« L’or des Indes » de Pierre Gélinas : Renaissance à Trinidad

Par Jacques Pelletier[1]

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Dans ce bordel de pays, pour parler comme Jacques Ferron, la mémoire est oublieuse. On ne se souvient plus guère par exemple de Pierre Gélinas, disparu dans un silence à peu près total il y a quelques années, dont la trajectoire tant comme écrivain que militant est pourtant singulière et originale dans le milieu intellectuel québécois.

Né en 1925, d’origine sociale modeste, orphelin de père dès son jeune âge, il doit interrompre ses études tôt pour gagner sa vie. À 18 ans, en 1943, il se retrouve journaliste à l’hebdomadaire Le Jour, dirigé par Jean-Charles Harvey, où il est précocement chargé de la chronique artistique et littéraire. Cette fonction lui procure l’occasion de fréquenter notamment le milieu des arts visuels, et en particulier le groupe des automatistes dont il sera plus tard un compagnon de route critique une fois devenu communiste et partisan du réalisme dans la création artistique et littéraire. Après son passage rapide au Jour, il est engagé à la section française du Service international de Radio-Canada, où il mène une brève carrière de 1943 à 1946, interrompue par son engagement dans le Parti communiste et le mouvement syndical.

Dans le Parti, Gélinas connaît une ascension rapide, occupe des fonctions importantes, devenant responsable des questions culturelles, directeur du journal Combat et membre du Secrétariat politique, donc, de la direction centrale jusqu’à son départ en 1956 suite à la publication du rapport de Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Il vit alors une période d’insécurité existentielle et financière et décide de se consacrer à l’écriture, rêvant à une carrière de dramaturge, rédigeant des textes dramatiques demeurés inédits et un premier roman, Les vivants, les morts et les autres, pour lequel il obtient le Prix du Cercle du livre de France en 1959.

Sa trajectoire de militant syndical et politique dans la mouvance communiste le distingue de la plupart des écrivains de sa génération, réformistes au mieux sur le plan politique, inspirés sur le plan idéologique par les revues humanistes, La Relève et Cité libre, auxquelles ils sont liés et qui pratiquent le roman psychologique, genre culturellement dominant dans le champ littéraire. Gélinas entretient une conception différente de la littérature qui s’inscrit en gros dans le prolongement du réalisme critique, tel que décrit et proposé comme modèle à suivre par Georg Lukacs. La mission de l’écrivain est de représenter aussi fidèlement que possible le monde, qui est d’abord social, dans son mouvement et ses contradictions à travers des figures typiques incarnant les grandes tendances de l’époque.

La tentation du Sud

Récompensé par l’obtention du Prix du Cercle du livre de France pour Les vivants, les morts et les autres, Gélinas profite donc momentanément d’une reconnaissance endossée dans une certaine mesure par la critique qui accueille de manière contrastée son roman. Mais cela ne règle en rien ses problèmes concrets de subsistance ni son statut civique : il ne trouve toujours pas d’emplois satisfaisants et son rapport à sa société d’appartenance demeure fragile et inconsistant. C’est dans ce contexte problématique qu’il va quitter le Québec pour Trinité-et-Tobago, s’engageant dans une entreprise d’import-export risquée sur le plan financier, faisant le pari désespéré qu’il va trouver sa voie dans les affaires, nouveau milieu où il n’est pas « brûlé », stigmatisé par son parcours antérieur.

Gélinas s’installe donc à Port d’Espagne l’année même où il remporte son prix littéraire et il est ébloui par la ville qu’il décrit à sa correspondante et fidèle collaboratrice Lyse Nantais comme une « merveille : un plateau au ras de la mer cerné de toutes parts par la montagne, de vieilles rues étroites avec des balcons français et espagnols, style Nouvelle Orléans, et de grandes rues bordées de palmiers et de cocotiers. » Il ajoute qu’il aimerait être « sculpteur » pour pouvoir donner matériellement chair « aux types absolument plastiquement extraordinaires de femmes africaines – style côte ouest. » Il est aussi frappé par le mélange bigarré des races et des nationalités qui peuplent l’île : « Il y a les descendants des types amenés de l’Inde au siècle dernier et qui ont gardé costumes et traditions. Puis une importante colonie chinoise, sans parler des Hollandais, une race fort particulière », collectivités qui se superposent aux communautés numériquement dominantes des Portugais et des Noirs transplantés du continent africain par le système esclavagiste. Cette coexistence donne lieu à une vie politique qu’il qualifie de « très active et passionnante », très révélatrice de la réalité conflictuelle du rapport colonial.

