DU PRINTEMPS ARABE AU PRINTEMPS ÉRABLE
Un nouveau cycle de luttes sociales
Le printemps arabe, les indignés, les mouvements Occupy ou le printemps Québecois, les mouvements contestataires ont connu un vif regain d’attention dans un contexte international marqué par la multiplication des crises. Le mythe qu’avait réussi à bâtir le modèle capitaliste et néolibéral est en train de s’écrouler sous le poids des injustices qu’il produit. La crise économique et financière de 2008 a engendré une récession mondialisée ainsi qu’une hausse du chômage qui place les États dans une situation complexe. Voyant que la croissance n’est pas infinie et que les inégalités s’accentuent, les populations réalisent que l’action en plus d’être possible devient souvent nécessaire. Dans le spectre de l’économie mondiale, la politique de l’État voit ces espaces d’expressions se réduire, éloignant ainsi le citoyen du pouvoir. Dans cette crise de légitimité se dessine désormais un conflit dans lequel les citoyens sont assimilés à une menace que l’État peut se permettre de supprimer ou de brimer au nom du maintien de l’ordre social.
RÉSURGENCE D’UN MOUVEMENT GLOBALE
En faisant basculer des régimes politiques pourtant en place depuis plusieurs décennies, les soulèvements populaires dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient ont permis de déconstruire l’idée que les peuples ne pouvaient pas forcer le changement. Démarrer à Sidi Bouzid à la fin de l’année 2010 la révolution pour la dignité va rapidement surprendre par sa force de mobilisation. Dépassant le cadre national, c’est comme le pays « initiateur » que se présente la Tunisie lorsque la contestation prend forme en Égypte, au Yémen, au Bahreïn, en Libye et en Syrie. Simple phénomène d’imitation spontanée ou expression partagée d’une pathologie globalisée, les demandes pour une démocratie réelle et une économie plus équitable ont constitué le tronc commun de ces protestations sans précédent dans la région. La particularité des contextes et la nature des régimes ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de chacun des conflits. C’est néanmoins sous l’appellation commune de Printemps arabe que ces évènements ont été annoncés. La précarité, le chômage et la répression incarnent à ce moment les griefs que partagent les populations du Maghreb et du Moyen-Orient. Immolation, manifestation, affrontement avec les forces de l’ordre ou occupation, c’est avec détermination que la jeunesse de ces pays va poursuivre la lutte. S’imposant comme le principal fer de lance des révolutions, ils parviendront à rassembler le peuple pour scander à l’unisson « Dégage » à l’incarnation symbolique de l‘État, tout en surpassant la peur et l’intimidation qu’avaient réussi jusque-là à imposer les régimes. C’est un mouvement sans leaders, sans partis politiques et sans réel projet politique que nous voyons alors se construire.
Les contextes sont différents, mais les symptômes traduisent des similitudes. Dans l’économie mondialisée et interdépendante, la précarité et le chômage sont des maux qui ne sont indissociables d’aucun système social. En Europe, la crise exacerbe les tensions lorsqu’elle se traduit par des mesures d’austérités pour réduire le déficit public. D’abord l’Espagne, puis la Grèce, le mouvement des indignés s’organise dans la lignée du printemps arabe. «Democracia real ! Ya»- une vraie démocratie, maintenant ! Les Indignés espagnols s’inspirant des évènements de la place Tahrir organisent l’occupation de la place Puerta Del Sol à Madrid, la rebaptisant symboliquement la place des peuples. Entre le 15 mai et le 15 octobre la diffusion du mouvement des indignés va se faire de façon fulgurante. Touchant notamment l’Angleterre, l’Italie, la Belgique, le Portugal, le mouvement des Indignés est pacifique et sans leader. Le mouvement va gagner en intensité en plantant sa tente au Zuccotti Park à deux blocs de Wall Street le 17 septembre aux États-Unis sous l’étendard de Occupy Wall Street. Le Japon, Israël, la Malaisie, Canada, plus de 82 pays et plus de 1500 villes à travers le monde seront parcourus par le mouvement des Indignés et Occupy. De ceux qui ont allumé la flamme à ceux qui l’ont porté, le sentiment d’indignation n’a cessé d’être un moteur de mobilisation. Un équilibre entre l’État providence et l’État régalien n’est toutefois pas facile à conserver. L’espace de revendication se réduit quand l’État n’apparait plus comme un médiateur impartial. La protestation hors des canaux institutionnels devient alors une alternative pertinente pour les populations qui espèrent encore le changement.
L’ÉDUCATION AU CŒUR DES CONFLITS
L’éveil des consciences, d’abord incarné à travers une jeunesse révoltée dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, prit la forme d’une indignation spontanée chez les jeunes des pays industrialisés. Au Chili, au Québec, la protestation s’exprimait de manière plus précise. Les motifs de contestation liée aux inégalités économiques sont certes les plus visibles. Néanmoins, le vent de protestation qui parcourait le monde ne pouvait pas s’arroger de sa mission critique sans faire écho des enjeux cruciaux du domaine de l’éducation. En 2005 et 2006, les étudiants québécois et chiliens dénonçaient déjà la dérive de systèmes d’éducation dénonçant le rôle commercial de l’université au préjudice de sa fonction sociale. Comment situer dans cette lutte globale la prépondérance grandissante de l’éducation ?
