Les représentations de la nature

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Par Geneviève Brisson

Depuis longtemps, l’île d’Anticosti représente un milieu unique et sauvage aux yeux des Euro-Québécois. Connotée aussi bien positivement que négativement, cette idée accompagne les interventions occidentales sur et au sujet de l’Anticoste, tels le défrichement et la colonisation, la foresterie, la chasse et la pêche ou l’exploration pétrolière. Décrire quelques-unes des différentes manières dont la nature anticostienne a été représentée peut donc être utile pour comprendre une partie des débats actuels sur l’exploitation des hydrocarbures de l’île. C’est à ce périple au cœur du sauvage que ce texte convie, en s’appuyant sur un travail anthropologique et diachronique réalisé au sujet de la forêt anticostienne. L’analyse se base d’une part sur le contenu de 16 récits de voyage menés sur l’île d’Anticosti entre 1533 et 1980, et choisis selon des périodes phares de l’histoire locale, et d’autre part, sur plus de 100 entrevues semi-dirigées réalisées entre 2001 et 2004 à Anticosti auprès de différents types d’acteurs sociaux.

L’île d’Anticosti

L’île d’Anticosti est située dans le Golfe Saint-Laurent, à la hauteur de la Minganie sur la Côte-Nord et au nord de la Gaspésie sur le côté sud. Elle est longue de 222  km et d’une largeur maximale de 56 km, ce qui en fait une superficie comparable à la Corse. Une route principale de 265 km et un réseau impressionnant de chemins forestiers permettent l’accès au territoire. La partie ouest de l’île, surélevée, est recouverte de forêts et les nombreuses rivières qui y coulent forment des fjords et des vallées enclavées. À l’est, le terrain s’abaisse peu à peu et de nombreuses tourbières sont présentes. La forêt est dense : vieilles sapinières, pessière noire, pessière blanche. Des feux de forêt, des vents de chablis, des épidémies et la coupe de bois ont modifié la forêt. La faune terrestre a été considérablement modifiée par l’introduction volontaire d’espèces exotiques depuis 100 ans dont certaines (cerfs et lièvres), sans prédateurs naturels, se sont multipliées à un rythme considérable.

Anticosti est marquée du passage des cultures amérindiennes et euro-québécoise. Les nations amérindiennes de la Gaspésie et de la Côte-Nord fréquentaient l’île il y a au moins 3500 ans pour y pêcher et chasser l’ours. Peuples nomades, leur présence a été notée de façon récurrente sur l’île jusqu’au début du XXe siècle. L’origine toponymique d’Anticosti leur est attribuée. Par ailleurs, Anticosti a été remarquée par Jacques Cartier lors de son premier voyage en Amérique (1533). En 1680, l’île est concédée en seigneurie à Louis Jolliet afin d’honorer ses découvertes américaines. Il l’habite quelques années, y installant une ferme fortifiée et un comptoir de traite afin de commercer avec les Amérindiens des deux côtes. Mais l’île est également un avant-poste stratégique dans le fleuve et la cible d’attaques. En 1690, ses installations étant détruites par la flotte anglaise de Phipps, Jolliet déménage à Mingan. Alors Anticosti n’est plus que visitée — quoique fréquemment — par les pêcheurs. Il faut attendre 1815 pour qu’apparaissent de nouvelles constructions permanentes autour de l’île, où phares et des dépôts de nourriture pour les naufragés visent à sécuriser la navigation dans cette partie du Golfe Saint-Laurent. Outre les gardiens de ces installations gouvernementales, l’île sera également habitée par quelques personnes qui y pratiquent l’agriculture, la pêche et la trappe. Louis-Olivier Gamache reste le personnage le plus légendaire de cette période, entre 1810 et 1854. À la même époque, des Gaspésiens protestant contre le monopole jerseyais sur la pêche s’établissent peu à peu sur les côtes de l’Anticoste et fondent un premier village : l’Anse-aux-Fraises. Par la suite, différents projets sont formulés aux États-Unis et en Angleterre pour coloniser Anticosti de façon plus extensive. Par exemple, en 1872, la succession de Louis Jolliet vend une partie de l’île à des intérêts américains pour y construire une cité modèle, Nora. Cette utopie sombre dans la faillite, mais les familles attirées par l’offre peupleront différentes baies de l’ouest et du sud-est d’Anticosti, aidées par le gouvernement puis travaillant pour les pêcheries.

