Mots muets

Par Claudine Bertrand

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À Asli Erdoğan

 

Tu laisses parler les mots muets

tu meurs de soif

de la soif des mots

les périls s’accumulent un à un

tu n’avales pas les noms des prisonniers

les restitues à la langue publique

 

un geôlier recueille tes larmes

tu écris à l’aube une lettre

tu saisis l’horreur

mot à mot

 

*

beaucoup de choses restent tues

comme la littérature ou le caillou

sur lequel tu te penches

 

« Le cosmos déçoit, déchoit » dis-tu

tu éprouves la blessure dans la pénombre

se referment les ténèbres sur les ténèbres

 

si tu repiquais les mots dans leur terreau

ils prendraient un autre aspect

 

*

prononcer le nom de l’ennemi

ou de la bête

tu perds la parole

la mort fait retour

 

tu es en prière devant elle

comme devant la toile d’un maître

elle se transforme en métamorphoses

 

tu pourrais énumérer les disparus

tu t’abstiens

 

*

quelque chose enfoui

depuis longtemps se rue sur toi

tu es née dans le pays de la mort

elle te colle à la peau

 

le courage de répéter les mêmes sons

se désassemblant

mémoire ininterrompue

 

sans l’anarchie des lectures

point d’écrivain

 

*

la table des mots

n’est plus dressée

s’est dissoute

 

chacun repose ailleurs

est-ce cela vivre

 

la langue des éprouvés

langue des résistants

mise à mal

ébranle immanquablement

 

*

tu t’appuies sur ton bras de douleur

 

ni l’espace ni la durée

ne se déploient

sans écriture

 

le jour s’en allait

les yeux bandés

l’on voit passer

une main

un corps

sans scrupule

 

*

tu attends certains mots

comme des clés

qui libèrent de la barbarie

 

un peu de paroles « crues »

sur la masse d’air

morcelée en deux camps

les vivants et les morts

 

en révolte en pagaille

sur la page de l’Histoire

qu’est cette voix

qui refuse de se taire

 

Biographie

En trente ans d’écriture, Claudine Bertrand a publié une vingtaine de recueils poétiques et de livres d’artistes dont Rouge assoiffée (Hexagone) et Le corps en tête. Son œuvre a été plusieurs fois récompensée : le prestigieux prix Tristan-Tzara, le prix Saint-Denys Garneau, le prix de la Renaissance française, le prix des Écrivains francophones d’Amérique. Récipiendaire d’un doctorat honoris causa décerné par l’Université de Plovdiv, Bulgarie (Mai 2016), elle mérite le Prix Alexandre Ribot 2016 (Paris) pour Fleurs d’orage, (Édit. Henry) ainsi que le Prix européen Virgile 2017 décerné par le cénacle Arts poésie. Elle est nommée « Chevalière de l’Ordre de la Pléiade » par l’Assemblée parlementaire (2018).

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