« Qu’ont-ils fait de 10h à 17h ? »

Par Amrita Gurung

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Contexte

 Le Népal, ce petit pays d’Asie du Sud coincé entre la Chine et l’Inde, s’est retrouvé plongé pendant une dizaine d’années dans un conflit qui, entre 1996 et 2006, a tué plus de 13 000 personnes et déplacé des milliers d’autres (Bhandari 2015). Le Parti Communiste du Népal (Maoïste) (CPN-(M)) a lancé ce qu’ils ont appelé la « guerre du peuple » lorsque le gouvernement a refusé les quarante demandes qui devaient permettre de transformer les dimensions sociales, politiques et économiques de la société (Bhandari 2015, 2019). Cette lutte devait permettre de démanteler les anciennes structures de pouvoir ainsi que les structures existantes de discriminations et d’inégalités (Tamang 2017 ; Thapa et Sijapati 2004). D’autres ont pu soutenir que les racines du conflit au Népal se situaient dans les hiérarchies ethniques et de caste qui ont amené à l’exclusion et à la marginalisation systématique des Dalits – marginalisés à cause de leur position de caste et d’intouchables – ainsi que d’autres groupes marginalisés comme les femmes. Ces discriminations ont relégué ces groupes dans la pauvreté, leur interdisant l’accès aux ressources nécessaires pour vivre, à la propriété, aux services de santé et d’éducation (Aguirre et Pietropaoli 2008 ; Pasipanodaya 2008 ; Robins 2009, 2011).

En novembre 2006, l’Accord de Paix Complet (Comprehensive Peace Accord – CPA) est signé entre le gouvernement et le CPN-(M), mettant un terme à la guerre. Le CPA, en tant que composante de la Justice Transitionnelle (JT), prévoyait la mise en place de deux commissions. L’une devait enquêter sur les violations des droits humains et sur les crimes contre l’humanité commis durant le conflit afin de permettre une réconciliation sociale (Sharma 2017). L’autre devait enquêter sur les disparitions ayant eu lieu durant le conflit. Cependant, ce n’est qu’après des années de stagnation et de paralysie politique que le gouvernement a finalement mis en place la Commission de Vérité et de Réconciliation (Truth and Reconciliation Commission – TRC) et la Commission d’Investigation sur les Disparitions Forcées (Commission of Investigation on Enforced Disappeared Persons – CIEDP). Instituées en février 2015, 53 000 plaintes ont été enregistrées par la TRC et 3 000 plaintes par la CIEDP.[1]

La justice transitionnelle au Népal

Le discours de la justice transitionnelle a émergé des besoins des sociétés sortant de périodes de conflits ou de violences politiques (Robins 2011 ; Aguirre et Pietropaoli 2008). Cependant, les chercheurs analysant la JT au Népal ont remarqué que celle-ci n’adoptait pas une « approche centrée sur les droits » (Aguirre et Pietopaoli 2008) et n’était pas « centrée sur les victimes » (Robins 2011). Ces chercheurs soulignent le besoin d’une JT plus complète afin de pouvoir répondre aux besoins explicites des victimes tels qu’exprimés par les victimes elles-mêmes. C’est là un appel pour une TJ « basée sur des preuves » (Robins 2011) car la plupart des initiatives du processus de transition étaient dirigées par des élites, ne prenant pas ou peu en compte les avis et les points de vue des personnes les plus touchées par le conflit. De plus, l’importance accordée à l’agenda de transition (tant civil que politique) par les organisations nationales et internationales des droits humains au Népal, au détriment des besoins de base (les droits sociaux et économiques), est en contradiction directe avec les revendications des victimes (Aguirre et Pietropaoli 2008 ; Pasipanodaya 2008 ; Robins 2009) car « bien que les familles des disparus apprécieraient la justice, ce n’est pas leur priorité » (Robins 2011 : 75).

