Les infrastructures transfrontalières indo-birmanes, entre néolibéralisme et accroissement du pouvoir étatique : quelles conséquences pour les populations birmanes ?  

Par Étienne Tardif-Paradis

Voir le PDF

En 2014, la politique étrangère du nouveau gouvernement indien de Narendra Modi accorde une plus grande importance aux relations avec l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) qui cherche à diversifier ses partenariats économiques pour faire face à la forte présence chinoise (Granger et Caouette 2019). La réélection du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi en 2019 confirme cette réorientation. Sa pierre angulaire est l’Act East policy[1](AEP), soit une politique conçue comme une initiative économique et politique plus ambitieuse que l’ancienne Look East policy (LEP) (Government of India, 2015). L’un des objectifs majeurs de l’AEP est la promotion de la coopération économique avec les pays de l’ANASE par une connectivité accrue et par l’entremise d’infrastructures stratégiques (p. ex. routières, aériennes, fluviale, etc.) des États du nord-est de l’Inde, interfaces entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est (Government of India 2015). Pour l’Inde, le commerce avec ses voisins du Sud-Est est capital puisque le commerce bilatéral dans la région représente plus de 72 milliards de dollars et une croissance commerciale annuelle de 23 % (Granger et Caouette 2019).

Pour lancer l’AEP, Narendra Modi a choisi d’officialiser cette nouvelle stratégie géopolitique en Birmanie lors d’un sommet de première importance pour les deux pays dont les relations diplomatiques connaissent un réchauffement depuis les années 2000. Le premier ministre indien a confirmé son engagement dans la région en se tournant vers la Birmanie, qui occupe une position hautement stratégique dans le commerce régional (par voie terrestre). En ce sens, l’AEP prévoit la mise en place de projets d’infrastructures appelés à augmenter la connectivité entre l’Inde et la Birmanie. Le Kaladan Multi-Modal Transit Transport (KMMTT)[2] y occupe une place centrale. Il relie non seulement les deux pays, mais également l’Inde avec les pays de l’ANASE. Le projet de 840 km en territoire birman est estimé à 484 millions de dollars, payé majoritairement par l’État indien, et devrait voir le jour à la fin de l’année 2019 (Ujjwal Kanti et al 2017).

Le gouvernement indien a lancé conjointement avec son homologue birman au début de l’année 2019 l’opération militaire Sunrise visant des groupes militaires en sol birman. Cette dernière révèle l’importance du projet KMMTT aux yeux des deux gouvernements. Car, au-delà de la stratégie militaire, la construction d’infrastructures transfrontalières constitue un enjeu économique majeur. Le projet est aussi une occasion pour le gouvernement birman d’étendre son contrôle sur une région qui échappait en partie à son pouvoir. Toutefois, si les gains sont clairs pour le gouvernement birman et indien, les retombées pour les populations locales touchées par le projet sont moins évidentes. Dans cette optique, nous pouvons nous demander si le projet KMMTT peut engendrer de nouvelles tensions économiques et politiques dans les États birmans concernés. Nous émettons l’hypothèse que ce projet d’envergure ravive les tensions économiques et politiques entre le gouvernement birman et les populations locales de l’État de Rakhine. Pour guider notre réflexion, il sera question de se poser les questions suivantes : le projet s’inscrit-il dans une perspective de développement économique néolibérale ? Comment la construction d’infrastructures favorise-t-elle le contrôle des populations parle gouvernement central sur les États concernés ? Dans quelle mesure les populations touchées par le projet KMMTT profitent-elles des retombées économiques et politiques ? La pertinence de ces questions réside dans l’importance de comprendre les dynamiques découlant de la construction d’infrastructures transfrontalières, telles que le développement du commerce néolibéral indo-birman, les dispositifs de pouvoir politique et économique utilisé par les gouvernements, ainsi que l’influence économique et politique du projet KMMTT sur les populations du Rakhine dans un contexte de tension sociale.

Première carte. Le projet de transport Kaladan Multi-Modal Transit.

Source : https://fr.scribd.com/document/24087389/Preliminary-Report-of-Kaladan-Multi-Mulda-Transit-Transport-Project.

 Le projet Kaladan Multi-Modal Transit Transport : le développement du commerce dans une perspective néolibérale

L’Inde d’aujourd’hui s’est bien éloignée du modèle économique mixte (socialiste) mis en place par Nehru à la sortie de l’indépendance au profit d’une libéralisation économique et politique entamée audébut des années 1990 (Leroy 2014). Le premier ministre Manmohan Singh, architecte des différentes réformes libérales, a contribué à doper la croissance du pays tout en renforçant de nombreuses inégalités socio-économiques déjà existantes (Leroy 2014). Si le bilan des réformes reste mitigé, une chose est certaine : l’Inde poursuit son virage néolibéral avec le gouvernement du BJP élu pour un deuxième quinquennat.

