L’identité québécoise et la laïcité, au-delà des mots

Par Nadine Jammal

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D’abord je me présente, puisque, en ces temps troublés, voyez-vous, il est bon de commencer par expliquer d’où nous venons avant de pouvoir nous prononcer sur l’avenir. Arrivée au Québec très jeune, je suis d’origine arabe et égyptienne, agnostique à 100 %, même si, jusqu’à l’âge de 16 ans environ, j’étais croyante et pratiquante. C’est à peu près à cette même période de ma vie, qu’avec toutes mes convictions dans l’avenir de la société québécoise, je me suis engagée à fond dans le mouvement pour l’indépendance du Québec.

À cette époque, en tant qu’immigrante de deuxième génération, je voulais épouser la cause de cette société qui m’avait si bien accueillie, afin qu’elle reste francophone en Amérique du Nord et qu’elle continue, en même temps, d’être une terre d’accueil pour les immigrants qui viennent de partout à travers le monde. Je ne voyais, à l’époque, aucune contradiction entre ces deux possibilités pour le Québec : rester francophone, garder sa culture et accueillir des personnes immigrantes. Je ne voyais pas non plus la nécessité de faire la distinction que l’on fait aujourd’hui entre un nationalisme propre aux Québécois d’origine et un nationalisme civique. Et j’ai chanté, moi aussi, à tue-tête, dans l’autobus lors d’une sortie de classe « Québécois, nous sommes Québécois, le Québec saura faire s’il ne se laisse pas faire… »

Aujourd’hui, je me sens encore Québécoise. Je me définis comme telle parce que le Québec est mon pays d’adoption, et aussi parce que j’épouse profondément les combats de cette collectivité pour contrôler ses ressources économiques et culturelles, pour avoir un mot à dire sur l’éducation de sa population et pour faire en sorte de rester une société à majorité francophone en Amérique du Nord. Toutefois, mes perspectives et opinions ont évolué quelque peu à ce sujet. En effet, avec les changements actuels sur le plan du climat, avec les échanges économiques qui ont lieu aux quatre coins de la planète, je suis consciente que les mouvements migratoires vont s’accélérer de plus en plus à travers le monde et que le Québec ne pourra échapper à ce mouvement. Je pense donc qu’il nous faut maintenant redéfinir les notions de nation et d’identité québécoise afin qu’elles reflètent cette nouvelle réalité.

Je pense aussi que nous devons opter pour une laïcité ouverte, tout en respectant le désir des personnes immigrantes de pouvoir exprimer leurs croyances en toute liberté et pratiquer leur religion dans le calme et la sérénité. Je suis donc d’accord avec la laïcité dans « l’espace public », si l’on définit ce terme au sens de Jürgen Habermas. En effet, pour ce philosophe, l’espace public est un endroit où les personnes d’une même entité territoriale et politique (un pays, une ville, une confédération d’États, etc.), doivent pouvoir donner leur avis sur la chose politique et où, en démocratie, tous et toutes doivent se sentir à l’aise pour échanger librement et sans contraintes et pour déterminer le type de société dans lequel ils et elles veulent vivre (Habermas, 1983).

Je considère aussi qu’il faut nous montrer solidaires avec tous ceux et celles qui viennent ici pour trouver un espace où ils peuvent vivre en paix, au-delà des croyances et des cultures différentes et aussi avec ceux et celles dont le caractère intolérant de plusieurs religions vient brimer leurs libertés individuelles et collectives. Toutefois, je suis consciente que cette transition sur le plan des valeurs liées à la laïcité n’est pas encore tout à fait achevée au Québec et qu’elle devrait se faire en douceur et dans le respect des identités de chaque personne. Je mets le terme « identité » au pluriel parce que je pense que nous portons en nous-même plusieurs identités et que nous faisons tous et toutes, de façon parfois inconsciente, un bricolage identitaire[1] lorsque des choix importants s’offrent à nous.