En 1895, Henri Menier, riche industriel français, devient propriétaire de la totalité de l’île afin d’y créer son paradis de chasse et pêche. Il jette les jalons de l’exploitation industrielle agricole et forestière du territoire, ainsi que du tourisme. Il installe des gardiens aux embouchures des différentes rivières et limite l’accès de la forêt aux travailleurs de sa compagnie. Pour les besoins de ses projets, il crée le village de Baie-Ellis (Port-Menier), dont il entretient les habitants en échange de leur travail. La famille Menier règne plus de 25 ans sur Anticosti. En 1926, elle vend l’île à une compagnie forestière qui deviendra la Consolidated Bathurst. Elle en exploite la ressource ligneuse et giboyeuse. Les gens d’Anticosti poursuivent leur existence dans le « village de compagnie » ou au bord des rivières; ils demeurent soumis à des règles strictes. Par exemple, les seuls qui peuvent aller en forêt sont ceux qui y travaillent. Tout dépend de la « Consol » et les décisions sont orientées par le profit de la Compagnie. En 1974, l’île est expropriée par le gouvernement québécois et gérée comme une réserve faunique par le Ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche. Les habitants se voient encore imposer des normes pour la fréquentation du territoire et pour leurs conditions de vie. Cependant, on municipalise Anticosti en 1984 : les occupants des maisons et terrains peuvent en devenir propriétaires, les initiatives locales sont encouragées, l’accès à la forêt est maintenant libre et non contrôlé. Un réseau de pourvoiries à droits exclusifs est mis en place entre 1982 et 1985, afin d’y exploiter récréativement les ressources fauniques présentes.

Anticosti est présentement peu densément peuplée et abrite un seul village, Port-Menier. Les Anticostiens sont principalement engagés par des pourvoiries privées et publiques, propriétés majoritairement d’intérêts « du continent ». Elles se divisent la majeure partie du territoire et reçoivent entre juin et décembre un quota important de villégiateurs, de pêcheurs au saumon et de chasseurs de cerfs de Virginie. Les pourvoyeurs emploient aussi des travailleurs saisonniers venus de l’extérieur. Le gouvernement municipal est le premier palier décisionnel et administratif, mais la prise en charge des intérêts locaux doit aussi tenir compte du palier central, les ministères du Québec, notamment pour la gestion de trois réserves écologiques et du parc de conservation entre les rivières Patate et Vauréal. L’État supervise aussi une coupe forestière contrôlée visant à favoriser la régénération de l’habitat du cerf, qui semble brouter trop intensivement la forêt. À ce sujet, des études scientifiques menées par le gouvernement, en collaboration avec l’Université Laval, sont réalisées depuis le milieu des années 1970. Depuis 1995, une compagnie privée d’exploitation forestière œuvre en vertu d’une Convention d’Aménagement faunique (CAF). Des gens du village sont employés par la compagnie, mais beaucoup de travailleurs, dont les cadres de l’entreprise, sont originaires de l’extérieur et retournent chez eux une fois la saison d’exploitation terminée.Ce contexte social et historique se dessinera en filigrane des représentations sociales de la nature anticostienne.

Les représentations sociales de la nature anticostienne

L’histoire d’Anticosti et les relations tissées entre les faits sociaux et les éléments naturels connotent les différentes représentations de l’île par les Euro-Québécois, tout à la fois sauvagerie initiale, péril, espace à « civiliser » et ressourcement. Ces différentes idées d’Anticosti seront maintenant développées afin d’éclairer les positions actuelles dans le débat quant à l’exploitation des hydrocarbures sur l’île. Il est indéniable qu’au Québec, tout comme ailleurs, le milieu naturel joue depuis toujours un rôle culturel. Il contribue à donner à notre société sa signification et sa spécificité, et porte les marques des processus sociaux et culturels, nous permettant ainsi de lire ce qu’on est et ce qu’on fait.

