainsi qu’entre l’organisation et son environnement qui rendaient difficile de concevoir une gestion démocratique (King & Land, 2018).

Ce que nous souhaitons souligner ici n’est pas l’impossibilité de la transition vers des organisations autogérées, mais plutôt l’idée que cette transition doit être réfléchie et organisée graduellement. Nous devons composer avec un important bagage institutionnel et sociologique : nous avons toutes et tous été formaté.e.s dans un monde d’entreprises, de bureaucratie et de management. La crise de la COVID-19 nous en montre l’ampleur.

En effet, la pandémie a exacerbé les inégalités sociale : les femmes, les personnes racisées, autochtones, les personnes en situation de vulnérabilité économique et/ou physique, migrant.e.s, travailleur.euse.s précaires et les aînées ont été affectés de façon plus marquée et différenciée. De plus, cette situation actuelle a aussi fait ressortir les limites et contre-effets de notre modèle, en matière d’organisation et de gestion. Au niveau de l’administration publique, le modèle de gestion de crise s’est avéré à la fois autocratique et technocratique. La grande majorité des décisions prises pour l’ensemble de la société québécoise se prenaient dans une cellule de crise très restreinte. Deux représentant.e.s élu.e.s y siégeaient, le premier ministre et la ministre de la Santé, le reste étant constitué de l’entourage politique et des experts de la santé publique. Si certain.e.s peuvent argumenter que la situation de crise exigeait ce conseil réduit, nous pouvons cependant constater des limites importantes à ce mode de décision: directives non ou mal adoptées sur le terrain, manque d’informations et de considération de la réalité vécue par les employé.e.s et citoyen.ne.s, déresponsabilisation d’autres acteurs (la Ministre des aîné.e.s par exemple), réajustement et changement d’orientation, opacité des processus de prise de décision… Cela nous fait questionner donc sur le rôle et l’efficacité d’une approche autoritaire et technocratique en contexte d’incertitude, alors que l’approche privilégiée par le  gouvernement, comme nous l’avons vu précédemment, est de profiter de la crise pour s’approprier le pouvoir et imposer des réformes.  

Pour ce qui est des entreprises privées, nous avons remarqué, au-delà des contrecoups économiques menant aux pertes d’emplois, une forte centralisation des décisions. Que ce soit au sujet des conditions de travail, des mesures de sécurité mises en place, de la réduction des heures de travail et de l’effectif, des procédures de télétravail, les décisions ont été prises par l’exécutif de l’organisation, conseillé par une multitude de consultant.e.s en bonnes pratiques (best practices) en temps de crise. Si le l’environnement de travail a été grandement bouleversé par la pandémie, dans le secteur privé, le business as usual s’est pourtant maintenu : pression à la performance, responsabilisation, autonomie, épuisement professionnel… En somme, la pandémie met en relief un mode de gestion de la crise – et donc des crises à venir – à la fois centralisé, hiérarchique et autoritaire qui s’appuie sur des dispositifs, un discours et une rationalité managériale qui tend à responsabiliser les employé.e.s sur les performances et contre-performance des organisations. 

 

Repenser nos organisations : un travail collectif d’ingénierie sociale?

Certes, nous devons mettre en place des alternatives à ces modes d’organisation et de gestion et de nombreux exemples existent. Mais la difficulté réside dans le fait de transformer ces immenses structures organisationnelles privées et publiques, en des modèles décentralisés, démocratiques et autonomes. À titre d’exemple, les CHSLD ont été les lieux le plus fortement affectés par la pandémie; nombre de personnes décédées, conditions de vie inhumaines et conditions de travail difficiles et dangereuses. La détresse vécue par les résidant.e.s, les employé.e.s et les gestionnaires est le résultat de plusieurs années de désinvestissement du gouvernement, mais aussi de la structure même de ces organisations, des directives et des pratiques de gestion imposées en raison leur imbrication dans le gigantisme du ministère de la Santé. Des alternatives telles que les cliniques communautaires – ancêtres des CLSC – des soins et hébergements à domicile ne peuvent être que rédemptrices, mais la transition institutionnelle sera une route longue et ardue. En effet, « déconstruire » les CHSLD demande non seulement de relocaliser les résidant.e.s, mais aussi les employé.e.s, les ressources monétaires et matérielles, les procédures de coordination avec les hôpitaux et CIUSS – qui devraient eux aussi suivre ce même processus. De plus, si nous souhaitons rebâtir ces centres de soins sur de nouvelles bases plus solidaires et démocratiques, il faudra en faire des organisations autonomes, développer des structures adaptées, accompagner et donner le pouvoir d’agir aux soignant.e.s et résidant.e.s, établir des mécanismes d’évaluation des pratiques afin d’être conscient.e.s et réflexif.ve.s des effets de nos changements.