Ouf, après cette longue introduction, comment poursuivre ? Nous avons des identités multiples, et parfois des valeurs, qui peuvent être contradictoires. En effet, dans mes valeurs, il y a l’accueil de l’autre, la solidarité avec ceux qui, entre autres à cause de notre négligence envers l’environnement, ne se sentent plus chez eux dans leur pays d’origine et la laïcité, au sens large, dans ce fameux espace public, valeur qui, selon moi, devrait aller de pair avec la démocratie et avec le respect des croyances d’autrui. Il y a aussi l’entraide familiale, l’égalité entre les hommes et les femmes, et l’ouverture à la différence. Parmi les identités multiples, et parfois en contradiction les unes avec les autres, desquelles je me revendique, il y a celle d’être une femme, féministe engagée, qui épouse plusieurs idées de gauche, d’origine et de culture égyptienne et québécoise. Ajoutons aussi à cela que j’adhère profondément à plusieurs aspects des cultures qu’on dit « traditionnelles », entre autres à cause de la chaleur humaine et de la solidarité familiale que l’on retrouve dans ces cultures et qui font parfois défaut dans les sociétés occidentales.

Par ailleurs, il faut aussi souligner que la laïcité n’est pas vraiment une « valeur québécoise » et que poser la question en ces termes relève de la démagogie et ne fait que servir les objectifs électoralistes du présent gouvernement. La laïcité pourrait cependant être une valeur universelle ou une valeur « universalisable », au sens de Jürgen Habermas, à certaines conditions, que je voudrais examiner dans les quelques paragraphes qui suivront.

Pour le philosophe allemand Jürgen Habermas, les valeurs qui sont universalisables sont celles qui seraient susceptibles de servir de base à une discussion égalitaire, dans les sociétés démocratiques, afin de permettre aux citoyens qui vivent dans ces sociétés de trouver des solutions qui seraient à l’avantage du plus grand nombre. Ces valeurs pourraient aussi permettre de régler des situations conflictuelles entre les divers groupes de citoyens d’une société donnée et elles pourraient aussi guider la résolution de conflits qui peuvent advenir entre les sociétés. De plus, toujours selon Habermas, ces valeurs sont universalisables dans la mesure où elles émergent de la discussion démocratique dans les sociétés modernes. Elles ne peuvent donc pas être imposées par une minorité de citoyens, et ce ne sont pas non plus les valeurs de la majorité, mais bien des valeurs susceptibles de susciter un consensus dans l’ensemble de la société.

Une fois ceci établi, on pourra objecter que ce que Habermas identifie comme des valeurs universalisables sont en fait des valeurs propres aux sociétés occidentales, qui ne peuvent pas être imposées à d’autres sociétés ni à de nouveaux arrivants qui, pour plusieurs, immigrent ici non par choix mais par nécessité. Cependant, cette question des valeurs universalisables reste une question angoissante, parce que c’est vraiment à partir de ces valeurs que nous pouvons discuter et résoudre les conflits dans les sociétés modernes et que, sans ces valeurs, l’idée même d’une ouverture à l’autre et de respect de la différence, perd son sens. Car, au nom de quoi pouvons-nous respecter les différences et les divergences si nous ne croyons pas à l’égalité entre les peuples, par exemple, égalité qui devrait être reconnue comme une valeur universelle ? Au nom de quoi devrions-nous accueillir ici les personnes réfugiées si nous n’adhérons pas à des idéaux humanitaires ?

J’ajouterais aussi que ces idées sur les valeurs universelles, ou universalisables, n’ont de sens que si l’on considère l’identité comme quelque chose de dynamique et la tradition et la culture comme étant toujours en changement. Autrement dit toute cette discussion n’a de sens que si on considère l’Autre, et si nous nous considérons nous-mêmes, comme des citoyens capables de porter un regard critique sur leur propre société et sur leur propre culture. Il faut aussi penser que l’être humain est capable d’interprétation, autrement dit, que chaque personne évolue continuellement et repense au quotidien ses propres valeurs et les valeurs de sa société. Enfin, il faut voir chaque personne comme étant capable de sincérité dans son « bricolage identitaire » et dans cette recherche de démocratie et de reconnaissance de l’autre.