Les représentations de la nature anticostienne se situent dans un continuum avec celles du monde moderne (Brisson, 2004). Successives dans le temps, elles semblent maintenant coexistantes dans l’imaginaire québécois. Toutefois, en dépit de cette coexistence, on peut voir poindre et triompher une conception dominante de notre rapport à la nature dans l’histoire du territoire anticostien. Celle-ci prend sa source dans le dualisme nature/culture et dans l’approche moderne posant la raison cartésienne comme regard unificateur et l’humain comme maître et possesseur de la nature. Toutefois, cet utilitarisme est contestable, et a été contesté. L’objectivation de la nature et la hiérarchisation qui en découle, tout comme la coercition moderniste qui divise et morcelle le territoire pour l’appréhender, peuvent être mises à mal par d’autres rapports à la nature, tels ceux de la sauvagerie archétypale ou, dans une moindre mesure, d’un lieu romantique de ressourcement. Surtout, toutes ces images demeurent fades et unidimensionnelles devant l’Anticoste vécue, milieu de vie de ses habitants.

Archétype du sauvage

La première représentation d’Anticosti est celle d’un archétype de la sauvagerie initiale. L’idée de sauvagerie est associée au bois et aux rivages dès le début de l’Antiquité (Harrison 1992), et elle est demeurée très longtemps dans l’approche occidentale (Larrère et Nougarède 1993; Viard 1990). Bien évidemment, il s’agit d’une représentation de notre société occidentale. La forêt ou le rivage sont sauvagerie parce que les Européens les ont considérés tels. Antérieure aux humains, la sauvagerie primordiale adopte un temps brouillé qui transcende l’histoire linéaire et toute mémoire. Son chaos primitif opère une union originelle du monde et une parenté entre toutes choses. Faite de métamorphoses et de dispersions, elle réside à l’abri des distinctions radicales de la société occidentale et de ses lois (Harrison 1992). Étant celle qui permet de constater ce qui nous manque, elle insuffle l’angoisse fondatrice.

Des discours et la pratique de la nature anticostienne, même moderne, sous-entendent cette sauvagerie. Par exemple, ses roches témoignent d’un temps géologique préhumain (voir encadré); on présente sa forêt comme foisonnante, envahissante. Espace sans la présence de l’Occident, la nature des récits de voyage à Anticosti est montrée sans ordre apparent ni surtout organisation humaine : « as if some giant had just dropped jackstraws all over the land. » (récit de Wilson 1942 : 140).

Pareil mythe rend Anticosti troublante pour les auteurs des récits consultés, en fait sous leur plume un milieu hostile non seulement en raison de dangers physiques, mais bien surtout, car elle empêche les distinctions, les frontières, les grandes vérités. Elle est présentée comme une menace pour l’ordre établi, les formes fixes, les institutions, la « civilisation ». L’idée de nature à Anticosti se construit peu à peu en négatif du monde humain, formant un système clos, parallèle à celui-ci; elle se présente ainsi comme un fonds symbolique indispensable à l’Occident, mais avec lequel elle ne communique pas nécessairement. De 1534 à aujourd’hui, l’arrière-plan des jugements portés sur Anticosti l’a supposée et la suppose toujours comme un monde indiscipliné et « inculte ». D’aucuns la présentent habitée de forces mystérieuses qui peuvent opérer des changements en profondeur. La puissance des vents, des feux, de l’eau ou des animaux modifie le paysage et crée des endroits signifiants : des lieux, donc un paysage imprégné dans l’univers culturel. Par ailleurs, l’île est aussi dite comme un endroit « ensauvageant » les Euro-Québécois, jusqu’à en oublier identité et devoirs. Les gens qui l’habitent sont facilement montrés comme « de nouveaux Sauvages » qui perdent contact tant physiquement que psychologiquement avec l’univers culturel défini comme Occident. Encore aujourd’hui, des touristes ou des chasseurs vivent leur plongée en forêt comme le passage dans un monde tout autre que celui de la « civilisation », et qui transforme leurs manières et leurs valeurs pour un temps certes limité, mais significatif.

