Mutations

Par Danielle Dussault

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Exaudi aurationem meam
Ad Te omnis scaro veniet
Exauce ma prière
Que tout être de chair vienne à toi.
Extrait du Requiem de Mozart

« Faites comme si « je » n’avais jamais existé. Et vous comprendrez. »
Koan de Tenryu

 

Très tôt dans ma vie, il y a eu ce terrible malentendu. Je voulais chanter. Au lieu, je me suis mise à écrire.

Quand je suis venue à la musique, il était déjà trop tard.
Aujourd’hui, je me laisse dévorer par mes rêves.

*

« Si l’amour existe, c’est cela. Rien d’autre. » La femme qui fit cette déclaration les envisageait toutes d’un regard perçant. Le silence ayant suivi l’affirmation devint lourd, pesant. La femme cacha son vieux magnétophone dans un sac à main. Cet objet constituait son bien le plus précieux. Il captait les sons, une réalité ambiante que la technologie d’aujourd’hui ne pouvait saisir avec nuance. En effet, les tablettes et les téléphones dits intelligents étaient inaptes à reproduire la beauté sonore d’un environnement ou même d’une seule voix. Pourtant, les touristes persistaient à vouloir mettre en boîte, sous forme de vidéos vacillantes, les milliers de pas qu’ils exécutaient en hordes massives sur le Pont Charles.

Elle serra le sac à main contre sa poitrine, sentit le poids léger du magnétophone qui contenait toute sa richesse personnelle. Ce qu’elle avait entendu et reçu en plein cœur se trouvait là, enfermé dans cet objet. Elle venait de chanter le Requiem de Mozart dans l’église de Saint-Nicolas, place de la Vieille-Ville, avec des femmes qui la suivaient de près. Aussi, cherchait-elle à les distancer sur le pont.

Depuis le début de ce voyage de groupe, elle ne cessait de les fuir. Ses compagnes commentaient chacune des statues qui se penchaient avec commisération sur les passants étourdis par leur propre frivolité. Tandis qu’elle progressait d’un pas rapide, les femmes lui jetèrent un regard noir. C’était presque tactile. On lui cria : attends-nous ! Elle se retourna. Toutes la jaugèrent d’un regard entendu. On ne lui pardonnait pas ses rêves ni la solitude dont elle était capable. Elle cherchait à se retrouver seule pour écouter l’enregistrement du Requiem de Mozart. Sa voix lui demandait d’avancer. D’obéir à l’imprécation du cœur. De suivre le chemin.

L’âme de Prague l’avait entraînée vers le haut, là où elle n’était encore jamais allée.

Elle était pourtant responsable du rejet qu’on lui faisait subir, car elle avait toujours dédaigné les groupes de femmes resserrés dans un même accord autour de conventions tacites. Les codes étaient nombreux, les sous-entendus florissants. Par exemple, on ne devait jamais s’adresser à un étranger sans avoir préalablement consulté le groupe. Il ne fallait pas non plus s’asseoir loin l’une de l’autre dans les transports en commun. De plus, chacune devait surveiller sa langue, éviter de la tourner en tous sens.  Mais surtout… on devait refuser de marmonner les mots d’usage de l’ancestral conquérant. Même quand on avait affaire à des Autrichiens ou des Tchèques qui ne connaissaient pas le français, on devait éviter de s’informer en anglais. Il fallait se tenir la main et les coudes. Ne jamais sortir de l’espace délimité par le cordon invisible les reliant au cercle redessiné par une cheftaine de groupe. Car il y avait toujours une maîtresse qui dominait l’ensemble, une directrice de colonie, une amazone sans cheval.

Les voix la poursuivaient d’exhortations, lui rappelaient, par ailleurs, que tout n’était que vanité. Une voix de soprano s’égosilla : tout ce que tu as voulu retenir, tu vas le perdre ! Elle se rebiffa. Elle s’accrochait à un instant de beauté qui pût la propulser en dehors de la colonie, celle ordonnée par l’étroitesse d’esprit de ses membres. Elle se mit à courir pour leur échapper.  L’hypocrisie élémentaire qu’on exigeait d’elle n’avait plus de prise. Elle salua au passage la statue de Saint-Antoine de Padoue sur le pont Charles, lui fit un clin d’œil entendu. Ne se faisait-elle pas des amis partout où elle allait ? Elle avait depuis longtemps appris à marcher hors piste, les fantômes et les saints veillaient sur elle.