De l’autre côté de la frontière, l’ouverture de la Birmanie au reste du monde et à ses investissements en 2011 a pavé la voie à la libéralisation économique et politique du pays (Bissinger 2012). Le tournant néolibéral ne semble pas près de s’arrêter, puisqu’à ce jour, le pays est toujours dans une phase de croissance économique, même s’il est bien sûr difficile de tabler surune répartition équitable des richesses (Bissinger 2012). Si les deux gouvernements ont adopté des régimes économiques néolibéraux, est-ce à dire que le projet KMMTT s’inscrit dans la même stratégie de développement économique ?

Selon Hèlène Blaszkiewicz, les infrastructures qui favorisent le commerce (p. ex. routières, aériennes, fluviales, etc.) occupent une place centrale dans les systèmes politiques néolibéraux, étant essentiels au processus de néolibéralisation de l’espace (Blaszkiewicz 2017). Pour Blaszkiewicz, c’est dans cette optique que s’inscrit le concept de société connexioniste, car il « fait référence à la nouvelle façon de voir le monde et les relations sociales sous forme de réseaux et de connexions, qui serait propre au nouvel esprit du capitalisme » (2017 : 7). Celui-ci oppose deux ontologies : « celle des grands, caractérisés par leur mobilité, leur fluidité, leur capacité à initier et à faire fonctionner les réseaux, et celle des petits, marqués au contraire par leur immobilité et leurs attaches locales » (Blaszkiewicz 2017 : 7). Dans cette optique, la Birmanie recoupe plusieurs caractéristiques du « petit » au sein du système économique mondial, soumis aux flux commerciaux internationaux, tandis que l’Inde serait quant à lui un « grand », fort de la capacité d’influencer son voisin (Blaszkiewicz 2017).

Les deux gouvernements ont adopté un discours politique de facilitation à l’égard du développement commercial régional, et donc des flux qui en découlent. Ce qui veut dire qu’ils mettent en place sur le plan juridique (p. ex. lois, réglementations) et économique (p. ex. investissements, financement) des mesures facilitant l’implantation de projets commerciaux tels que le KMMTT. Il s’agit de construire des infrastructures de transport, de réduire les contraintes de distance (p. ex la construction de route de bitume), de faire appel à différents investisseurs (p. ex. publics et privés, nationaux et internationaux), d’implanter de nouveaux systèmes logistiques (p. ex. logiciel) pour faciliter les flux commerciaux (Blaszkiewicz 2017). Cet intérêt commun entre le politique et l’économique constitue « un point de convergence entre les logiques étatiques de souveraineté et les logiques économiques de néolibéralisation » (Blaszkiewicz 2017 : 5).

Le projet KMMTT s’inscrit dans cette perspective de connectivité et de facilitation à l’égard du commerce, puisqu’il a été conçu dans le but précis de relier les États du Nord-Est de l’Inde à la Birmanie. De plus, le projet cherche à augmenter les flux commerciaux dans la région, et donc les profits liés à un commerce en croissance. C’est dans cette optique que les gouvernements indiens et birmans cherchent respectivement à faciliter la mise en place du projet indo-birman(Ministry of Development of North Eastern Region 2014), et c’est pour cela que le projet KMMTT s’inscrit dans une perspective de développement commercial néolibéral.

Les routes : un outil de contrôle social et d’intégration économique

La construction de routes terrestres par les Britanniques faisait partie du processus de colonisation du territoire (Rocky Ziipao 2018). Elle était au centre de leur stratégie expansionniste en Asie, puisqu’elle permettait un meilleur contrôle des régions, un acheminement plus rapide des ressources (thé et charbon) et donc, un renforcement du commerce régional, tout en facilitant les opérations militaires (Rocky Ziipao 2018).

La construction de routes pour le contrôle spatial, la territorialisation, la suprématie politique, la surveillance militaire et la taxation dans les territoires montagneux était primordiale dans la propagation de l’impérialisme britannique. En conséquence, les tribus ont été annexées les unes après les autres et ont perdu leur autonomie. Finalement, les communautés des collines ont été placées sous l’autorité administrative coloniale et le concept de politique territoriale jusqu’alors inconnu de ces communautés a donc été introduit (Rocky Ziipao 2018 : 7).