La revue de la documentation concernant la JT au Népal révèle trois lieux où les victimes et leurs besoins semblent ne pas être pris en compte. Tout d’abord, l’incapacité des organisations de défense des droits humains à articuler pleinement les besoins économiques et sociaux des victimes a creusé un gouffre entre ces organisations et les victimes elles-mêmes (Robins 2011). Ensuite, la JT, en n’incluant pas les dimensions économiques, sociales et culturelles de la justice, cherche à restaurer la vie des victimes telle qu’elle était avant le conflit plutôt que d’essayer de régler les problèmes aux origines du conflit. Enfin, le processus de la JT a été largement dominé par des élites et n’a pas réussi à prendre en compte les visions de celles et ceux qui ont été directement touchés par le conflit. Cela s’est traduit par un attachement exclusif des agences nationales et internationales de défense des droits humains à la justice civile et politique plutôt que sur les besoins de bases, à savoir des droits sociaux et économiques. Et cela va à l’encontre des besoins des victimes (Selim 2017; Aguirre and Pietropaoli 2008; Pasipanodaya 2008; Robins 2009).

Ce n’est pas nouveau d’affirmer que la plupart des théories sociales occidentales ne parviennent pas à accepter et à incorporer les connaissances issues du Sud global (Escobar 2015, 2001 ; de Sousa Santos 2014). En d’autres termes, les connaissances occidentales européocentristes ne reconnaissent pas l’existence d’autres mondes et « invisibilisent » et rendent « illisibles » d’autres expériences, d’autres connaissances et d’autres luttes (Escobar 2015). Cet état de fait a donné naissance à des critiques et à des solutions académiques et militantes aux connaissances et savoirs européocentristes. L’une de ces critiques s’attaque au « monde du monde unique » (« One-World World » – OWW) issu de la colonisation du monde par l’Europe et qui affirme être le seul monde, niant par là l’existence du « plurivers », cette diversité infinie d’expériences , d’ontologies et de connaissances qui sont vécues dans d’autres mondes en parallèle et qui ne peuvent être complètement invisibilisés ni rendus silencieux (Escobar 2015). Les Épistémologies du Sud (de Sousa Santos 2014) proposent à l’inverse un cadre d’analyse et des outils pour comprendre que d’autres mondes sont possibles et que les ontologies locales doivent être prises en compte. C’est là une perspective qui reconnaît que le « lieu », dans ses interactions avec les connaissances et les habitants, est important pour comprendre le monde, les expériences et les luttes des habitants (Escobar 2015, 2001).

Mon analyse s’inscrit autant dans les épistémologies du Sud que dans l’argument d’Arturo Escobar concernant l’existence d’autres mondes et d’autres connaissances et plus particulièrement dans la défense du « lieu ». À partir de ces perspectives, je propose dans cet article d’analyser les principaux intervenants de la JT au Népal et de discuter de leurs positions contrastées ainsi que des effets, positifs ou négatifs, qu’ils peuvent avoir sur le processus de JT et plus largement sur le processus de paix au Népal depuis la fin du conflit. À travers cet article, je souhaite aussi rendre visible la voix des victimes du conflit qui ont choisi la voie de l’« engagement critique » malgré la précarité de cette option. En effet, les organisations des droits humains, la communauté internationale et le gouvernement n’ont jamais soutenu les intérêts des victimes. Enfin, je discuterai des besoins des victimes tels qu’énoncés par les victimes elles-mêmes dans une tentative pour décoloniser le processus de JT.

Écart entre les organisations de défense des droits humains et les victimes du conflit

Les commissions (TRC et CDIEP) ont été accusées de ne pas respecter le droit international, notamment dans leur dispositions relatives à l’amnistie des crimes les plus graves – ce qui va aussi à l’encontre de la résolution du 2 janvier 2014 de la Cour Suprême du Népal. Certains des problèmes de la JT incluent le manque de dispositions juridiques concernant le pardon/l’amnistie ; le retrait des cas – ou la décision de la limitation de ses compétences dans les cas – de violations sérieuses des droits humains (meurtres extra-judiciaires, torture, viol ou violence sexuelle) ; et la non-criminalisation de la torture et des disparitions forcées, comme cela devrait être le cas selon le droit international, incluant le droit au respect et aux réparations. En plus de ces problèmes liés à la JT, en deux ans d’existence, les commissions ne sont pas parvenues à d’autres résultats que le seul enregistrement des plaintes. Suite à cela, le mandat a été étendu trois fois en 2017, 2018 et 2019[2]. Face à de tels délais, lorsque le gouvernement a décidé de prolonger le mandat des commissions de la JT pour la deuxième fois sans changer leurs dispositions, le 5 janvier 2018, un ensemble d’organisations de défenses des droits humains a énoncé de sérieuses objections par voie de presse. Leur déclaration dénonçait :

