Et s’il suffisait d’un signe

Par Islam Derradji

Et s’il suffisait d’un signe ?

Le 21 janvier 2011, les Algériens découvrent la Coordination nationale pour le changement et la démocratie. La CNCD est une coalition formée de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), de SOS disparus, du Collectif national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC), de syndicats autonomes (Snapap, Satef, Cnes, Cla), d’organisations de jeunes ou d’étudiants (Algérie pacifique, Mouvement des jeunes Algériens), de comités de quartiers et de partis politiques dits d’opposition (RCD, MDS, PLJ).

À peine créée, la coordination invite « tous les Algériens : jeunes, étudiants, femmes, chômeurs, retraités, travailleurs, cadres… à participer massivement à une marche pacifique » pour réclamer le « départ du système» et un « changement de régime ». Pour Maître Ali Yahia Abdenour, président d’honneur de la LADDH, « l’Algérie vit dans un gangstérisme politique et il n’y a pas de séparation des pouvoirs (…) Pour le moment, dit-il, nous vivons sous le joug d’une dictature. Nous sommes des sujets et non pas des citoyens » (DNA 2011). La CNCD appelle donc de ses vœux une transformation profonde des structures du régime algérien et entend y parvenir en organisant des marches, pourtant interdites par les autorités.

Le 12 février, 3000 personnes sont rassemblées sur la place du Premier mai à Alger. Si la mobilisation est incomparable à celles de Tunis ou du Caire, les membres de la CNCD n’en sont pas moins optimistes. Abdelmoumen Khelil, secrétaire de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, estime que : « la manifestation est déjà un succès. Le fait d’avoir suscité une mobilisation, la vivacité du débat public, constituent déjà une victoire » (Niosi 2011). Dès lors, comment expliquer l’apparition d’un tel mouvement ? Pourquoi se constitue-t-il maintenant si les griefs qui en justifient l’existence et les associations qui l’articulent préexistent à son avènement?

En effet, Maître Mustapha Bouchachi, président de LADDH, soutient que la coordination émerge en réponse aux émeutes qui embrasent le pays au mois de janvier et conduisent à l’arrestation de milliers de jeunes. Il s’agit alors pour la société civile de donner un contenu politique au malaise exprimé par la jeunesse et de proposer, en son nom, une alternative au statu quo. Néanmoins, force est d’admettre que l’Algérie n’en est pas à sa première vague de protestations ou d’interpellations.

En 2001, des émeutes éclatent en Kabylie, une région berbère du nord du pays, après qu’un jeune lycéen a été retrouvé mort dans les locaux de la gendarmerie nationale. Les protestations se diffusent à une vingtaine de départements, mais le seul mouvement qui en émerge, les Âarchs, se trouve cantonné à la région Kabyle. De son côté, la LADDH mène des enquêtes auprès de la population, elle lui apporte son expertise légale et rédige un rapport pour dénoncer les pratiques des autorités. Toutefois, elle n’est à l’initiative d’aucun mouvement national pour le changement et la démocratie (LADDH 2002).

De la même manière, en 2008, on n’enregistre pas moins de deux à trois émeutes par jour. Les motifs de plaintes sont innombrables et ne se distinguent pas de ceux avancés en 2011. La revue du CETRI en répertorie cinq : 1) bavures policières, militaires ou de la gendarmerie (humiliation, agression, harcèlement de petits vendeurs informels). 2) Corruption et abus de pouvoir des élus locaux et régionaux (malversation dans l’allocation des logements, des terres et des locaux commerciaux), prévarication des élus (détournement de fonds et de matériel destinés aux aménagements communaux et aux  infrastructures tels les centres culturels, écoles). 3) Chômage. 4) Défaut de logement et d’infrastructures. 5) Absence ou perturbation de l’alimentation en eau, électricité, gaz, denrées alimentaires (CETRI 2008). Dans l’absence de canaux institutionnels de médiation de ces griefs et devant l’intransigeance ou l’impossibilité des autorités à prendre en charge les besoins de la population, l’émeute s’inscrit progressivement dans le répertoire d’action collective, comme une forme d’expression à part entière. C’est ainsi que 12 822 individus sont  interpellés en 2008 pour des troubles à l’ordre public (Neila B. 2010).