Les États birman et indien ne partagent pas les mêmes objectifs que l’Empire britannique, mais il est possible de voir quelques similarités, notamment en termes de contrôle social généré par les infrastructures routières. Ceci nous amène à nous demander si la construction de telles infrastructures favorise le contrôle des populations concernées par le gouvernement central.

Lorsque les infrastructures fonctionnent de manière systématique, c’est-à-dire en réseau, elles ne peuvent pas être comprises pleinement qu’à la lumière de ce qu’elles font circuler et fonctionner (Larkin 2013). Par exemple, la construction d’une route transnationale permet de transporter des biens et des personnes d’un pays à un autre. Mais au-delà de cette fonction première, elle permet aussi à ces mêmes biens de contribuer au développement des villes (p. ex. produits alimentaires, ressources naturelles, etc.), ou encore aux personnes de diffuser des idées (p. ex. politiques et économiques) à travers l’espace. Les infrastructures « facilitent les échanges à distance, mettant en interaction les personnes, les objets et les espaces constituant la base sur laquelle opèrent les systèmes économiques et sociaux modernes » (Larkin 2013 : 330). Un réseau d’infrastructures est donc un système complexe (matériel et immatériel), dans lequel ces dernières fonctionnent simultanément à différents niveaux (p. ex. social, économique, politique). Pour nous, les infrastructures relèvent surtout de la gouvernementalité, et révèlent différentes formes de pratiques gouvernementales (Larkin 2013; Foucault 2004).

Pour Michel Foucault, chaque type de gouvernementalité s’appuie sur des dispositifs de pouvoir pour contrôler la conduite de la société en déterminant leurs actions possibles (Mazabraud 2010; Lafleur 2017). Le dispositif est considéré comme « un ensemble construit de relais, d’appareils, d’institutions, de techniques et de savoirs qui font circuler un type de pouvoir. Corollairement, il agence les divers niveaux polymorphes de pouvoir à une manière d’assujettir les individus » (Mazabraud 2010 : 130). Le pouvoir s’exerce sur les corps et crée des relations de violences, des rapports de domination, et, sous sa forme disciplinaire, se réfère à des « types d’exercices hétérogènes : la souveraineté, les disciplines, les sécurités » (Mazabraud 2010 : 131). Les gouvernements sont les principaux détenteurs des dispositifs de pouvoir (p. ex. institutions juridiques et administratives), mais sont aussi créateurs de ceux-ci (p. ex. lois et réglementations) pour permettre un meilleur contrôle social (Foucault 1975).

Le projet KMMTT n’est pas uniquement un moyen de transporter des biens et des personnes pour développer le commerce. Les infrastructures terrestres sont aussi utilisées par le gouvernement birman pour assujettir la population birmane concernée, en exerçant un rapport de domination par l’entremise d’instrument de contrôle : l’armée, la police, ou encore l’application de lois pénales (p. ex. loi martiale) et de réglementations administrative. En d’autres termes, les infrastructures routières qui relèvent de l’État birman sont utilisées comme une pratique de gouvernance disciplinaire pour favoriser le contrôle des populations des États concernées. À titre d’exemple, la construction de routes dans les États du Chin et du Rakhine, une région hautement instable, a permis en 2018 l’installation de nouvelles installations de sécurité (p. ex. bases militaires) et a facilité la mobilité d’effectifs de sécurité pour permettre une meilleure surveillance des populations locales soupçonnées d’affiliation avec des groupes armés (Hassan 2018).

L’intégration sociale à travers le développement économique gouvernemental est un second outil favorisant le contrôle des populations. Tel que vu précédemment, les gouvernements indiens et birmans s’inscrivent dans une perspective économique néolibérale, et le développement économique, par l’entremise de la gouvernementalité, s’insère dans ce cadre idéologique. Pour Foucault, l’État « n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples participant à l’émergence d’États transactionnels et transitoires (État de justice, État administratif, État de gouvernement) appuyés par des énoncés diagnostiques (…) pour conjurer les problèmes que celui-ci doit affronter » (Lafleur 2017 : 153). Deux grandes formes d’États sont décrites dans le cadre du concept de gouvernementalités libérales élaboré par Foucault :

« Les États sécuritaires se chargeant de rectifier les problèmes criants en multipliant leurs interventions (sociaux-démocrates, planistes, providentiels, socialistes) et les États régulateurs concourant à astreindre l’État social (libéraux, conservateurs, minimaux et dérèglementes) proposent chacun à leur façon des moyens d’assurer les sécurités (des populations, des investissements, des échanges, du travail, etc.) qui varient en fonction des programmes et des modes de gestion privilégiés. » (Lafleur 2017 : 148).