Bref, on peut conclure qu’Anticosti représente pour les Euro-Québécois un « tiers espace » (Viard 1990), servant à façonner et à penser la civilisation. Le milieu d’Anticosti est devenu lui-même un symbole d’anti-civilisation qui permet de classer et d’écarter le moins familier en lui donnant ce sens d’altérité absolue. Dans cette optique, le désir de le conserver intact est symboliquement justifié comme nécessaire.

Un espace de périls et de pauvreté

La seconde représentation d’Anticosti demeure celle d’un lieu périlleux et pauvre, qu’il importe de changer. Déjà, chez les premiers arrivants en Nouvelle-France, la nature sauvage est souvent perçue comme un couvert pour des maladies, des nuisances et des maux. À ce titre, elle est un milieu plein de dangers pour l’Européen : derrière chaque arbre se cache un Sauvage, homme ou fauve. Les rigueurs de la nature pèsent. Et au cœur de sa forêt se terrent d’autres possibles, ceux qu’il importe justement de juguler. Il faut donc l’éviter, l’éradiquer ou la transformer (Ouellet 1997). Ce mot d’ordre perdurera jusqu’à aujourd’hui, semble-t-il. Cette représentation semble répandue, servant notamment à démontrer la nécessité d’établir des colonies agricoles.

Dans les récits, Anticosti est présentée comme un milieu naturel dangereux : « Il y a eu aussi le séjour parfois prolongé des malheureux naufragés qui avaient échappé aux gouffres du large pour tomber dans les pièges aussi traîtres des forêts anticostiennes. » (récit de Potvin 1945 : 359). Les récits s’emploient principalement à montrer que le milieu anticostien n’est pas adéquat pour les Euro-Québécois. Il représente pour eux un péril : « Autrefois, quand un vaisseau venait se briser à la côte, les hommes de l’équipage, qui n’étaient pas engloutis par les flots, ou broyés par les rochers, étaient condamnés à périr de faim et de froid, sans pouvoir espérer de secours. » (récit de Ferland 1877 : 5). Ce milieu est un sauvage qui se nourrit de l’humain sans le nourrir en retour d’autre chose que du lait du désespoir : « Arche de la faim! Mère du désespoir! » (récit de Marie-Victorin 1924 : 119). Les périls qu’apporte la sauvagerie d’Anticosti sont nombreux. La forêt est source de dangers, car elle est un repaire, au-delà de celui des Sauvages partant en guerre contre l’autre rive du fleuve (récit de Champlain 1618) : celui de conditions climatiques, de plantes et d’animaux jugés dangereux. Enfin, sa pauvreté la rend insuffisante aux besoins humains. En effet, dès le XVIIIe siècle, plusieurs récits s’emploient à montrer que la forêt anticostienne dans son état initial (vierge, impénétrable) ne peut combler aucun des besoins occidentaux. Pour certains, c’est un « désert » (récits de Crespel 1742 et Wilson 1942), une terre de désolation (récit de Potvin 1929 : 31) et d’âpreté (idem : 8). Ce sont plus particulièrement les narrations de naufrages, et celles désirant modifier l’état de la forêt alors existante, qui font référence à cette conception de sauvage. La pauvreté est alors une nouvelle façon de dire qu’Anticosti est terra nullius : ici, un espace béant, improductif pour l’Occident, inoccupé – par une quelconque richesse, par quelque ressource utile — attend l’agir humain (Viard 1990).