Comme elle assumait sa part de solitude, on l’avait prise en grippe. Les petites mesquineries avaient redoublé, méchancetés auxquelles elle répondait toujours avec agaçante courtoisie. Elle se gardait bien de tourner le groupe en dérision. Elle n’ignorait pas que c’était elle qui prenait de travers ces femmes engoncées dans leur précieuse culture coloniale. Quand on est l’objet du mépris – ce remarquable revers de l’admiration –, on ne sait plus très bien si c’est soi ou l’autre qui provoque le rejet.

Mais au-delà de ces considérations, il fallait bien l’admettre, rien n’allait plus. Elles s’étaient supportées, mais à présent les bassesses commençaient à poindre; elles prenaient un tour de plus en plus virulent, chacune s’exerçant, sous l’œil bienveillant de la cheftaine, à se distinguer dans l’art de la violence psychologique. Cela avait d’abord commencé par des allusions adroitement susurrées. Puis les regards échangés de l’une à l’autre, le sourcil levé, soupir à l’appui.

C’est à ce moment qu’elle avait prononcé la fameuse phrase en guise d’ironie. « Si l’amour existe, c’est cela. Rien d’autre. » Puis… pour se donner contenance face à l’hégémonie du groupe – par ailleurs tout droit sorti d’un village aux humeurs fermées –, la dissidente avait pris un chemin de traverse pour s’enfoncer au cœur de la Malá Strana. Elle s’était ensuite engagée dans la Nerudova ulice. Elle découvrit avec enchantement cette rue peuplée de bâtiments baroques, de façades superposées abritant des caves gothiques. Cette rue qui conduisait de la place de Malá Strana jusqu’au château de Prague, constituait – elle en eut bientôt la certitude, – une Voie royale.  Elle s’arrêta net au milieu des pavés.

Une chanson de Leonard Cohen la rejoignit là, en plein cœur, au moment où elle gravissait lentement la colline de Hradčany. Elle vit surgir sa silhouette longitudinale en pleine lumière émergeant d’une maison bleue. Il se montrait toujours avec élégance; ça lui venait sans doute d’un désir d’anonymat. Elle le voyait régulièrement en rêves ou en chansons, tout dépendait de l’heure du jour. Jamais relation n’avait-elle été aussi secrète. C’était plus qu’un ami, davantage même qu’un amant. Depuis sa mort, son fantôme la poursuivait. Elle lui dit bonjour. Avec sa morgue habituelle, il lui répondit que cela faisait de nombreuses années qu’il l’attendait. Il souriait; elle en fut troublée. Bien qu’elle eût préféré s’attarder à l’impossible amour, elle continua de monter en regardant les antiques portes peintes et les mystérieuses inscriptions qui les identifiaient. Tandis qu’elle grimpait avec le sentiment d’une liberté depuis trop longtemps étouffée, les pavés disparaissaient au fur et à mesure. Elle eut l’impression d’ascensionner. Enfin, il lui sembla qu’elle quittait le groupe de femmes pour de bon. Elle éprouva une sorte de vertige. Avait-elle le droit de les laisser derrière ? Pourtant, elle ne pouvait plus s’arrêter. Elle devait avancer.

Alors qu’elle croyait avoir pris suffisamment de distance, elle eut le malheur de se retourner. Elle entendit bourdonner au loin leurs voix stridentes. Elles continuaient de la suivre, guettant le geste qui pût précipiter l’erreur fatale. Leonard Cohen n’était plus le seul à veiller sur son parcours. Dance me to the end of love s’était tu. Il n’y avait plus de rempart. La solitude qu’elle avait toujours vécue dans son village la happa. Les femmes criaient. L’une d’elle lui adressa une dernière boutade : tu seras vouée à la pauvreté si tu continues de monter. Mais les sons qui sortaient de sa bouche ressemblaient davantage à un zézaiement proche de la dyslalie plutôt qu’à des syllabes franchement articulées. Elle vit que la femme avait une tête de mouche. Une vraie tête de mouche avec des ventouses en guise de cheveux. Interloquée, l’insoumise n’arrivait pas à croire que cette dame, si apparemment distinguée – laquelle n’avait jamais perdu son vernis –, pût ressembler à une mouche. Le monde insolite de Kafka lui vint à l’esprit. Elle craignait elle-même de devenir un monstre minuscule, balayé par un coup de vent. Elle ne devait jamais ignorer qu’elle réagissait à la moindre émotion forte, qu’en elle s’agitait l’hydre qui aurait pu – si elle lui en avait donné l’occasion – pulvériser le groupe de femmes et le réduire à l’état de… Elle n’osait dire le mot. Mais déjà les bourdonnements qui lui parvenaient au bas de la rue évoquaient la rumeur d’insectes ailés.