Il est possible de considérer le développement économique par les infrastructures terrestres comme une solution pour conjurer des problèmes sécuritaires affrontés par l’État à travers des mesures socio-économiques (p. ex. les investissements et la création d’emplois liés aux infrastructures). En d’autres termes, il est question d’intégrer économiquement les populations pour répondre aux problèmes de sécurité. Par exemple, à partir des années 1990, l’Inde met l’accent sur le développement économique dans le nord-est du pays. Ces nouvelles politiques néolibérales cherchent à répondre à des enjeux sécuritaires (p. ex. mouvements séparatistes et groupes armés) par l’intégration des populations locales à l’économie nationale à travers « la connectivité routière qui est devenue la prémisse de l’édification de la nation, de l’intégration politique et de la canalisation du pouvoir de l’État en l’Inde » (Rocky Ziipao 2018 : 3). C’est dans cette optique que « le développement est perçu comme une panacée à tous les problèmes de la région » (Rocky Ziipao 2018). La Birmanie connaît, elle aussi, d’importants problèmes d’ordre sécuritaire (conflits armés interétatiques cycliques), et malgré certaines phases importantes de développement économique, le gouvernement n’a jamais mis en place de plan de développement économique fonctionnel dans les régions jugées instables (p. ex. Chin et Rakhine) (de Vienne 2004). L’État birman rencontre encore aujourd’hui d’importantes difficultés à intégrer socialement et économiquement ses minorités (p. ex. les Rohingyas) malgré une économie en bonne santé (Bissinger 2012; de Vienne 2004). Or, le développement économique constitue un moyen pour le gouvernement birman d’intégrer la population Rohingya, concernée par le projet KMMTT.

Le développement économique se révèle ici être un dispositif de pouvoir utilisé par le gouvernement pour répondre à un problème de sécurité. Le gouvernement birman administre le développement économique entourant la construction d’infrastructures terrestres dans les régions instables, et les populations voulant bénéficier des occasions économiques (p. ex. octroi de contrats et création d’emplois) qui en découlent sont soumises à un plus grand contrôle de l’État puisqu’elles doivent répondre aux exigences gouvernementales (Lafleur 2017). Lorsque les populations acceptent les différentes exigences, un rapport de domination peut être établi entre le gouvernement et celles-ci, puisqu’elles sont progressivement assujetties économiquement par l’aide financière de l’État birman (Foucault 1975).  

Les populations civiles : dépendance économique, doctrine des quatre coupures et contestation politique

Le projet KMMTT touche plus particulièrement la Birmanie, et les populations qui habitent les États de Chin et de Rakhine. C’est ce dernier État, et le tronçon de route Paletwa-Sittwequi le traverse, qui sera étudié ici, puisqu’il s’agit d’une région hautement instable (crise impliquant les Rohingya), mais vitale pour le projet. Plusieurs acteurs sont impliqués, mais notre attention se portera sur l’influence des nouvelles activités économiques sur les populations locales habitant à proximité de la nouvelle route, ainsi que de l’incidence des conflits politiques entre l’État birman et des groupes d’opposition civils et militaire. En ce sens, il est pertinent de se poser la question suivante : dans quelle mesure les populations touchées par le projet KMMTT profitent-elles de ses retombées économiques et politiques ?

Deuxième carte : Attaque du groupe armé Arakan dans les États de Chin et de Rakhine

Source : https://www.acleddata.com/.