Cette association n’est pas innocente : elle permet notamment aux récits de mettre ensuite en scène la civilisation occidentale, seule enviable, ou dont la force serait capable de transformer cette pauvreté en ressource. À son état initial, Anticosti et sa nature n’ont pas de ressources : « À part la chasse et la pêche, les ressources de l’île d’Anticosti sont fort restreintes. La culture y est presque nulle, le sol d’abord s’y prêtant difficilement, et sa position isolée la privant de communications faciles. » (récit de Gregory 1886 : 191). On va même jusqu’à comparer certains arbres aux « arbres nains des Japonais. » (récit de Schmitt 1904 : 131). Cette image d’Anticosti, au contraire de la précédente, ne motive pas la conservation d’une nature intacte.

La civilisation : un regard utilitariste

La représentation d’une nature pauvre ouvre cependant la porte à une nouvelle image de la nature, qui elle-même mène à des actions concrètes. En effet, dans pareil lieu périlleux et pauvre, l’intervention du « génie humain » (Schmitt 1904) serait une nécessité pour rendre la nature productive, sur le plan économique. Fuyant la pauvreté, on peut alors, par exemple : enlever la forêt pour en faire des terres agraires, construire des barrages, des piscicultures et des usines (Bureau 1895), ou transplanter des éléments d’une nature européenne jardinée, tels les 1200 arbres fruitiers qui sont importés de France en 1904 (récit de Schmitt 1904).

Tout à coup, la nature anticostienne devient abondante par l’exploitation de ses ressources. Maintenant, le territoire est réellement possédé par le génie humain. L’organisation rationnelle permet alors de changer la face d’Anticosti. Cette transformation se présente comme une « mise en valeur » (idem : 32). Elle s’opère par l’introduction de plans cartésiens, de figures conventionnelles et standardisées, de planification stratégique, de cadastres et de quadrillages, et de machines. Dans cette optique, la nature est passive. Objet malléable à l’infini, elle se prête à toutes les interventions provenant des industriels. Ceux-ci présentent des mesures permettant d’améliorer la nature, soit en qualité, soit en quantité. La gestion serait alors la garantie de la pérennité. Examinée par des spécialistes, civilisée et domestiquée, bref, entrée dans l’espace culturel, la nature anticostienne acquiert une valeur mesurable et quantifiable, elle devient un ensemble de ressources monnayables, utilisables par l’humain. Ce faisant, les connaissances scientifiques, dont les mathématiques, sont maintenant appliquées à cet espace pour permettre sa meilleure gestion. Par exemple, dorénavant la forêt est jardinée par des spécialistes, des forestiers, et traitée comme une terre domestique selon différents procédés. Plus encore : désormais, les forces « civilisatrices » manipulent, compartimentent et morcellent les usages ou les différents éléments naturels. Montrés indépendants les uns des autres, ceux-ci perdent tout aspect vivant : objets inanimés appréhendés de façon de moins en moins personnalisée, et de plus en plus abstraite. On cherche alors des usages à la nature, qui s’industrialise et se subdivise. Par exemple, elle n’est plus que bois, puis billots, puis pulpe, puis papier, tandis que le reste de sa réalité – non instrumentalisable — est mise à l’écart. Cette représentation est dominante dans le discours économique sur les hydrocarbures.

Cette représentation utilitaire produit enfin un glissement vers une spatialisation générique. Voilà la nature anticostienne indéterminée, sans histoire humaine locale ou nationale. Cette appréhension spatiale permet de gérer avec détachement l’objet naturel pour qu’il soit le plus « utilitaire » possible. En fait, il passera ainsi à l’abstraction : celle de la géométrie qui découpe le sous-sol en claims, en figures conventionnelles et indifférenciées, et celle des chiffres, qui transforment la nature en unités de mesure et, ultimement, en dollars. Dans cette abstraction, invoquer les sentiments d’appartenance, le milieu de vie, ou le sens du lieu demeure difficile, voire inconcevable.