Avant de développer la formule de nos sociétés futures, encore faut-il l’épurer de tous les rapports de violence politique et de domination qui s’exercent dans nos sociétés actuelles par le biais des institutions en apparence les plus neutres et les plus indépendants. Une démarche adoptée, par Michel Foucault et une réflexion qui se doit d’être présenté dans cet ouvrage tant elle est en lien avec cette conjoncture protestataire. En effet, nous avons acquis l’habitude de considérer la localisation du pouvoir dans les mains du gouvernement. On peut transmettre des ordres, les faire appliquer et punir ceux qui n’obéissent pas à travers les institutions telles que l’administration, la police ou l’armée. L’université et d’une façon générale le système scolaire n’ont en apparence rien de commun avec le pouvoir politique or « on sait que cet appareil scolaire est fait pour maintenir au pouvoir une certaine classe sociale et exclure des instruments du pouvoir toute une autre classe sociale » (Foucault, 1971). De là nous ait donné l’objectif fixé par Foucault de critiquer le jeu des institutions neutres en apparence afin que la violence politique qui s’exerçait obscurément en eux surgisse et pour qu’on puisse lutter contre elle.
C’est en objection à la hausse des droits de scolarités que les mouvements du carré rouge au Québec ont émergé. La réponse d’un gouvernement d’abord perçu comme inflexible sur cette question n’a fait qu’exacerber les tensions. Quant aux mesures liberticides issues de la loi 78, elles ont contribué à la mutation d’une grève étudiante en un Printemps Érable. Bénéficiant de l’engouement qu’avait soulevé le printemps arabe, les mouvements des indignés et Occupy, le Printemps Érable s’est lui aussi démarqué par sa capacité de mobilisation. Le carré rouge n’était pas seulement le symbole des étudiants, mais aussi d’une part importante de la population québécoise. Les réseaux de militants du Québec sont toujours vivants comme nous avons pu le voir à travers cette lutte sociale pour l’éducation.
QUELLES NOUVEAUTÉS ?
Le militantisme s’adapte, la puissance que peut offrir une connexion internet ou l’utilité d’un téléphone avec une caméra sont des variables que l’on ne peut plus négliger. Poursuivant la trajectoire des évolutions technologiques en matière de communication, les mouvements sociaux se caractérisent désormais par leur rapidité et leur portée de diffusion au-delà des frontières étatiques. Comment interpréter ces évènements ? Ce nouveau cycle de contestations a fait du monde virtuel le terrain d’imagination de tous les possibles, à travers lequel les réseaux sociaux, les forums ou les blogs se coordonnent, ainsi que différents évènements contestataires de grande ampleur. En s’inspirant du répertoire d’actions collectives traditionnel et en le combinant aux nouvelles tactiques d’activisme, ces militants ont organisé des manifestations de masse, distribué des tracts, établi des réseaux de confiance organisés sur le terrain. Le/La militant(e) évolue avec son temps et c’est ainsi que nous avons pu constater la puissance des communications et les opportunités de l’innovation technologique dans ce domaine.
Sommes-nous les témoins de l’émergence d’un nouveau cycle de lutte transnationale ?
Les révolutions en France, Italie, Allemagne où en Autriche lors du 19e siècle se présentent dans l’historiographie européenne comme le printemps des peuples de 1848. C’est par analogie à ces évènements que se construit la dénomination de Printemps arabe, tout comme celle-ci va permettre de parler d’un Printemps québécois. La connotation que l’on attribue au Printemps est symbolique. Synonyme d’éveil de la nature dans le cycle saisonnier, cette métaphore évoque l’éveil des consciences lors d’un cycle de protestation. De la Tunisie jusqu’au Canada s’est diffusé un sentiment d’indignation qui comme le soulignent plusieurs auteurs de cet ouvrage, a engendré un « pic de politisation ». Plus qu’une simple réponse mécanique à une mondialisation économique, l’action transnationale avait ici pour but de mettre en lien tous les partisans d’une réorientation de nos sociétés, pas seulement au niveau politique et économique, mais aussi au niveau moral.