L’exemple des CHSLD durant cette pandémie nous montre que face à l’héritage de nos méga-infrastructures techniques, la déconstruction, la transformation et parfois l’obligation de maintenir nos « infrastructures institutionnelles » seront un travail nécessaire et continu dans les sociétés post-croissance. Il est fondamental de développer des alternatives, mais il faut aussi réfléchir et organiser la transformation de ces immenses organisations qui constituent nos sociétés (organisations tant publiques que privées). Le management a contribué à engenger et organiser notre monde d’entreprises et de bureaucraties, qui est parsemé de dispositifs de gestion. Nous héritons de ce monde dans lequel nous avons appris à naviguer. L’élaboration de nouvelles sociétés sur des bases différentes se fera à coup d’expérimentations et de nouveautés, mais surtout de désapprentissage, de déconstruction et de bricolage. Si le management comme discipline de l’organisation a contribué à l’ingénierie du monde néolibéral, peut-il nous aider à construire et surtout à organiser le monde de demain?

Les apports du management : le management comme praxis

Le management est fortement critiqué, avec raison, pour sa contribution aux crises que nous vivons. Il faut toutefois reconnaître que cette discipline s’intéresse d’emblée à la pratique (praxis) de l’organisation et donc à l’action collective. La perspective dominante du management scientifique en a fait une discipline instrumentale et naturalisée; son principe opérateur, jamais remis en question, serait l’efficacité. Ainsi, les effets des pratiques managériales de rationalisation, d’instrumentalisation et de contrôle répondraient au seul besoin d’être plus efficace. Bien souvent, ce principe entre en contradiction avec la notion de care ou de qualité d’un service/d’une relation nécessaire à la survie d’une organisation. En ce sens, la perspective dominante du management peut se résumer à assurer « la perpétuation d’activités productives en organisant les groupes chargés de les accomplir » (Le Textier, 2016, 46) et non la perpétuation du groupe en soi. Cependant, réduire le management à cette définition scientifique fait fi de toute une conception de cette discipline comme véritable praxis de l’organisation. 

Quels sont les apports possibles du management pour les sociétés post-croissance? D’abord, il faut reconnaître que toute pratique managériale n’est pas neutre, mais nécessaire. En effet, tout collectif s’organise autour de dispositifs de gestion qui ont des effets sur l’action collective. Une pratique managériale organise un collectif, performe une vision du monde, établit des arrangements socio-matériels et normatifs… c’est une ingénierie du social. Reconnaître cet aspect nous permet alors de comprendre le management comme une discipline technique non-neutre, non-naturelle et normative. Dans ce cas, il est possible de questionner, critiquer, discuter des valeurs et des effets portés par le management afin d’en modifier la teneur. Pour reprendre les termes de Martin Parker (2018), le management est ce qu’on pourrait appeler la politique de l’organisation (politics of organizing).

Que ce soit pour structurer nos organisations ou encore assurer la transition de nos grandes institutions bureaucratiques, nous devrons mettre en place des dispositifs, des cadres et des outils afin d’orienter et coordonner nos actions. Ces derniers, même s’ils sont élaborés collectivement, ne seront pas sans effets négatifs. Au contraire, certains contre-effets ou ambivalences ressortiront et il sera alors de notre responsabilité d’être suffisamment réflexif pour ajuster le tout. Le management devient alors la praxis organisationnelle, à la fois les moyens et les fins organisationnels. Ainsi, en considérant l’essence du management comme une pratique d’organisation, nous pouvons mieux structurer l’organisation et la gestion de nos projets et et de nos collectifs. 