La forêt romantique, un Éden à protéger

La dernière représentation d’Anticosti que j’aimerais présenter, car elle inclut dans le débat actuel est peut-être la plus reconnue aujourd’hui, c’est celle d’un milieu naturel édénique, à protéger. Parallèlement à une pensée utilitariste, la nature anticostienne se charge alors d’une aura romantique. Sublimant les caractéristiques sauvages pour en faire une rencontre spirituelle tout autant qu’une quête de l’authenticité humaine, perdue au cœur de l’urbanisation, la forêt et le rivage permettraient une halte et un ressourcement. Ils nourriraient l’homme moderne afin de lui permettre de replonger encore dans la Cité.

Depuis Henri Menier, cette image semble coller à la peau d’Anticosti. Les démarches de nombreux explorateurs et sportifs et celles d’Henri Menier ont confirmé cette définition contemporaine d’Anticosti, qui est encore exploitée par le biais d’une rhétorique publicitaire, quitte à masquer des interventions économiques, scientifiques et utilitaires. Ainsi, dans les récits comme sur le terrain, le milieu indiscipliné est aussi le terrain presque obligé des aventures décrites après les années 1930 par les touristes dits sportifs, explorateurs ou chasseurs. Les bois impraticables sont alors pratiqués. Mises au goût du jour par le mouvement romantique, qui glorifie comme un spectacle les manifestations les plus fracassantes de la sauvagerie, certaines des forces associées au milieu anticostien deviendront peu à peu un décor touristique ou une cathédrale qu’il importe de conserver, comme c’est le cas avec le Parc Anticosti.

Dans la pensée romantique, fréquenter la nature procurerait un repos salutaire. Anticosti se présente comme la quintessence de ces qualités : « Anticosti : la paix, la paix, la paix » (publicité Sépaq 2000). Parfois, elle se définit comme l’ultime rempart contre la vie trépidante : « Antidote, Antistress, Anticosti » (publicité Sépaq 2001). La sérénité de la nature anticostienne se pose comme un repos, récompense après les « affres » de l’expédition dans les bois : « It was restful, after a hard day’s travel, to sit by the crackling campfire, watching the flaming sunset reflected in calm waters and breathing the mingled scent of wood smoke and balsam. Down sleeping bags were not too warm at night. » (récit de Wilson 1942 : 140). Conçue ainsi, Anticosti permettrait de se régénérer en plongeant dans ce qui est évoqué comme « un bain de nature ». La forêt anticostienne, tout particulièrement, est perçue comme une source régénératrice permettant de retrouver son authenticité tout autant que de se pencher sur le vrai sens de la vie et du vivant. Celui-ci se dessine alors comme un sacré dont on aurait perdu la signification au milieu de notre vie trépidante, et qu’il importerait de retrouver par un contact profond avec la nature, allant au-delà d’une simple appréciation esthétique. L’anti-civilisation se présente maintenant comme un antidote aux excès modernistes, un temple de ressourcement personnel et sociétal. À cette conception se joint l’idée d’une raréfaction d’une nature authentique, c.-à-d. qui n’a jamais été « souillée » par l’humain (Cosgrove 1998). Alors, le tourisme de villégiature prend un autre sens. Cette représentation motive la nécessité de conserver la nature d’Anticosti à l’état authentique.

Aujourd’hui, le nom d’Anticosti évoque un paradis terrestre ou un pur état de nature. Le discours pose la sauvagerie sous la forme d’une imagerie romantique : nature vierge, pure, insouillée, mais aussi nature aux forces indomptées, contre lesquelles on peut se mesurer et qui permet de retrouver l’authenticité du vivant. Paradoxalement, la virginité impénétrable se présente comme un espace praticable pour le plaisir, où l’aventure devient un sport; et la chasse, un loisir. Ces représentations sont aptes à contenter l’imaginaire des chasseurs, pêcheurs et villégiateurs. Ces images permettent de vendre, littéralement, les droits d’accès à la forêt d’Anticosti, en visant simultanément toutes les catégories de touristes : chasseurs, pêcheurs, éco-touristes, aventuriers. L’Éden comporte une dimension économique : lui-même est une ressource.