Elle se contenait. Mon Dieu ! Comme elle se contenait ! Décidément Kafka l’avait influencée. Elle entendit alors une phrase plus forte que les autres; une phrase qui la heurta en plein cœur. La voix de soprano était aigüe, insupportable. Tu vas échouer ! Elle essaya de repousser la parole assassine, mais trop tard. Son tympan fut envahi et se boucha. Chamboulée par la punition annoncée, elle courba l’échine. Elle eut envie de faire demi-tour, mais comme il n’y avait plus de pavé derrière, c’était impossible. Alors, elle dut réunir tous ses efforts pour demeurer le cheval de course qu’elle était, ne pas redevenir une mouche bourdonnante, un insecte à écraser, une punaise de lit.

Un souvenir lui revint. À l’époque, deux collègues de travail avaient fait irruption brutale dans son bureau sans fenêtre. Elles s’étaient mises à la haranguer, exigeant qu’elle fasse preuve de sévérité envers ses élèves. Elle se rappelait ce moment comme l’instant le plus déroutant de sa vie. Elle avait dû se contenir pour ne pas que le monstre en elle réduise en bouillie les deux autres. Elle avait senti des ventouses lui pousser dans le dos, des pattes velues énormes émergeaient invisiblement des pores de sa peau, elle n’aurait eu alors qu’un geste à faire : elle les aurait écrasées d’un seul coup de patte.

Au lieu, elle avait pleuré. Oui. Pleuré dans l’humiliation de ce rejet injustifié. Puis le cerveau raisonnable avait basculé; l’émotion trop forte s’était logée dans le corps ajoutant des couches de mélasse à la peau sans consistance de son monstre réanimé.

Tandis que les deux collègues continuaient d’ordonner le monde, elle ne les écoutait plus. Elle les regardait comme s’il sortait, de leurs gorges enflammées, un charabia informe. Ce qui l’avait alors frappée, c’étaient le silence de leurs voix de soprano aigües, leur manque de talent. En les voyant s’époumoner, elle avait bizarrement saisi tout le génie de Mozart. Elle entendit de la musique. Le lendemain, elle quitta le collège, délaissa la colonie et s’inscrivit dans une chorale. Elle apprit par cœur la voix de l’alto dans le Requiem de Mozart. Et elle chanta.

Alors qu’elle revoyait la scène survenue au collège, la rebelle continua de monter la rue Nerudova en laissant derrière les rumeurs du groupe dont elle ne distinguait plus que les têtes à présent. Elle serrait tout contre son cœur le magnétophone qui contenait l’enregistrement du Requiem dans l’église baroque de Saint-Nicolas à Staré Město. C’était l’unique trésor qu’elle ramenait de cette tournée de chant dont Prague fut l’ultime destination.

L’ascension lui donna une vue en perspective de la ville. Se trouvaient à l’avant-plan les toits de tuile rouge, hérissés de lucarnes. Au travers des immeubles gris, pointait, deçà delà, le vert des arbres qui absorbaient la chaleur des pavés. La brume se profilait à l’horizon, mais l’avant-scène brillait haut en couleurs. Elle ressentit l’unité dans sa vie, la prédestination de sa fuite vers le haut. Ses flancs de cheval de course éprouvaient la fatigue : l’extraordinaire épuisement qui survient toujours après une montée. Ou après un échec.

Au loin, déambulaient les touristes tournoyant comme des insectes autour d’un téléphone intelligent. On aurait dit des mouches. Elle sut alors qu’elle était le rouge incandescent des tuiles de Prague, la rigueur des façades grises découpées sur le ciel. Elle était aussi le groupe de femmes qui, à tâtons, avançait en se tenant par la main. De même, elle devenait toutes les voix du Requiem de Mozart. Alors, elle redonna au silence sa part de beauté. Elle eut l’impression de toucher le ciel, de lire une réalité différente à laquelle elle s’était attachée.