Il est évident que les deux commissions ont complètement échoué à enquêter sur les plaintes, à rechercher la vérité à propos des violations des droits humains lors du conflit et à paver la route pour la justice et les réparations. Nous considérons donc que le prolongement du mandat des commissions est inutile car elles ont échoué à la fois à démontrer leur volonté et à remplir leur mandat d’enquête concernant les violations et les atrocités commises lors de la période de conflit[3].

En d’autres termes, le refus de l’État d’amender les dispositions des lois de la JT a amené les organisations de défense des droits humains à adopter une posture de non-coopération. Cela implique qu’elles refusent de travailler sur les problèmes de la JT tant que le gouvernement n’amende pas les dispositions conformément au droit international et aux résolutions de la Cour Suprême. La stratégie de refus de participation ou de simple boycott de la JT des organisations des droits humains a peut-être permis d’attirer l’attention de la communauté internationale qui a pu mettre de la pression sur le gouvernement du Népal, mais c’est aussi un témoignage de la manière dont le processus de JT a été colonisé par un discours dominant issu des connaissances et théories occidentales. En d’autres termes, le processus de JT n’a pas réussi à se décoloniser vis-à-vis du monde unique dominant (« OWW ») qui détermine finalement les stratégies des défenseurs des droits humains, ancrés dans leur volonté absolue de transparence. Cela les amène à être complices des processus continus qui invisibilisent et rendent silencieuses les autres voix locales et leurs luttes sociales (Escobar 2001, 2015). La manière dont Arturo Escobar construit la notion de « lieu » renvoie à un monde où « le savoir local est un mode de conscience ancré dans le lieu, une manière spécifique au lieu (même si ce ne peut être réduit au lieu ni déterminé par celui-ci) de donner du sens au monde. Cependant, le fait est que, bien souvent avec la mondialisation, ce lieu sorte de notre champ de vision »[4] (Escobar 2001 : 153). Cela implique que les organisations locales et les militants défendant les droits humains ne reconnaissent pas la localisation de la JT ni les besoins des victimes. Cette non-reconnaissance des luttes locales ne fait que renforcer l’universalisation et la colonisation de la JT au Népal.

S’exprimant à propos de leur position, un travailleur népalais d’une organisation de défense des droits humains, Advocacy Forum, disait :

Notre position est que nous ne travaillerons pas avec les commissions de la JT. Avant de prolonger la tenue de la JT, l’État devrait avoir rectifié ses lois. La JT est dans les limbes. Les lois sont venues et elles ne prévoient que des mesures pour la « réconciliation » à la suite des graves crimes humains qui ont été commis. Ça suppose que ces lois ne s’intéressent pas aux victimes. Il n’y a pas de mécanismes de témoignage, il n’y a pas de mécanismes de réparation. Jusqu’à ce qu’ils répondent à nos demandes, aucune organisation de défense des droits humains ne participera.

De ce point de vue, on peut dire que la JT au Népal a été universalisée lorsque les défenseurs des droits humains ont choisi de ne pas coopérer plutôt que de construire et de consolider le processus naissant de JT. Cela les a amenés à arrêter toutes les activités, coordinations et autres et, donc, dans les termes des victimes, à ne plus soutenir leur combat. La critique à l’encontre des organisations de défense des droits humains est clairement présentée dans un article écrit par un représentant du groupe des victimes du conflit, National Network of Families and Missing and Disappeared :

Plutôt que de travailler avec les victimes et leurs familles pour trouver une manière d’avancer, ces agences ont préféré prioriser des notions rigides de responsabilité et de transparence plutôt que de s’intéresser aux besoins des ceux qui ont été touchés par le conflit. Les organisations internationales ont complètement contrôlé les débats de la JT, imposant des discours universels qui n’ont pas été adaptés au contexte népalais local et qui ne soutiennent pas les agendas et les intérêts des militants sur le terrain.