Ces données composites et complémentaires qui constituent la substance vivante de l’île – la ville de rêve, les femmes qui la symbolisent dans leur beauté, les peuples qui l’animent, la politique compliquée qui en scande la vie sociale – inspirent très tôt à Gélinas le projet d’un roman « qui pourrait être intéressant »[2]. Dans une autre lettre à Lyse Nantais, écrite à la même époque, porté par l’enthousiasme de sa découverte de ce monde fascinant, il ajoute que le roman à venir « sera mille fois plus sérieux et débarrassé de tous les restants d’enfantillage qui me gênent dans le premier. Quelque chose de solide enfin : un beau gros truc bien juteux, qui relèguera le premier dans les limbes des « œuvres de jeunesse »[3].

L’Or des Indes accompagne ainsi, sur le plan de la recréation imaginaire, l’expérience vécue sur le terrain qu’il transpose et métamorphose, reconstituant un véritable univers tout en témoignant d’une exploration d’un moi en quête d’une fuyante et improbable vérité qui finira par se révéler au terme d’un parcours aussi incertain que sinueux.

Ébauché puis rédigé en partie durant le séjour à Port d’Espagne, le roman sera achevé à Montréal où Gélinas revient après l’échec de son aventure financière. Il le termine pour se « débarrasser » de l’envoûtement qui s’est saisi de lui à Trinidad où il habite toujours « mentalement », signale-t-il à Lyse Nantais : faire revivre la ville, et plus précisément encore « l’atmosphère de la ville », dont il entend faire le héros véritable de son récit, de même que les femmes magiques qui y déploient leur splendeur, ce sera paradoxalement une manière privilégiée de s’en délivrer sur le plan psychique. Au terme du premier jet, l’écrivain songe à lui donner le titre de Scheherazade, ma sœur, plaçant ainsi l’accent sur la dimension affective, passionnelle du roman davantage que sur son aspect politique, en quoi il espère sortir « définitivement du passé »[4] dont il demeurait toujours largement prisonnier dans le roman précédent.

Une bifurcation thématique et narrative

Dans L’Or des Indes, Gélinas s’engage donc dans une nouvelle voie, emprunte un autre embranchement tant sur le plan de la forme que du contenu.

Les vivants, les morts et les autres évoquait la société canadienne française durant la période duplessiste. Il reconstituait la trajectoire d’un jeune homme faisant son apprentissage social dans le mouvement syndical et ses luttes, dans l’engagement politique aussi en devenant sympathisant puis militant et dirigeant du parti communiste, qui constituait un univers parallèle, extrêmement marginal à l’époque. Sur le plan formel, le roman s’inscrivait dans la tradition du réalisme critique, donnant à lire une transposition stylisée du monde social et des conflits qui le traversent et un portrait sur le mode objectivant d’un héros décrit par un narrateur hors-champ décrivant son parcours avec sympathie, tout en gardant ses distances.

L’Or des Indes nous plonge dans un univers complètement différent, nous fait passer de la grisaille du Nord à la lumière du Sud, du caractère rigide, et parfois puritain, de nos sociétés à l’exubérance tropicale de Trinidad, touchée par une misère qui n’empêche pas la joie de vivre. Il conserve la dimension initiatique du premier roman, la place au cœur même du récit tout en la personnalisant davantage. Le héros, cette fois, est aussi le narrateur d’une expérience qu’il transmet directement et en son nom propre. Le reportage, qui demeure notamment dans la reconstitution de Port d’Espagne, est subordonné à l’auto-analyse de soi. De la description objective du monde, Gélinas est passé à l’autofiction, à un mode de représentation régi par la subjectivité d’une recherche et d’un regard.