Trois femmes vinrent en sa direction. Elles s’adressèrent à elle en langue tchèque. Elle les comprit étonnamment comme si les mots étrangers s’étaient départis de leurs frontières. Elles lui firent signe de l’accompagner. Des paroles de la chanson de Leonard Cohen tintinnabulaient sous forme de fragments dans sa tête. Dance me. To the end. Of love. L’une des femmes lui souhaita la bienvenue, on l’invita à prendre un verre et on lui remit un bouquet de fleurs.

La vue en perspective de la ville lui fit perdre pied. Tant de beauté… Elle eut peur d’être punie par le groupe qui l’attendait en bas de la colline.

Elle quitta à regret ses hôtesses. Se mit à redescendre. Dance. Me. To. The. End. Elle n’entendit pas le reste. Elle pleurait tout en refaisant le chemin à l’envers sur les pavés qui n’avaient jamais véritablement disparu. Elle dut se résoudre à rejoindre la colonie, puis à monter à l’intérieur d’un bus bondé de femmes. La musique avait disparu. Elle portait désormais au cœur une vision qu’elle ne parvenait pas à partager.

*

Dans cette église, la lumière glisse doucement sur les carreaux tandis que les choristes suivent avec attention chacun des gestes de leur chef. La disposition des hommes et des femmes est entière. Ils ont tous des têtes d’anges. Des têtes amoureuses et des visages de bonté. C’est un moment de grâce.

Assise sur un banc de bois, je suis en train de capter le Requiem de Mozart que le chœur international donne à entendre dans l’église de Saint-Nicolas, place Staré Město.

Le pianiste arrive à faire chanter le clavier électrique même si le son ne rend pas la beauté de l’œuvre. Les pianistes doivent souvent souffrir en jouant sur des instruments qui n’ont pas d’âme. Le chef dirige le chœur avec toute sa fougue depuis une plateforme qui a été sommairement aménagée et qui craque. Le bruit ressemble à des os que l’on broie. Il continue de donner ses indications sans se préoccuper des bruits ambiants. Les gestes deviennent larges lorsqu’il ordonne le début du Sanctus. On entend sa respiration à travers un mouvement de crescendo puis de diminuendo. Le magnétophone capte toutes les nuances.

Dans ce chœur, constitué d’hommes et de femmes venus de tous les côtés de la province, et même d’ailleurs dans la géographie anglophone de notre pays, il y a des talents inestimables, des voix jamais entendues. Elles se fondent les unes aux autres; elles font le pont entre le ciel et la terre.

Sur l’enregistrement, on entend quelqu’un pleurer. Je sais que c’est moi. J’ai beau m’éloigner du micro, retenir mes larmes, les sons ne mentent pas. Ils dévoilent la faille par laquelle le cœur s’ouvre, vulnérable. J’aurai ainsi tout perdu.

Très tôt dans ma vie, il y a eu ce terrible malentendu. Je voulais chanter. Au lieu, je me suis mise à écrire. Quand je suis venue à la musique, il était déjà trop tard.

Aujourd’hui, je me laisse dévorer par mes rêves. Il m’arrive encore à l’occasion, quand cela me chante, de diriger un chœur de femmes : des sopranos à la voix très aigüe dont j’essaie de réduire le son à une expression plus douce et animale. Le bourdonnement que produisent ces femmes à la tête de mouche est génial. Elles ne susurrent plus de phrases assassines. Toutes, elles exécutent à la perfection le phrasé de Voca me benedictis. Elles sont vraiment très belles quand elles chantent. On croirait presque des voix humaines. Si l’amour existe, c’est cela. Rien d’autre. J’ai appris à prendre soin de ma faim et de mes rêves.

  

Biographie

Danielle Dussault a enseigné la littérature pendant plus de vingt-cinq ans et a publié plusieurs romans, recueils de nouvelles et récits poétiques. Son œuvre s’articule autour de l’essence humaine et met en lumière la fragilité des liens et leur complexité. L’auteure a reçu la bourse Jean-Pierre Guay de la Caisse Desjardins de la culture 2019 pour un projet d’écriture autour du syndrome de stress post-traumatique. Elle a aussi fait une présentation d’extraits de son œuvre lors d’une soirée de lecture au Musée de la littérature tchèque de Prague en juillet 2019. Quelques-uns des extraits de son œuvre ont été traduits en tchèque, en italien et en anglais.

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