C’est là une dénonciation accablante des activités des organisations et militants défendant les droits humains au Népal. Ces derniers ont largement négligé les victimes pour lesquelles ils prétendent pourtant travailler. C’est aussi une réflexion qui critique la tendance à l’universalisation des théories et pratiques occidentales qui semblent dominer les pratiques et les luttes en cours au Népal. Il y a ainsi un écart flagrant entre « d’un côté ce que les théories occidentales peuvent apprendre du champ des luttes sociales et, de l’autre, les pratiques transformatrices qui se déroulent actuellement dans le monde »[5] et cet écart provient directement « de l’origine mono-ontologique ou intra-européenne de ces théories » (Escobar 2015 : 16). On remarque ainsi des tendances à l’homogénéisation du processus de JT qui ne prend pas en considération les luttes sociales ni la vie quotidienne des victimes du conflit.

De plus, cette même tendance reflète l’étroitesse du processus de JT dans lequel les organisations de défense des droits humains et la communauté internationale ont fini par invalider les besoins des victimes en se concentrant exclusivement sur la nécessité d’amender les dispositions relatives à l’amnistie. Si s’attacher aux revendications d’amendement des lois de JT est une chose, boycotter entièrement la JT en est une autre qui suppose d’ignorer les besoins économiques, sociaux et culturels des victimes. En d’autres termes, les organisations de défense des droits humains, qui sont parmi les principaux intervenant dans le processus de JT au Népal, ont minimisé la vie quotidienne des victimes ainsi que leurs luttes. Cela suppose la négation non seulement de leurs souffrances passées mais aussi de leurs besoins et de leur identité présente, les rendant invisibles dans le processus de JT.

Bien que des groupes rassemblant des victimes du conflit aient constamment souligné l’importance de la justice économique, sociale et culturelle en plus de leurs droits civils et politiques, cela ne s’est pas répercuté dans la réalité. Les études portant sur la JT au Népal montrent que la dimension de réparation est largement ignorée. En d’autres termes, la JT n’est pas centrée sur les victimes et a souvent été remarquée pour son mépris des besoins de victimes comme par exemple le besoin de compensations économiques, d’un accès gratuit à la santé ou des possibilités d’emploi. Jusqu’à ce jour, le seul programme concernant la compensation économique a été le Programme de Secours Temporaire (Interim Relief Programme). Mais toutes les victimes n’ont pas eu accès aux 10 000 USD prévus[6]. Si la pauvreté et l’inégalité sont considérées comme étant à la racine du conflit au Népal, alors la position des organisations de défense des droits humains n’est clairement pas en faveur des besoins des victimes. En effet, en refusant de coopérer avec les instances du processus de JT, ces groupes laissent aux victimes le soin de défendre leurs intérêts tout en les soumettant au bon vouloir de la machine gouvernementale.

Les organisations de défense des droits humains, incluant celles qui ont travaillé avec la JT, ont souligné le manque de reconnaissance par l’État des besoins des victimes. Un responsable d’un programme du groupe Advocacy Forum-Nepal, une organisation de défense des droits humains, disait ainsi en entretien (en février 2018) :

Les victimes du conflit sont les principales concernées par la JT et n’ont jamais été invitées à participer aux événements importants du processus de paix. Les victimes auraient dû être intégrées dès le début. Donc, je trouve que ce n’est pas un processus centré sur les victimes car ça n’a pas permis la reconnaissance des besoins immédiats des victimes du conflit, ni leurs droits économiques, sociaux et culturels. La racine du conflit, l’inégalité, reste inchangée. Il n’y a pas d’éducation ni d’infrastructures de santé pour eux. Les inégalités se sont répandues et s’accentuent.