Je voudrais aussi ajouter que toute cette discussion sur les valeurs suppose aussi une hiérarchie entre des droits qu’on pourrait appeler fondamentaux et d’autres qui sont, je dirais, moins importants. C’est pourquoi le débat actuel autour des signes religieux m’apparaît souvent comme étant secondaire face à d’autres objectifs plus larges. Personnellement, les questions que je me poserais touchent plutôt, par exemple, à l’interdiction de l’excision, à l’accessibilité à la contraception, à la défense du droit à l’avortement, au respect et à la mise en œuvre du droit à l’éducation, que ce soit en Occident ou bien dans les pays du Sud. J’ajouterais aussi à ces priorités le respect de l’orientation sexuelle et le respect des pratiques culturelles et des croyances religieuses. À ce moment-là, je me sens solidaire de tous les êtres humains, qui luttent pour ces droits, au Sud comme au Nord, sur la planète.

Selon moi, tous les débats qui tournent autour de la laïcité ont un sens mais seulement si on les replace dans un cadre plus large de lutte pour les droits humains. À ce moment-là, nous pouvons lutter pour la laïcité, en considérant aussi que nous ne sommes pas les seuls, sur la planète, à lutter pour cette valeur. La question en effet, s’est posée et se pose toujours, de façons diverses, dans plusieurs autres pays et elle ne peut se faire, à mon sens, que dans le respect des cultures diverses et du rythme de chacun des citoyens. De plus, elle ne doit exclure personne. Ce n’est donc pas la majorité qui devrait imposer sa vision aux minorités, mais tous et toutes qui devraient se sentir concernés et interpellés dans le cadre d’une discussion ouverte et respectueuse.

Donc, la laïcité dans l’espace public, oui, mais petit à petit. La religion prend une place centrale pour plusieurs personnes que nous accueillons ici, alors pourquoi ne pas se souvenir d’un passé, pas très lointain, où les écoles québécoises étaient divisées entre commissions catholiques et protestantes ? En effet, les commissions scolaires linguistiques datent de 2005 au Québec, alors que la France, que nous prenons souvent comme modèle lorsque nous parlons de laïcité, s’est doté d’une éducation laïque depuis 1904.

Nous devons aussi nous souvenir que, dans un passé relativement récent, les élèves dont les parents préféraient l’éducation morale aux cours de catéchèse étaient parfois appelés à se tourner les pouces dans le corridor au lieu de s’intéresser aux questions de foi et de religion. Précisons aussi qu’à peu près à la même époque, il arrivait souvent que les personnes immigrantes qui se considéraient comme laïques, et qui préféraient que leurs enfants ne reçoivent pas une éducation religieuse à l’école, soient dirigées par la très québécoise Commission des Écoles Catholiques de Montréal vers les commissions scolaires protestantes et reçoivent, par conséquent, une éducation en anglais. Le même problème s’est posé également pour les immigrants de langue française mais de religion autre que catholique, qui voulaient que leurs enfants reçoivent une éducation « neutre ». Étant donné le caractère fortement religieux de la CECM, ces personnes seront dirigées par les directions d’école, ou se dirigerons elles-mêmes, vers les écoles protestantes, qui n’accordent pas tellement d’importance à l’enseignement religieux et qui ont une politique de tolérance à l’endroit des minorités religieuses (Andrade, M.S., 2007).

Autrement dit, les Québécois ne sont pas devenus laïcs du jour au lendemain. Adolescente, j’ai assisté moi-même à tout ce mouvement d’évolution vers la laïcité alors que les prêtres et les sœurs qui m’enseignaient passaient, allègrement pour certains et plus difficilement pour d’autres, du voile à l’habit civil et de la soutane au collet romain. Je me souviens aussi que quand nous militions, durant les années 1980, pour l’avortement libre et gratuit ou pour l’éducation sexuelle dans les écoles, c’est à une opposition des parents catholiques que nous avions affaire. Nous avons donc tendance à oublier que ce chemin vers la laïcité ne s’est effectué au Québec que petit à petit et, parfois, assez péniblement pour certaines personnes et que cette transition n’est pas vraiment achevée dans plusieurs domaines de l’espace public; la réticence à enlever le crucifix dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Je me dis aussi, pour préciser encore plus ma pensée, que le chemin vers la laïcité a connu plusieurs avancées et plusieurs reculs et que l’adéquation entre laïcité et culture québécoise n’est pas aussi simple que monsieur Legault voudrait nous le faire croire actuellement. Autrement dit, nous demandons souvent aux personnes que nous accueillons ici d’effectuer en très peu de temps un chemin que nous avons mis plus d’un demi-siècle à parcourir.