Le héros narrateur évoque son séjour à Trinité-et-Tobago peu de temps après son retour à Montréal. C’est donc un regard rétrospectif qu’il jette sur cette période récente de sa vie, un regard cependant imprégné par cette expérience toujours vive, qu’il veut « comprendre » pour s’en « libérer ». Son point de vue n’est pas celui, distancié, du mémorialiste qui pose un regard en surplomb sur sa vie et qui essaie d’en dégager le sens général en la considérant dans sa totalité. C’est plutôt celui d’un acteur et d’un témoin encore sous le choc et qui se demande comment rendre compte des événements auxquels il a été associé dans leur substance et leur vérité : « Comment, note-t-il, ordonner les événements quand tous sont également présents, comme une seule et perpétuelle blessure à l’âme ? » Comment reconstituer la trame dans laquelle ils s’inscrivent et qui leur donnerait la cohérence dont ils semblent dépourvus ? « Le fil, ajoute-t-il, est quelque part dans les souvenirs chaotiques » (p.13).

Son récit prend ainsi forme à partir de la réanimation de ces souvenirs par une mémoire capricieuse qui les évoque dans le désordre, par couches successives, en les superposant et en les étageant davantage qu’en les insérant dans une narration linéaire où ils prendraient logiquement leur place. Le lecteur se retrouve du coup face à une composition spatiale en quelque sorte, formée de très nombreux fragments qui constituent une courtepointe bigarrée dont il est appelé, comme le héros narrateur lui-même, à dégager la signification, à la manière d’un spectateur devant un tableau impressionniste. Très concrètement, il en résulte un récit sectionné, distribué dans de courts passages contenant des annotations d’atmosphère, des descriptions de choses vues et ressenties, des scènes rapidement esquissées à la manière pointilliste qui rappellent le mode de composition privilégié par Lawrence Durrell dans Le Quatuor d’Alexandrie, roman lu par Gélinas au moment de la rédaction de son propre récit et qui lui est largement apparenté sur le plan formel et structurel[5].

Pour le héros narrateur de L’Or des Indes, comme c’est le cas du Darley du Quatuor d’Alexandrie, il s’agit, à travers la reconstruction mémorielle d’un univers, de reconstituer le sens d’une expérience conçue comme une véritable tentative de renaissance : « En cette terre nouvelle, note-t-il, nous allions « refaire » notre vie, Sid, Milton et moi. Tous trois, notre passé loin derrière, récusé, renié, enfants de ce jour même » (p. 14). Et parlant cette fois en son nom propre, il avoue regretter son atavique « impuissance à faire taire la voix de mon passé, de mon éducation, des choses apprises et secrètement répudiées, de tout ce qui ligotait les impulsions de l’instinct et qui me repoussait en quelque sorte en marge du monde » (p. 26).

L’aventure financière, l’espérance de faire un coup d’argent, qui motive le départ pour Trinité-et-Tobago, apparaît ainsi comme la couche superficielle, l’enveloppe extérieure d’une quête beaucoup plus profonde. Il s’agit en effet plus fondamentalement de prendre congé d’un passé paralysant, de rompre avec un univers auquel on est devenu étranger et de renouer avec le « pays intérieur » (p. 80) que l’on porte en soi et qu’incarnent et symbolisent Port d’Espagne et ses habitants, monde où il semble possible de recréer des « rapports naturels entre les êtres » (p. 151).

Cette recherche existentielle, vitale, intervient bien sûr dans le cadre d’une intrigue financière dont la dimension politique est cependant une composante majeure.