En effet, les pourvoyeurs et les agences publicitaires qu’ils emploient contribuent à façonner cette représentation édénique ou à la renforcer par des slogans accrocheurs. Cette facette d’Anticosti est plus particulièrement présentée aux touristes de villégiature. Toutefois, cet aspect de l’industrie touristique demeure parfois « difficile à opérer » à Anticosti lorsqu’il voisine de trop près les activités utilitaristes, tels les aménagements forestiers propres à la chasse ou aux expériences scientifiques liées à la protection de l’habitat du cerf. Aussi faut-il savoir « marier le dépaysement et la tranquillité que les gens recherchent avec les activités sur le terrain » qui amènent, pour leur part, machinerie et rythme moderne, comme le présentait un administrateur de pourvoirie.

Malgré ses aspects complexes à la fois mythiques et lucratifs, ces représentations idylliques peuvent cependant nuire au développement anticostien. En effet, les citadins ont alors tendance à imposer ces traits bucoliques aux milieux non urbanisés et à en faire des zones figées, qui ne peuvent plus évoluer dans le monde moderne. Elles « privent » alors le milieu rural de « ses possibilités de développement », en les consacrant musées de la nature plutôt que milieux de vie. Ce volet demeure toujours escamoté des représentations de la nature anticostienne. En conséquence, les citoyens locaux demeurent moins entendus quand il est nécessaire de penser et de créer le devenir de leur île.

Conclusion

L’analyse de récits de voyage rédigés de 1534 à 1984, ainsi que des démarches ethnographiques à Anticosti, révèlent que plusieurs représentations sociales de la nature anticostienne ont été formulées et cohabitent encore. Quatre de celles-ci ont été présentées dans ce texte; elles paraissent être mises en scène dans le débat actuel au sujet de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures à Anticosti évoqués par différents acteurs, souvent continentaux : gouvernement, industrie, groupes de pression, artistes, citoyens. Ces représentations n‘embrassent cependant pas toute la question, ni la signification complexe d’Anticosti. Même si elles sont utiles au débat, ces images ne donnent pas toute la mesure du vécu insulaire, invoqué dans d’autres articles de ce numéro.

En présentant ces images de la nature anticostienne, je souhaitais toutefois montrer que la controverse puise non seulement à des arguments politiques, économiques, techniques, sanitaires ou sociaux, mais que les arguments relèvent aussi d’un ordre symbolique moins souvent explicite. Chaque représentation sociale répond à des logiques légitimes, et toutes sont associées à l’Occident. Je ne souhaitais pas hiérarchiser ces images ou me prononcer sur la valeur de chacune, mais bien seulement témoigner de leur co-existence dans le débat actuel.

À Anticosti, la transformation de la nature depuis l’arrivée des Euro-Québécois a donné lieu à une plurivocalité de sens et d’emplois. Elle revêt une signification presque mystique, de sauvagerie initiale fondatrice de l’humanité, permettant de réfléchir sur notre civilisation. Elle prend aussi le sens d’une nature pauvre, mais qui, une fois aménagée et transformée par le savoir humain, devient utile et abondante. En même temps que la nature insulaire devient cet espace d’utopie, aux dessins cartésiens et instrumentaux, elle se trace également comme un Éden romantique, de ressourcement et de défis sportifs, image renforcée et appuyée pour promouvoir l’île, mais qui constitue aussi l’un des fondements imaginaires de l’espace québécois (Bureau 1984). Liées et opposées, conjointes et incompatibles, ces différentes idées de nature cohabitent maintenant et sont mises en jeu dans la controverse actuelle. Ce qui importe à présent est de ne pas hiérarchiser une signification plutôt qu’une autre. Pour ce faire, il sera nécessaire de concevoir le développement comme global, et non pas seulement dans une perspective économique, car celle-ci privilégiera forcément une représentation utilitaire de la nature anticostienne. Il sera aussi primordial de poser la trajectoire de développement d’Anticosti non seulement pour les Québécois, mais d’abord, et avant tout, pour les Anticostiens.

Références

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