Les entretiens avec des représentants de la société civile ont montré qu’après avoir pris la décision de la « non-coopération » à la suite du refus de l’État d’amender les lois de la JT, les organisations de défense des droits humains ont fait pression sur les victimes du conflit pour que ces dernières prennent une position semblable. Une telle action reflète la manière dont la culture dominante tend à effacer la multiplicité des luttes (Escobar 2015). C’est, là encore, la reproduction directe de processus de colonisation à une échelle locale où l’on refuse de reconnaître une quelconque agentivité aux victimes du conflit. C’est là une tendance profonde à l’universalisation qui rend inaudibles des voix divergentes par les organisations de défense des droits humains et la communauté internationale qui s’accrochent aux formes dominantes (et coloniales) de la JT. Cette tendance est dénoncée dans le témoignage d’une représentante de l’organisation népalaise Nagarik Awaj, qui travaille avec les victimes du conflit :

Les groupes des droits humains ont fait pression sur les victimes et d’autres groupes pour que ces derniers boycottent les commissions. Mais les victimes sont assez fortes pour décider pour elles-mêmes et ont donc fait le choix  d’adopter une posture d’« engagement critique » et non de « non-coopération ». Si les victimes n’avaient pas pris cette posture, les problèmes et enjeux de la JT auraient disparu depuis bien longtemps. Au moins, les victimes tiennent bon dans ce qu’elles veulent et elles sont suffisamment empowered pour évaluer et pour analyser de manière critique le travail des commissions.

L’engagement critique des victimes du conflit

 La raison que l’on retient généralement  pour expliquer pourquoi la JT n’a pas été une priorité pour l’État  est que ce dernier et les principaux partis politiques ont dans leurs rangs des criminels des deux côtés du conflit, les acteurs étatiques ne remplissent pas leur rôle de soutien au processus de justice (Bhandari, 2017). Cela peut peut-être expliquer superficiellement l’absence de volonté et d’engagement dont fait preuve l’État lorsqu’il s’agit de rendre justice aux victimes du conflit et à leurs familles. Mais les actions des militants des droits humains sont incompréhensibles. C’est dans cette perspective et malgré les pressions exercées par la communauté des défenseurs des droits humains que les victimes du conflit ont choisi la posture de l’« engagement critique » et non celle de la « non-coopération ».

Il a été noté dans la documentation portant sur la décolonialité que pour commencer à accepter la pluralité des ontologies du « lieu », des luttes sociales et de l’environnement, il est nécessaire de « sortir de l’espace épistémique de la théorie sociale occidentale, pour entrer dans les configurations épistémiques associées aux multiples ontologies relationnelles de mondes en lutte » parce que ces espaces « peuvent nous donner des réponses plus convaincantes aux questions fondamentales posées par la conjecture actuelle » (Escobar, 2015 : 16). D’un point de vue théorique, cela suppose qu’à l’inverse des groupes de défense des droits humains, en choisissant de s’engager de manière critique vis-à-vis des commissions, les victimes du conflit ont opté pour une stratégie de localisation de leurs luttes. Cette stratégie s’inscrit dans une ontologie relationnelle ancrée dans des mouvements sociaux plus larges remettant en cause la culture dominante. En d’autres termes, la lutte des victimes du conflit s’articule à une définition locale de la justice. Cette définition s’ancre dans « une stratégie subalterne de localisation qui peut être vue comme étant multi-scalaire et orientée vers un réseau » (Escobar 2001 : 139).

Après le conflit, les victimes se sont organisées en formant des réseaux, des groupes et des organisations pour pouvoir formuler les besoins et leurs demandes collectives de manière formelle. La Plateforme Commune des Victimes du Conflit (Conflit Victims Common Platform, CVCP), un regroupement de plus d’une douzaine d’organisations népalaises de victimes de conflits en est un bon exemple.