À titre illustratif, reprenons une catégorisation classique du management technique développée par Henri Fayol (planifier, organiser, diriger, contrôler), afin d’analyser les pratiques d’organisation mises en place par les collectifs. En termes de planification, comment déterminons-nous nos actions à mettre en place? Nos finalités visées? Et, de façon collective, en tenant compte des visions partielles et partiales que nous portons tou.te.s (Juteau-Lee, 1981), afin d’éviter toute planification universaliste et prétendant à la neutralité? Pour l’organisation, comment structurons-nous nos actions, les moyens mis en place, afin de coordonner et de décider collectivement et en cohérence avec nos valeurs précédemment établies? Comment dirigeons-nous l’action collective, afin de communiquer, motiver, orienter le collectif en vue d’agir ensemble et avec cohérence? Comment évaluonsnous nos actions, les effets et contre-effets de nos pratiques? Des questions toutes également importantes à se poser au sein d’un collectif. (Vous remarquerez que nous avons préféré le concept « d’évaluation » à celui contrôle; en effet, le premier n’exclut pas la dimension qualitative et s’éloigne de la vision de validité et de discipline que peut insuffler le dernier.) Ainsi, les collectifs mettent en place des arrangements sociaux-matériels, des dispositifs de gestion et d’organisation : processus de planification, système de prise de décision, organigramme, rencontres hebdomadaires, intervention et gestion de conflits, évaluation des pratiques, retour sur l’expérience… L’holocratie, la sociocratie, l’adhocratie, la gestion participative, l’autogestion sont toutes des dispositifs de gestion de planification, d’organisation, de direction et d’évaluation. Chacun de ces modèles porte une philosophie et des caractéristiques de gouvernance qui lui sont propres. Les collectifs se retrouvent à opter pour un modèle particulier, mais surtout à se l’approprier… et bien souvent à l’adapter et l’hybrider avec d’autres structures qui leur sont spécifiques. 

Cependant, les collectifs qui préfigurent des sociétés post-croissance se frappent à des difficultés majeures en ce qui a trait à l’organisation. D’une part, leurs projets sont confrontés à une multitude de structures contraignantes qui les force à performer une gestion managériale et capitaliste – l’obligation d’avoir un conseil d’administration pour les OBNL, les évaluations d’impact social, la course au financement en sont des exemples bien communs. D’autre part, dès notre plus jeune âge, nous sommes confronté.e.s et socialisé.e.s à des modèles de gestion « traditionnelle » et hiérarchique; de la petite école à l’université, en passant par nos emplois étudiants et même nos expériences bénévoles, le respect des structures hiérarchiques, la valorisation des savoirs experts, la spécialisation du travail ainsi que la prise de décision rationnelle dominent. La question de l’organisation n’est donc pas seulement celle de développer des alternatives, mais surtout de développer une pratique réflexive qui met en œuvre une organisation qui soit dans la position paradoxale d’être à la fois à l’intérieur, contre et au-delà de la société qu’elle souhaite transformer (Lachapelle, 2019). 

Bref, selon cette définition, le management comme praxis, mais aussi comme discipline académique (recherche et enseignement), nous permet de travailler, d’expérimenter, de réfléchir et de dépasser des tensions organisationnelles vécues lors de la mise en œuvre. À titre d’exemple, avec des étudiant.e.s en management à HEC Montréal, nous travaillons en collaboration avec des organisations et collectifs. L’exercice vise non pas à poser des diagnostics et proposer des solutions bancales comme le fait le domaine de la consultation en management mais plutôt à co-développer avec les partenaires des pratiques de gestion, des outils de planification et d’évaluation, des analyses réflexives sur le parcours d’un organisme. L’objectif est de les outiller dans leur processus d’organisation en fonction de leurs aspirations, réalités et contraintes. Plus précisément, un mandat a récemment mené à un outil d’évaluation des bailleurs de fonds en fonction de leur contribution à la transformation émancipatrice de la société. Cet outil cadre, évalue et aide à diriger l’action et choisir les partenaires de financement, mais surtout ouvre un dialogue avec les bailleurs de fonds en mobilisant une grille commune qui est celle de l’évaluation d’impact (pour plus d’informations, voir le site de ideos.hec.ca).  

L’organisation dans les sociétés post-croissance : entre préfiguration et éthique du care

Quelles formes doivent prendre les organisations dans les sociétés post-croissance? Les expériences militantes d’organisations « alternatives » sont vastes et offrent un savoir pratique qui doit être mobilisé. Il est possible de tracer les caractéristiques d’une organisation alternative dans les sociétés post-croissance. Tout d’abord, cette organisation est nécessairement préfigurative, c’est-à-dire que l’organisation et la mise en organisation instituent ici et maintenant les relations sociales, de production, de reproduction, entre humains et non humains. Par exemple, par sa dimension démocratique, l’organisation autogérée crée les espaces nécessaires, outille le collectif, et contribue ainsi à « démocratiser » notre monde. Pour Martin Parker et ses collègues (2014), l’organisation alternative repose aussi sous les principes suivants : l’autonomie au sens de l’autogestion, la capacité de nous « gérer nous-mêmes », de décider collectivement de notre organisation; la solidarité envers les camarades de l’organisation, mais aussi avec les humains (et non-humains); la responsabilité envers le futur, mais aussi les effets de nos décisions.