Sur le plan microcosmique, elle réunit et oppose les étranges associés de cette aventure que sont Sid, Milton et le narrateur. Leur alliance repose sur un profond malentendu originaire. Sid, rappelle le héros narrateur dans un passage rétrospectif du récit, est son ancien patron ; il a été engagé par ce dernier alors qu’il cherchait désespérément du travail dans une période où toutes les portes lui étaient fermées compte tenu de son parcours politique antérieur, vraisemblablement au Parti communiste, en quoi il fait figure de doublet de l’auteur. C’est ainsi qu’il se retrouve petit employé, mal payé et précaire, préposé au classement des dossiers dans le service de crédit, dirigé par Sid, d’une grande entreprise commerciale. Il y accomplit « sagement » un travail « idiot », devenant un « petit rouage dans la grosse machine » (p. 66), à l’exemple d’un Alexandre Chenevert chez Gabrielle Roy[6], adoptant la « personnalité de l’emploi » (p. 67). Prenant conscience que son travail le transforme progressivement et insensiblement en une personne tatillonne et mesquine, il prend la décision de quitter son poste au moment même où Sid est congédié par la direction de l’entreprise, ce que ce dernier interprète comme un geste de solidarité à son endroit. « L’équivoque, note-t-il, était née, elle dure encore. » (p. 72)

Sur un plan plus général, c’est à cet épisode que remonte donc le rapport ambivalent qui caractérise leur relation. Celle-ci va se transformer en hostilité dans l’aventure de la centrale de béton sous le choc de la réalité coloniale. Pour réaliser leur projet, Sid, Milton et le narrateur doivent obtenir les faveurs des principales forces économiques et politiques en présence et en concurrence sur l’Île : d’un côté, les hommes d’affaires blancs qui possèdent les capitaux, de l’autre, les représentants – noirs – du gouvernement et de l’État. Pragmatique, le héros narrateur s’adapte à la conjoncture et à ses exigences et se retrouve du coup allié objectif d’un personnage comme Hernandez, riche entrepreneur blanc. Sid, pour sa part, le boude en raison de son parti pris idéologique et politique pour les Noirs. Le conflit ente les deux personnages, qui se cristallisera dans l’épisode de l’embauche de l’ingénieur requis pour le projet de centrale, est donc aussi, sinon davantage, politique qu’économique. Sid et le narrateur s’affrontent en effet frontalement sur l’attitude à adopter face à la domination des Noirs. Sid les défend au nom de principes généreux mais abstraits alors que le héros narrateur estime que leur émancipation est d’abord leur affaire : « Tiens, dit-il à ce dernier, je serai grandiloquent et je dirai : ils ont droit à leurs combats, à leurs drapeaux, à leurs martyrs, à leurs victoires » (p. 162).

Internalisée dans l’intrigue financière du roman, cette variable en constitue une dimension stratégique capitale. Elle est mise en place dès le fragment inaugural du récit qui, à la manière habituelle des ouvertures de Gélinas, nous introduit directement au cœur même de l’action. La scène évoque sur le mode dramatique le dépotoir municipal de Port d’Espagne et l’existence larvaire des Noirs qui habitent et vivent dans le Bidonville adjacent, « agglomération de cahutes » (p. 12) qui menacent de s’effondrer, abris fragiles pour les misérables réduits à disputer aux oiseaux de proie les restants infects dont ils se nourrissent. Ce spectacle affligeant révolte Sid qui y voit le résultat mortifère de la domination des Blancs tandis que Freddie Nuñez, un commerçant local, hausse les épaules devant le comportement de ceux qu’il qualifie de « pourceaux », débris d’humanité dont il n’y a rien à attendre ni à redouter.

Le grand clivage Noirs/Blancs, dominés/dominants, colonisés/colonisateurs, s’avère donc une donnée fondamentale du récit qui en présente les multiples facettes et ramifications. Ces deux blocs ne forment toutefois pas des ensembles monolithiques, ils sont stratifiés selon des lignes reposant sur la nationalité (Anglais, Espagnols, Portugais, Hollandais, Indiens, Africains etc.), le rapport à l’argent et au pouvoir qui génèrent des alliances et des oppositions. Le narrateur et, par son truchement, le romancier en dressent un tableau qui en fait voir toute la complexité, notamment dans le rapport à l’État : professions et milieux intellectuels composites, formés d’employés blancs, noirs et indiens ; haut fonctionnarisme accaparé par les Blancs ; gouvernants noirs confrontés à une « opposition créole » de commerçants et d’industriels de prédominance blanche. Tous ces gens sont en interrelation constante dans l’univers du travail, mais leurs rapports sont imprégnés d’une méfiance foncière que n’efface pas un masque qui « ne cesse jamais d’être la condition de la concorde » (p. 30. Derrière le masque, se dissimulent la crainte, voire la haine de gens qui habitent dans des univers sociaux séparés : quartiers différents, lieux de loisirs distincts que représentent et symbolisent de manière ostentatoire les clubs et hôtels privés des Blancs qui y vivent selon les codes de leurs pays d’origine.