La JT n’a que peu intéressé les partis politiques au pouvoir puisque leur intérêt est de protéger leurs membres qui ont commis des crimes. De plus, le personnel officiant dans ces commissions est choisi politiquement et est fréquemment transféré à d’autres administrations. Le résultat de cet état de fait est que d’un côté, les victimes n’ont pas pu construire une relation de confiance avec les commissions et, de l’autre côté, ces dernières ne sont pas parvenues à mobiliser les victimes du conflit pour travailler avec elles. Lors d’une entrevue en février 2018, un membre du CVCP expliquait cette méfiance ainsi :

Les membres de la commission sont désignés politiquement et ne connaissent donc rien aux enjeux des victimes du conflit. Comme il y a plein de nouveaux venus tous les jours et qu’ils ne connaissent rien aux enjeux, c’est naturel que nous ne soyons pas dans une situation où on peut leur faire confiance.

Pourtant, en adoptant leur stratégie de localisation incarnée par la posture d’engagement critique, les victimes du conflit ont conseillé les commissions sur les manières de rendre significatives les amnisties, les réparations et la justice. Ils ont constamment fait pression sur les commissions pour être inclus et consultés dans les processus de prise de décisions de la JT. Le membre du CVCP cité plus haut, insistait sur le fait que c’est une stratégie qui permet non seulement de soutenir l’agenda de la JT mais qu’elle permet aussi de construire une confiance entre les commissions et les victimes. Mais, il notait en même temps que les membres des commissions « ne voient pas les victimes comme étant des êtres humains ». Et d’ajouter :

Ils passaient leur temps à rencontrer les partis politiques, le premier ministre, le président, la police et l’armée mais jamais nous. C’était donc clair que nous autres, les victimes, on n’était pas leur priorité. Leur comportement ne fait que refléter leur arrogance d’avoir été choisis par les partis politiques.

De plus, dans l’une des rares tentatives pour inclure les victimes, la TRC leur a envoyé le brouillon de quarante pages d’un programme en demandant leurs commentaires avant de le publier. Un membre du CVCP commentait cette tentative ainsi :

Ce qu’on leur a répondu c’est que s’ils ne nous consultent pas, qui pensent-ils que nous sommes pour donner des commentaires ligne par ligne ? Est-ce que c’est comme cela qu’ils nous impliquent, qu’ils coopèrent et établissent une coordination avec nous ?

Et ce membre de rappeler que les victimes avaient soumis un Gyaapan Patra [un memorandum] au début de l’année 2016 au gouvernement du Népal afin de préciser les enjeux auxquels les victimes font face ainsi que différentes manières pour les inclure dans le processus de la JT et le travail des commissions. Ce memorandum est resté lettre morte.

De la même manière, les commissions ont promis aux victimes qu’elles seraient incluses dans le développement d’un programme de réparation. Mais les membres de ces commissions n’ont jamais pris en compte les différents contextes locaux et les besoins, réels et pratiques, des victimes du conflit selon les régions touchées. Bien que les commissions aient des bureaux dans les sept provinces, en l’absence de directives concernant la vérification des affaires, la catégorisation de la gravité des crimes et la nature des preuves, elles n’ont pas réussi à enquêter plus profondément. Comme je l’ai mentionné plus haut, la JT s’est largement concentrée sur la justice politique et civile et est restée très limitée quant aux questions de justice économique, sociale et culturelle pour les victimes. Il y a bien eu des formations pour les victimes du conflit mais les entretiens ont montré qu’elles étaient redondantes et représentaient un gaspillage inutile de temps et de ressources. Lors d’une entrevue au début de 2018, un participant décrivait ainsi une telle formation :

Il y a quatre ou cinq ans, les victimes du conflit recevaient six milles roupies népalaises et une formation totalement inutile. Les intervenants du programme donnaient une formation, la même pour tout le monde, sans prendre en compte la situation ni les besoins des gens. Ils donnaient une formation sur l’élevage de bétail à tous les participants. Mais c’était inutile parce que tout le monde n’élevait pas du bétail. Juste en imposant une formation sur l’élevage comme manière de développer l’économie, cela ne mène à rien ! Est-ce que tu crois que je vais réussir à élever des chèvres, moi ?