Le tronçon de route qui traverse l’État de Rakhine est un moyen de faciliter la fluidité du commerce, et ainsi d’alimenter la croissance économique du pays. Cela dit, si les avantages semblent évidents pour le gouvernement birman, ce n’est pas le cas pour la population civile habitant les zones concernées. La création d’un tronçon aussi important dans la région fait en sorte que les activités économiques et les rapports sociaux qui y sont liés vont se centraliser autour d’elle. Toutefois, il est fort probable qu’un rapport de dépendance soit créé faute d’alternative (réseau routier peu développé). Dans cette optique, plusieurs auteurs soutiennent que « les rapports de dépendance bloquent la croissance économique à long terme et amènent un développement socialement déséquilibré, malgré les courtes poussées de croissance économique » (Tausch et Jouron 2011 : 19). De plus, la population est prise entre l’arbre (le gouvernement) et l’écorce (les groupes d’opposition), car cette nouvelle infrastructure stratégique devient un moyen d’exercer une pression économique sur le gouvernement central (Rocky Ziipao 2018). À titre d’exemple, la construction du projet KMMTT a pris énormément de retard dû à une forte opposition de la société civile (Arakan Rivers Network) et d’un groupe armé (Armée d’Arakane) dans différents États, dont celui de Rakhine (Ujjwal Kanti et al 2017). Pour le gouvernement birman, la construction de la route Paletwa-Sittwe comporte des avantages économiques, mais aussi politiques, comme nous l’avons vu précédemment. Toutefois, l’intérêt et la présence accrue du gouvernement dans la région n’ont pas bénéficié à certaines franges de la population, dont la minorité Rohingya, qui traverse depuis plusieurs années une crise importante (apartheid, violence excessive du gouvernement, violation des droits humains, etc.)

La route Paletwa-Sittwe semble être un lieu de contestation politique clef pour les différents groupes d’opposition civile et militaire. L’armée birmane cherche à contrer l’insurrection de l’Armée d’Arakane (AA) par la doctrine des quatre coupures (four cuts doctrine), dont l’objectif est de séparer un groupe d’insurgé.e.s des ressources essentielles que sont le financement, la nourriture, les renseignements stratégiques et les recrues. Les moyens déployés pour mettre en place cette doctrine sont souvent violents et brutaux (bombardements et déploiement important de troupes) (Choudhury 2019). Les populations locales en sont les premières victimes (aide humanitaire bloquée, détentions arbitraires, meurtres extra judiciaires, tortures, etc.) (Choudhury 2019). Le tronçon Paletwa-Sittwe est devenu un lieu de contestation et de conflits politiques multiples entre l’État et les communautés ethniques, l’État et les acteurs non étatiques (AA), ou encore entre les différentes communautés ethniques et religieuses (Muslamns et Boudhistes) (Rocky Ziipao 2018). Le projet indo-birman est utilisé par ces différents groupes comme un moyen d’attirer l’attention sur des problèmes sociaux, d’annoncer leurs inspirations politiques, de défier le pouvoir gouvernemental, ou encore de le déstabiliser par des attaques ciblées et répétées (Rocky Ziipao 2018).

Conclusion 

Les politiques commerciales des gouvernements birman et indien s’inscrivent depuis plusieurs années dans une perspective de régime économique néolibéral, et le projet KMMTT n’échappe pas à ce cadre. Autre source de motivation, le choix du gouvernement birman de renforcer la sécurité dans les États de Chin et de Rakhine au moyen des dispositifs de pouvoir et ce, tout en plaidant pour une intégration sociale des populations grâce au développement économique de la région. Ces deux objectifs gouvernementaux ont d’importantes conséquences pour les populations de Rakhine. Ils ravivent les tensions économiques et politiques entre l’État et les différents acteurs sociaux, dont la minorité Rohingya et le groupe armé AA.

Plusieurs questions pertinentes n’ont pas été abordées dans ce texte, dont celle de l’environnement, qui se trouve à la jonction d’une multitude d’enjeux cruciaux (économiques, politiques ou sociaux) pour les populations locales. C’est d’ailleurs à travers l’angle de l’environnement et la publication d’un rapport préliminaire que l’un des principaux groupes d’opposition, Arakan Rivers Network (ARN), a dénoncé le projet KMMTT en soulignant la dévastation des berges, la violation des droits de propriété, la dégradation de terrain au profit de camps militaires, etc. (Santishree et al 2014; ARN 2019; Ujjwal Kanti et al 2017). De plus, l’ARN affirme qu’aucune consultation publique honnête n’a été tenue entre le gouvernement birman et les habitants concernés afin de répondre à leurs inquiétudes ou d’écouter leurs propositions, notamment en matière de dédommagements (Santishree et al 2014; ARN 2019; Ujjwal Kanti et al 2017).

Biographie

Candidat à la maîtrise en géographie et diplômé d’une maîtrise en science politique de l’Université de Montréal et d’un baccalauréat en relations internationales et droit international de l’Université du Québec à Montréal, Étienne Tardif-Paradis s’intéresse aux questions liées à la géopolitique, l’écologie politique et particulièrement aux sujets concernant les États du nord-est de l’Inde et leurs périphéries.

Références 

Arakan Rivers Network (ARN). 2009. Preliminary Report on the Kaladan Multi-Modal Transit Transport Project. En ligne : https://fr.scribd.com/document/24087389/Preliminary-Report-of-Kaladan-Multi-Mulda-Transit-Transport-Project (page consultée le 7 juillet 2019).