Afin d’être en cohérence avec les principes de solidarité et de responsabilité, nous devons voir le management comme une praxis qui se présente dans une position d’écoute et de relation aux autres. Elle ne doit pas être une pratique froide et technique de gestion des ressources humaines qui mène à l’épuisement et à des situations telles que celles vécues dans les CHSLD. Ainsi, il serait intéressant de croiser le management avec l’éthique du care. Cette dernière privilégie les réponses contextuelles et spécifiques plutôt que des principes universels (Garrau & Le Goff, 2010). Ainsi, le care est « une attitude envers autrui » d’attention et de soin; à la fois disposition et activité, le care établit un lien d’interdépendance entre les personnes et leur vulnérabilité (Bourgault & Perreault, 2015). Selon cette perspective, le management n’est plus une simple technique du gouvernement des personnes en vue d’accomplir une activité. Au contraire, le management devient une mise en organisation de relations, la formation d’un collectif et donc d’une identité collective et de subjectivités, entre les participant.e.s et leur environnement. Gérer en collectif, dans une optique de care (Gilligan, 1982), devient alors à la fois le souci de soi dans le souci d’autrui, au travers d’une activité collective. Une posture nécessaire qui devra être mise de l’avant et développée face aux prochaines crises que nous rencontrerons collectivement. 

La question de l’organisation de nos sociétés post-croissance est donc un chantier à explorer davantage, tant au niveau des pratiques que des théories. Non seulement devons-nous concevoir et préfigurer des organisations « post-croissancistes » sous les principes d’autonomie, de solidarité et de responsabilité, mais plus encore, nous devons entreprendre une déconstruction de nos grandes organisations et institutions qui caractérisent notre monde moderne tout en faisant face aux crises à venir. Nous devons mettre en œuvre des pratiques et processus, créer des structures et des outils, tout en étant conscient.e.s des effets qu’ils engendrent. Et surtout, en réponse à la pandémie que nous vivons et aux oppressions que peuvent engendrer des structures démocratiques, le management des organisations alternatives devra se fonder sur la vulnérabilité des membres du collectif et de son environnement. Le management doit être vu comme une praxis qui institue des collectifs, des identités collectives et qui participe au processus de subjectivation des personnes. En ce sens, toute participation à la gestion d’une organisation doit porter une attention envers autrui tout en préservant le souci de soi afin d’éviter de se perdre dans le projet auquel on s’investit. 

 

Marc D. Lachapelle est chargé de cours au département de management à HEC Montréal ainsi qu’à l’École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Ses recherches portent principalement sur la gestion des organisations alternatives et démocratiques, les paradoxes organisationnels de mise en œuvre de projets alternatifs et la pédagogie en innovation sociale.

 

Références

Boltantski, L., & Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard.

Bourgault, S., & Perreault, J. (2015). Le Care. Éthique féministe actuelle. Montréal: Remue-Ménage.

Castoriadis, C. (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris: Éditions du Seuil.

Corbeil, R. (2020, 24 mars 2020). Consensus sur la réponse québécoise à la crise : où est passé notre esprit critique? Ricochet. Retrieved from https://ricochet.media/fr/3003/consensus-sur-la-reponse-quebecoise-a-la-crise-ou-est-passe-notre-esprit-critique-

de Gaulejac, V., & Hanique, F. (2015). Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou. Paris: Éditions du Seuil.

Garrau, M., & Le Goff, A. (2010). Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du Care. Paris: PUF.

Gilligan, C. (1982). In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development. Cambridge: Harvard University Press.

Juteau-Lee, D. (1981). Visions partielles, visions partiales : visions des minorités en sociologie. Sociologie et sociétés, 13(2), 33-48. 

King, D., & Land, C. (2018). The democratic rejection of democracy: Performative failure and the limits of critical performativity in an organizational change project. Human Relations, 71(11), 1535-1557. doi:http://dx.doi.org/10.1177/0018726717751841

Klein, N. (2007). The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism: Knopf Canada.

Lachapelle, M. D. (2019). Espaces d’autonomie et structures de contraintes : La mise en œuvre du projet Bâtiment 7 à Montréal. In P.-A. Tremblay, S. Tremblay, & S. Tremblay (Eds.), Au-delà du cynisme, réinventer l’avenir des communautés (pp. 69-88). Chicoutimi: Université du Québec à Chicoutimi.

Le Textier, T. (2016). Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris: La Découverte.

Parker, M. (2018). Shut Down the Business School: What’s Wrong With Management. London: Pluto Press.

Parker, M., Cheney, G., Fournier, V., & Land, C. (2014). The Routledge Companion to Alternative Organization. New York / London: Routledge.

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