Un des griefs des victimes concerne le manque d’implication significative des victimes dans le processus de la JT et notamment dans le développement des règles et réglements encadrant les procédures du processus consultatif. Les victimes du conflit ont aussi exprimé leurs préoccupations concernant l’absence d’espaces institutionnels et physiques au sein desquels ils et elles pourraient s’exprimer en toute sécurité devant les commissions. À travers la CVCP, les victimes du conflit ont demandé à ce que le processus de JT implique activement les victimes et s’assure de leur participation significative. Ce que les victimes exigent, c’est que les commissions enquêtent, sans faire fuiter les dossiers personnels. En entretien, en février 2018, un membre de la CVCP se plaignait ainsi :

On ne sait toujours pas ce que les commissions ont fait jusque là. Elles n’ont toujours rien à nous montrer. On leur demande ce qu’ils font de 10 heures du matin à 17 heures. Mais ils n’ont aucune réponse à nous donner !

Conclusion

La division entre les groupes de défense des droits humains et les victimes du conflit a été une entrave majeure pour l’agenda de la justice transitionnelle au Népal. Cependant, le choix des victimes de s’engager de manière critique, à rebours du choix des défenseurs des droits humains de boycotter la JT, témoigne de leur stratégie de localisation des revendications politiques. À travers cette stratégie, les victimes mobilisent une ontologie relationnelle et affirment leur appartenance à un « lieu » où leur identité tant individuelle que collective se construit en relation avec les intérêts sociaux et politiques plus larges (Escobar 2001). Cela témoigne aussi de la manière dont leurs luttes ne se réduisent ni ne se conforment aux normes,  standards, agenda et ontologie des ONG internationales. Cela suppose aussi que les victimes du conflit sont conscientes du discours dominant concernant la JT et ont résisté à sa force d’homogénéisation. On voit transparaître ici un « plurivers », c’est-à-dire un monde fait de multiples mondes qui ne peuvent être réduits à l’expérience eurocentriste (Escobar 2015 : 15). Cette posture d’engagement critique signale un changement dans l’expérience des militants locaux qui, en adoptant une stratégie de localisation, remettent en cause l’invisibilisation et l’invalidation des « lieux » locaux opérées par le savoir dominant eurocentriste.

Tout l’enjeu est donc de prendre en compte ces mondes et narratifs multiples et de reconnaître les stratégies localisées des luttes sociales. Pour cela, les groupes de défense des droits humains doivent coopérer car leur refus de travailler avec les commissions compromet les activités et les luttes des victimes. Ils doivent se détacher de leur compréhension dominante de la JT et s’attacher davantage à la manière dont les victimes envisagent la poursuite de la JT dans le contexte du Népal. Bien que beaucoup de temps ait été gaspillé, la communauté des défenseurs des droits humains, les donateurs et les différents groupes de victimes doivent surmonter leurs différences et collaborer pour faire de la JT un processus véritablement pour les victimes. Cela suppose de prendre en compte de nouveaux modes de production de connaissances qui se déploient dans des contextes locaux, par opposition à des forces économiques globales qui tendent à brouiller les frontières et à se rendre « complices de l’invisibilisation des connaissances et expériences populaires » (Escobar 2015 : 13). Une première étape serait de prendre en compte le « lieu » comme construction ontologique acceptant la pluralité des voix et des luttes sociales locales par opposition aux formes dominantes de pouvoir et de savoirs qui homogénéisent et réduisent au silence les connaissances et les pratiques qui leur sont extérieures.

Biographie

 Amrita Gurung est une chercheuse basée à Katmandou avec qui l’on peut communiquer par courriel : amrits.gurung@gmail.com. Cet article se base sur les entretiens qu’elle a effectués pour son mémoire de maîtrise. Elle aimerait remercier Sujeet Karn, Chiranjibi Bhandari et Sanjay Mahato pour leurs commentaires constructifs et Khem R. Shreesh pour l’édition de l’article. Ses remerciements vont aussi à Grégore Autin pour ses commentaires, révisions et sa traduction de l’article de l’anglais vers le français.