Le héros narrateur qui fréquente volontiers ces endroits estime pour sa part que la situation du Blanc en pays noir ne saurait échapper à l’ambiguïté, qu’elle est vouée à être fondamentalement équivoque et qu’il est vain d’espérer y échapper par des discours généreux mais illusoires comme ceux que tient un Sid auxquels il oppose sa lucidité froide. Cela ne l’empêche pas cependant de   fustiger les propos racistes d’un Derek sur la soi-disant supériorité naturelle de la civilisation blanche et de se sentir comme un étranger dans l’univers douillet et surprotégé des Blancs. Au Yacht Club, où il se retrouve à l’occasion, il éprouve un « embarras profond », provoqué par la sensation d’être avec ses compagnons d’infortune sur un « radeau fantôme de l’illusion, dérivant dans une nuit d’encre, coupés de la terre et du ciel », dégageant « la rancissure d’une sorte de stagnation ». Il précise encore, tentant de cerner davantage les raisons de son malaise : « Ce qui me blessait, c’était la réaction irrationnelle, déraisonnable des Blancs, l’espèce d’auto-amputation qu’ils avaient pratiquée sur eux-mêmes » sous l’influence du « mobile le plus navrant, la peur » (p, 115-116). Bref, toutes choses étant inégales par ailleurs, il se retrouve dans un univers platement conformiste, équivalent tropical de celui qui avait précipité sa fuite de Montréal.

C’est donc pour l’essentiel dans la petite communauté métissée qu’il forme avec Milton et les femmes de chair et de rêve qu’incarnent Asha et Schehrazade, cette « fleur luxuriante » (p. 178), qu’il communie avec la culture et l’esprit de l’île qui constituent l’authentique « or des Indes », le véritable motif de sa quête d’harmonie et d’osmose avec le monde.

Un hymne à la joie de vivre

On comprend du coup l’importance que prend l’évocation de l’île, et en particulier de Port d’Espagne, dans le roman. Semblable en cela à l’Alexandrie de Durrell, la ville de Gélinas est d’abord mythique, une recréation imaginaire et fantasmée sur fond de réel. « Contrepoint des couleurs et des civilisations, carrefour de l’Inde et de l’Afrique, jardin d’asphalte et d’argile où clignotent les lucioles des lampes de carbure » (p. 17), elle apparaît comme une « Ville sans âge, sans style dans le ramas de tous les styles. Ville-jouet, comme ces villages de papier mâché qu’on érige dans la ouate et les cristaux de mica sous l’arbre de Noël, imaginaires et réels » (p. 19). Plus loin, le héros narrateur, après en en avoir proposé une longue description sur le mode impressionniste, qui en fait percevoir la dimension cosmopolite à travers les « images détachées de la campagne anglaise, de l’Islam, du Havre et de Sétubal, superposées l’une sur l’autre » sous lesquelles elle apparaît, fait ressortir l’« anarchie des styles qui, par quelque magie, composent un décor d’une étonnante unité » (p. 34). Trinité-et-Tobago, conclut-il, présente « tous les visages ; les points de repère de sa géographie, tous les accords » (p. 35-36).

Son unité repose en grande partie sur sa composante sexuelle. Partout, et plus particulièrement encore dans certains quartiers, circule comme « promesse et accomplissement, le flot solennel des femmes, des femmes enfants, pareilles à elles-mêmes depuis le fond des âges » (p. 19), « sirènes virginales et perverses » (p. 17) que symbolisent Asha et surtout Schehrazade, dont le héros narrateur fait la connaissance à l’hôtel borgne et bordel masqué qu’est l’Ocean View. Prostituée candide, elle s’avance dans la vie avec une démarche féline qui s’apparente à une danse gracieuse – qui la distingue de celle lourde et pataude des Blanches – et par laquelle elle échappe d’une certaine manière à son nouvel amant qui éprouve pour elle un sentiment, sinon d’amour, du moins de « reconnaissance », car elle est largement à l’origine de son nouveau rapport spontané et authentique au monde.