Par ailleurs, l’adéquation que fait actuellement le gouvernement Legault entre l’identité québécoise et l’abolition des signes religieux pour les employés de l’État est très mal posée, selon moi, parce que la façon dont le débat est engagé nous indique plutôt qu’avec cette façon de définir l’identité québécoise, nous nous éloignons de ces valeurs universelles, dont j’ai parlé plus haut, pour nous replier vers une conception étriquée et plutôt étouffante de l’identité. J’ajouterais aussi qu’une définition plus large de ce qu’est l’identité québécoise est d’autant plus urgente actuellement parce que ces fameuses valeurs universelles me semblent, à l’heure des changements climatiques et de l’accélération des mouvements migratoires, des valeurs nécessaires au vivre-ensemble dans des sociétés qui sont appelées à devenir de plus en plus pluriculturelles.

Signalons également que le Québec, contrairement à ce que plusieurs croient, n’accueille pas plus que sa part d’immigrants, par comparaison avec les autres sociétés occidentales. En effet, même si les États-Unis sont maintenant de plus en plus fermés à l’immigration, notre frontière avec ce pays n’est pas aussi poreuse qu’on le croit et plusieurs de ceux qui la franchissent, dans des conditions très difficiles à imaginer, risquent souvent de se faire reconduire à l’aéroport le plus proche. D’autre part, malgré toutes les difficultés que l’immigration peut entraîner pour les « réfugiés de la mer », la Méditerranée se traverse moins difficilement que l’océan Atlantique. Enfin, le Québec, est vraiment sous-peuplé. Nous sommes seulement 8,4 millions sur un territoire très vaste et nous sommes, comparativement aux pays du Sud qui accueillent un nombre très élevé de personnes déplacées lors des conflits armés, un pays riche, qui a largement la capacité et les ressources économiques pour accueillir de nouveaux arrivants.

D’autre part, si nous arrivons, en tant que société, à présenter la laïcité dans l’espace public comme une valeur universalisable et à en faire un objectif à moyen terme pour la société québécoise, la question de préserver le caractère francophone du Québec restera entière. Mais c’est là un autre objectif, qui me semble assez différent de celui de la laïcité, et qui peut se faire de façon tout à fait harmonieuse avec les personnes immigrantes que nous accueillons ici. Cet objectif a déjà été en partie atteint grâce à la loi 101 et il restera atteignable à condition que nous y mettions le temps et les moyens financiers qui y sont nécessaires.

Je terminerais donc cette réflexion en disant que je me sens toujours québécoise, aujourd’hui plus que jamais, mais que je suis de plus en plus convaincue qu’avec les années qui viennent, le Québec devrait s’ouvrir de plus en plus à l’immigration puisque, comme le disait Gilles Vigneault dans une entrevue récente à la radio de Radio-Canada, il y a de plus en plus de gens qui se cherchent une maison, à travers notre petite planète, et, croyez-moi, ajoutait-il, ce n’est pas pour des vacances !

Biographie

Nadine Jammal est titulaire d’un doctorat en sociologie. Elle enseigne les Rapports de genre et sociétés dans une perspective féministe et la Diversité culturelle à l’Université du Québec en Outaouais. Elle a publié sa thèse de doctorat en 2015 sous le titre « Égales et différentes ? » aux Éditions Athéna.

Références bibliographiques

Andrade, M.S., 2007, La Commission des écoles catholiques de Montréal et l’intégration des immigrants et des minorités ethniques à l’école française de 1947 à 1977. Revue d’histoire de l’Amérique française, 60, (4), p. 455–486.

Habermas, J., 2003, The Theory of Communicative Action, Volume One, Reason and The Rationalisation of Society, Translated by Thomas McCarty, Boston, Beacon Press.

[1] Le terme « bricolage identitaire » a souvent été utilisé par plusieurs sociologues de toutes tendances pour désigner la construction du moi qui se fait en chacun et chacune de nous en cumulant plusieurs identités qui peuvent être contradictoires.