 Références

Aguirre, Daniel et Irene Pietropaoli (2008) « Gender Equality, Development and Transitional Justice: The Case of Nepal », International Journal of Transitional Justice, 2(3), pages 356-377.

Bhandari, Chiranjibi. (2015). « The Reintegration of Maoist Ex-Combatants in Nepal » Economic and political weekly. 50.

Bhandari, Ram Kumar. (2017) « Nepal: The TJ Commissions and Victims’ Critical Engagement », Justiceinfo.net. accédé le 7 juillet 2019. https://www.justiceinfo.net/en/justiceinfo-comment-and-debate/opinion/32159-nepal-the-transitional-justice-commissions-and-victims-critical-engagement.html

Escobar, Arturo. (2001). « Culture Sits in Places: Reflections on Globalism and Subaltern Strategies of Localization », Political Geography, 20, pages 139-174.

Escobar, Arturo. (2015). « Thinking-feeling with the Earth: Territorial Struggles and the Ontological Dimension of the Epistemologies of the South », Revista de Anthrpologia. 11-32.

Pasipanodya, Tafadzwa (2008). « A Deeper Justice: Economic and Social Justice as Transitional Justice in Nepal », International Journal of Transitional Justice, 2(3), pages 378-397.

Robins, Simon (2009). « Whose voices: Perceptions of Truth. Justice, Reconciliation, Reparations and the Transition in Nepal », Journal of Human Rights Practice, 1(2), pages 320-331.

Robins, Simon (2011). « Towards Victim-Centred Transitional Justice: Understanding the Needs of Families of the Disappeared in Post conflict Nepal », International Journal of transitional justice, 5(1), pages 75-98.

Santos, Boaventura de Sousa (2014). Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide. Boulder/Londres: Paradigm Publishers.

Selim, Yvette (2017). « Examining Victims and Perpetrators in Post-Conflict Nepal », International Review of Victimology, 23(3), pages 275–301.

Sharma, Mandira (2017), « Transitional Justice in Nepal Low Priority, Partial Peace », dans Deepak Thapa et Alexander Rosbotham (dir.), Two steps forward, one step back: the Nepal peace process. Conciliation Resources. Accord Issue 26.

Tamang, Mukta S. (2017). Nepal from: Routledge Handbook of Civil Society in Asia Routledge.

Thapa, Deepak et Bandita Sijapati. (2004). A Kingdom Under Siege: Nepal’s Maoist insurgency, 1996 to 2004. London: Zed Books.

[1]ICTJ, « Background: 10 years after civil war, victims continue demand for justice ». Consulté le 23 mai 2017, https://www.ictj.org/our-work/regions-and-countries/nepal.

[2]Comme les entrevues ont été réalisées entre fin 2017 et début 2018, la plupart des événements discutés dans cet article concernent cette période.

[3]                Advocacy Forum, ‘Press Release’. Consulté le 13 juillet 2019. http://www.advocacyforum.org/press-statement/2018/PressStatementonextensionTRCCIEDP-Eng-8Feb018.pdf

[4]                La manière dont Escobar construit le « lieu » renvoie à un monde dans lequel « les connaissances locales forment une conscience ancrée dans le lieu, une manière spécifique au lieu (bien que ni limitée par ce lieu ni entièrement déterminée par celui-ci)  de donner du sens au monde. Et pourtant demeure le fait que la mondialisation tend à faire disparaître le lieu ».

[5]Il y a donc un écart criant entre « d’un côté ce que la plupart des théories occidentales peuvent comprendre aujourd’hui du champ des luttes sociales, et les pratiques transformatrices effectivement mises en œuvre de l’autre. » Cet écart est une extension de l’« origine mono-ontologicale ou intro-européenne de ces théories » (Escobar 2015 : 16).

[6]                Suman Adhikari. « 17 years of denied justice », The Kathmandu Post, 16 janvier 2019. Consulté le 20 août 2019. https://kathmandupost.com/opinion/2019/01/16/17-years-of-denied-justice

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