Asha participe aussi à cette initiation en lui faisant connaître l’ambivalence foncière des rapports amoureux à travers le désir qui la porte vers elle et le frein qu’il lui oppose par respect pour Milton, son amant en titre. C’est sur l’image de ces créatures de rêve, naïades dansant dans l’eau à la plage paradisiaque de Mattura, « femmes et fées, indistinctement sœurs et amantes », « corps radieux livrés aux fantaisies de l’amour, participant au souffle unique de la joie du monde » (p. 188) que le roman se termine, sur le mode de la célébration, exprimant un rapport à l’univers enfin délivré, ouvert sur la liberté.

L’Or des Indes, en cela, traduit à sa façon les préoccupations propres à l’époque. Il accorde toute l’importance qu’elle mérite à la question coloniale, centrale dans les pays du tiers-monde engagés sur la voie de la libération nationale et qui émerge ici à travers les organisations indépendantistes naissantes. Il en donne un écho romanesque comme le fait également un Jacques Godbout la même année dans L’Aquarium bien que sa perspective soit assez différente de ce dernier[7].

Le roman s’inscrit aussi, plus largement, dans le contexte de la Révolution tranquille, mais d’une manière indirecte, oblique, le Québec étant absent du récit comme son auteur au moment de sa rédaction, toujours critique et distant à l’endroit d’une « Laurentie » avec laquelle ses rapports demeurent problématiques sinon carrément hostiles. Mais il y participe par l’état d’esprit libérateur qui s’en dégage, témoignant, sur le plan des mentalités, du passage à une période nouvelle émancipée de la grisaille duplessiste et ouverte sur l’avenir. Enfin !

Notes 

[1] Texte écrit comme préface à une réédition éventuelle du roman de Pierre Gélinas, L’or des Indes, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1962. Les citations du roman seront signalées entre parenthèses dans le texte.

[2] Lettre de Pierre Gélinas à Lyse Nantais, adressée depuis Port d’Espagne, vraisemblablement en 1959.

[3] Lettre de Pierre Gélinas à Lyse Nantais, écrite au moment de la rédaction de la dernière partie des Vivants, les morts et les autres, en 1959 donc.

[4] Lettre à Lyse Nantais, non datée, mais vraisemblablement du début de l’année1961.

[5] Témoigne aussi explicitement de cette affinité une réplique de Justine, l’héroïne de Durrell, que Gélinas entendait placer comme épigraphe d’un roman ébauché à l’époque, La beauté des hommes, et qui disait : « La pauvreté exclut, et la richesse isole » (Lawrence Durrell, Justine, premier volet du Quatuor d’Alexandrie, Paris, Édition du livre de poche, p. 283). Constat et vérité qu’illustrent les destins de ses personnages aussi bien dans Les vivants, les morts et les autres que dans L’or des Indes. La parenté entre les deux œuvres se manifeste en outre sur le plan de l’intrigue (« kaléidoscopique »), des personnages (« prismatiques »), pour reprendre les formules utilisées par Durrell, et de la thématisation des rapports amoureux qui rapproche les héros narrateurs que sont Darley dans Le Quatuor et le narrateur anonyme de L’or des Indes. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on connaît l’anglophilie de Gélinas, tout à fait compatible par ailleurs avec son nationalisme politique.

[6] Gabrielle Roy, Alexandre Chenevert, Montréal, Libraire Beauchemin, 1954.

[7] Jacques Godbout, L’Aquarium, Paris. Éditions du Seuil, 1962. Pour une analyse de ce dernier roman, se reporter à mon essai, Le roman national, Montréal, VLB éditeur, 1992, plus particulièrement aux pages 24-29 et 61-66.

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