Bissinger, Jared. 2012. Foregn Investment in Myanmar : A Ressource Boom but a Development Bust ?. Contemporary Southeast Asia: A journal of International and Strategic Affairs, 34(2), 23-52.

Blaszkiewicz, Hélène. 2017. La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral. Géocarrefour 91(3), 1-18.

Choudhury, Angshuman. 2019. Decoding the Arakan Army: Understanding the Myanmar State’s Response (Part‑3). Institute of peace and conflict studies. En ligne : http://ipcs.org/comm_select.php?articleNo=5578 (page consultée le 28 juillet 2019).

de Vienne, Marie-Sybille. 2004. La Birmanie en quête de rois. Outre-Terre 6(1), 127-140.

Foucault, Michel. 1975. Surveiller et Punir: naissance de la prison. Gallimard, 313 pp.

Government of India. 2015. Press Information Bureau Government of India Ministry of External Affairs : Act East Policy. En ligne : http://pib.nic.in/newsite/PrintRelease.aspx?relid=133837(page consultée le 8 juillet 2019).

Granger, Serge, et Caouette, Dominique. 2019. L’Asie du Sud-Est à la croisée des puissances. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, pp 287.

Hassan, Tirana. 2012. Myanamar : Military land grab as security forces build bases on torched Rohingya villages. Amenesty International. En ligne :https://www.amnesty.org/en/latest/news/2018/03/myanmar-military-land-grab-as-security-forces-build-bases-on-torched-rohingya-villages/(page consultée le 29 septembre 2019).

Lafleur, Sylvain. 2017. Penser la gouvernementalité après Foucault. Politique et Sociétés 36(3), 141-159.

Larkin, Brian. 2013. The Politics and Poetics of Infrastructure. Annual Review of Anthropology 42, 327–343.

Leroy, Aurélie. 2014. Entre l’Inde qui brille et l’Inde qui pleure. Relations 773, 14-16.

Mazabraud, Bertrand. 2010.  Foucault, le droit et les dispositifs de pouvoir. Cités 42( 2), 127-189.

Ministry of Development of North Eastern Region. 2014. Kaladan Multi-Modal Transit Transport Project. En ligne : https://mdoner.gov.in/infrastructure/kaladan-multi-modal-transit-transport-project-inland (page consultée le 14 juillet).

Rocky Ziipao, Raile. 2018. Roads, tribes, and identity in Northeast India. Asian Ethnicity, 1-21.

Santishree, Dr, Pandit, D, et Rimli Basu, Dr. 2014. Connctivity development and regional integration : The case of Kaladan Project between India and Myanmar. Journal of International Relations. Hyderabad, India, Vol. VIII (3), pp. 25-39.

 Tausch, Arno, et Jouron, Philippe. 2011. Trois essais pour une économie politique du 21e siècle Mondialisation, gouvernance mondiale, marginalisation. L’Harmattan (Paris), pp 204.

Ujjwal Kanti, Paul, Gurudas, Das, et C Joshua, Thomas. 2017. ASEAN Calling : Development of India’s North-East through Sub-regional Cooperation. New Delhi: Pentagon Press.

[1] « L’objectif du Act East Policy est de promouvoir la coopération économique, les liens culturels et de développer des relations stratégiques avec les pays de la région Asie-Pacifique (…), offrant ainsi une connectivité accrue aux États de la région du Nord-Est. (…)L’AEP fournit une interface entre le nord-est de l’Inde (…) et la région de l’ASEAN. Ce plan identifie des initiatives concrètes et des domaines de coopération reposant sur les trois piliers de la sécurité politique, économique et socioculturel. (…) En ce qui concerne la connectivité, des efforts particuliers sont déployés pour élaborer une stratégie cohérente, en particulier pour relier l’ASEAN au Nord-Est (…), notamment la construction d’infrastructures de transport (…), l’intégration régionale et la mise en œuvre de projets sont des priorités ».

[2]Le projet a pour objectif de relier le Nord-Est de l’Inde par le port de Calcutta à la ville portuaire de Sittwe (540 km) dans l’État de Rakhine en Birmanie, et puis dans un second temps de Sittwe à Paletwa (160 km) dans l’État birman de Chin via la rivière Kaladan, ainsi que par voie terrestre de la ville d’Aizawl dans l’État indien du Mizoram vers Paletwa (140 km).

Laisser un commentaire