Durant ce nouveau cycle de protestation, un ensemble d’idées de revendications et de pratiques ont été diffusées. Les répertoires d’actions et la façon de cadrer le conflit s’ajustent aux contextes nationaux, mais n’ont jamais cessé de se diffuser afin de créer des cadres de contestations collectives (ou Master frame) permettant de lier ces révolutions. Près de dix ans après l’idée défendue par les altermondialistes « qu’un autre monde est possible », la lutte globalisée resurgit avec l’idée que les orientations futures doivent être déterminées par les citoyens aux moyens d’une réhabilitation de la démocratie directe. Contrairement aux multiples terrains d’action des altermondialistes, la lutte se démarque ici par son ancrage local. Comment expliquer la capacité de ce nouveau cycle de protestation à mobiliser autant d’individus ? Que ce soit les printemps arabes en disant « Dégage », les mouvements des indignés et Occupy avec le 1/99 % ou bien le mouvement étudiant québécois, tous ont su construire un cadre capable de traverser les différents segments de la société. Génération, genre, et toutes origines confondus. Un tel succès réside en partie dans l’acte d’occupation d’un espace public symbolique. La place Tahrir, la Puerta del sol, la place Sygmata, le parc Zuccoti proche de Wall Street, le square Victoria, les bâtiments officiels et les universités durant le conflit étudiant… l’occupation permet la construction d’une arène discursive qui facilite la mobilisation.
La diffusion des idées ou des pratiques peut se faire de façon relationnelle, non relationnelle ou par le biais d’un intermédiaire. Mettre en parallèle ce modèle de diffusion de l’action collective proposée par l’auteur Sydney Tarrow avec la stratégie d’occupation utilisée, nous permet de réconcilier ces trois voies de diffusion dans un même espace. L’occupation peut permettre de ne pas se sentir seul dans sa lutte tout en rassemblant les différentes générations. Le campement permet de relier des individus qui ne se connaissent pas, des voisins d’un même quartier qui se croisent, des personnes qui travaillent aux alentours, des touristes de passage ou bien des personnalités académiques telles que Slavoj Zizek ou Naomie Klein qui en participant diffuse un message. L’occupation peut enfin être un moyen rapide pour faire sortir la violence politique dissimulée d’une institution, comme nous avons pu le constater au Québec avec la répression envers les étudiants ou bien l’intervention de compagnie de sécurité privée dans les universités.
POURSUIVRE LA LUTTE PAR L’ÉCRITURE
En 1976 quand paraissait le premier numéro de la revue POSSIBLES, l’ambition était alors d’ouvrir un espace de réflexion sur les processus de transformation sociale, un espace propice à la critique et à la création. Trente-sept ans plus tard la revue est toujours d‘actualité, les mouvements sociaux dont nous avons été témoins en 2011 se sont démarqués par cette volonté de concrétiser un espace critique souvent limité ou inexistant. C’est grâce à la collaboration de militants, étudiants, chercheurs et professeur issus de disciplines diverses que nous avons pu constituer un nouveau numéro consacré à ces mobilisations déjà historiques.
La revue se divise en trois sections. Dans une première partie, nous avons inclus les réflexions permettant de comprendre la diffusion du printemps arabe ainsi que l’émergence et la nature des mouvements d’indignations et d’occupation. En ouverture de cet ouvrage, l’article rédigé par Islam Derradji se fonde sur le cas algérien pour illustrer l’influence qu’ont jouée les révolutions en Tunisie et en Égypte sur la politisation des sociétés au-delà du cadre national. Pour mieux comprendre les mouvements d’indignations ainsi que les mouvements Occupy, nous avons sollicité la participation de Alain Denault, Nicolas Bourgeois, André Thibault, Dominique Boisvert, Laura Cliche et Étienne Desbiens-Deprés, François Genest, Wassim El Azzi, et Ève Marie Langevin. Qu’il se soit basé sur des enquêtes de terrains ou qu’il se soit basé sur leur expertise et leurs recherches, nous avons mélangé les différentes perspectives de ces auteurs afin de donner à ces analyses une valeur heuristique susceptible de toucher chacun.
Pour la seconde section, nous nous sommes concentrés sur le Printemps Érable démarré par la grève des étudiants québécois. Là encore, nous avons voulu mélanger les points de vue, que ce soit dans une perspective historique ou en fonction des expériences vécues durant le conflit. Nous avons pu réunir un corpus de textes traitant d’autant de thèmes comme le rôle des universités, la place des anarchistes, la répression ou bien la démocratie directe durant ce conflit. Ici aussi nous avons réuni étudiants, professeurs et spécialistes de la question : Jacques Hamel ; Jean Claude Roc ; Pascal Lebrun ; Anna Kruzynski, Rachel Sarrasin et Sandra Jeppesen ; Francis Dupuy Deri et Tristan Ouimet Savard. Pour conclure cette section, il nous paraissait essentiel de discuter de la conjoncture politique postélectorale au Québec, par des textes de Gabriel Gagnon et Denis Saint Martin.
Ces contestations ont générés d’intenses émotions et de sentiments au profit d’une créativité que nous avons souhaité refléter dans la section poème. Ici, nous avons pris soin d’inclure les poèmes de Ouanessa Younsri et de Ève Marie Langevin. La section document quant à elle nous propose un texte de Jean Claude Roc sur l’histoire des mouvements sociaux afin de mieux situer ces conflits.
Par Farid Moussaoui Benakli