A l’époque, la LADDH dépêche des avocats pour représenter les personnes incarcérées. Elle réclame la libération des émeutiers et publie des communiqués pour dénoncer les agissements du régime algérien et ses tendances autoritaires et répressives. Au mois de juin, la Ligue lance une « caravane» pour sillonner le pays et recueillir les témoignages de plusieurs observateurs. Au terme de ce périple, Hocine Zehouane, souligne que : « l’Algérie vit des moments de tumulte et d’incertitude inquiétants (…) émeutes, harraga, emprisonnements massifs de notre jeunesse sont au quotidien de notre actualité (…) Le sentiment qui prédomine est que notre pays se trouve en situation de blocage institutionnel, sans mécanismes de régulation des conflits ». Le président de la Ligue demande donc aux autorités de prendre  « des mesures urgentes et un plan énergique pour renverser à terme la dynamique de dégradation ». Les journalistes notent toutefois qu’il évite «  de donner une lecture politique à tous ces événements et conclut en appelant à l’écoute du mouvement de la jeunesse » (Abder 2008). Néanmoins, aucun appel n’est lancé à la société civile pour créer une coordination exigeant le changement démocratique, alors pourquoi l’avoir fait maintenant ?

Cet article soutient que la CNCD voit le jour à l’aune d’une contingence régionale. Celle-ci est marquée par la politisation croissante des actes protestataires en Tunisie et la chute historique d’un régime arabe. La singularité de ces évènements amène les militants algériens à réinterpréter le champ des possibles et les met devant l’urgence d’agir. En fait, ils se traduisent par un pic de politisation en Algérie qui signale aux activistes que les conditions de réceptivité d’un discours en faveur du changement sont potentiellement posées. Ils sentent que le moment est plus que jamais propice pour mobiliser une population jusque là méfiante à l’égard de leur action ou sceptique quant à ses chances de succès. La création de ce mouvement se trouve donc précipitée par l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité.

Pourquoi étudier ce cas ? Le concept d’opportunité politique est désormais incontournable dans la littérature sur les mouvements sociaux. Dans un ouvrage récent, Tarrow et Tilly parlent de structure d’opportunité et la définissent en fonction de cinq critères : « la multiplicité des centres autonomes de pouvoir, son degré d’ouverture à de nouveaux acteurs, l’instabilité des alignements politiques du jour, l’existence d’éventuels alliés de poids pour les contestataires, la mesure dans laquelle le régime réprime ou au contraire facilite la revendication collective, des changements importants intervenants dans les cinq domaines ci-dessus » (Tarrow et Tilly 2008, 106). Ces changements affecteraient le degré d’ouverture de la structure d’opportunité laquelle faciliterait ou contraindrait l’émergence d’un mouvement social.

Néanmoins, cette définition n’a pas fait l’unanimité. D’une part, Goodwin, Jasper et Jaswin y voient un biais « structuraliste et objectiviste » et soulignent le caractère socialement construit d’une opportunité (Goodwin, Jasper et Jaswin 1999).  A ce titre, Chazel remarque « qu’il ne suffit pas que des opportunités soient offertes,  encore faut-il qu’elles soient saisies et elles ne peuvent l’être si au préalable elles n’ont pas été perçues » (Chazel 2003, 124). D’autre part, Ancelovici et Rousseau regrettent l’approche stato-centrée des premiers auteurs (Ancelovici et Rousseau 2009).

Appliquées au cas algérien, ces critiques ne sont pas dénuées d’intérêt. En effet, la structure d’opportunité politique n’a pas été altérée préalablement à l’émergence du mouvement. Pourtant, cela ne l’a pas empêché de se constituer. En soutenant que la chute du régime tunisien a ouvert une fenêtre d’opportunité en Algérie, nous sommes amenés à penser l’opportunité en des termes non pas objectifs, mais intersubjectifs, non pas nationaux, mais transnationaux. Le cas algérien nous permet donc d’illustrer la dimension symbolique et discursive de l’opportunité, tout en l’extirpant de son cadre étatique, pour expliquer le processus de changement d’échelle qu’ont connu les luttes arabes.

A cet effet, nous procédons en trois temps. Nous commençons par présenter une brève revue de littérature (1). Nous en dégageons ensuite un cadre théorique (2). Nous en illustrons enfin la pertinence à partir d’enquêtes de terrain réalisées à Alger (3).

  1. 1. Revue de littérature

L’apparition de mouvements sociaux transnationaux a conduit sociologues et politologues à poser la question de leur diffusion. Kurt Weyland observe deux tendances dans la littérature (Weyland 2009). D’une part, on s’est efforcé de décrire le processus de changement d’échelle que peut connaitre une action locale. McAdam et Tarrow le divisent en quatre séquences : l’intermédiation, l’attribution de similitude, l’émulation et l’action coordonnée. L’intermédiation traduit la nécessité d’un intermédiaire pour établir un lien entre deux sites géographiquement distants. L’attribution de la similitude suppose que « les acteurs doivent se percevoir comme suffisamment similaires pour justifier l’entreprise d’une action analogue » (McAdam et Tarrow 2005, 128). L’émulation implique la reproduction des pratiques observées. Elle est  suivie par la coordination des actions.

D’autre part, certains auteurs se sont demandés pourquoi et non pas comment les mouvements se diffusent. Kurt Weyland distingue quatre mécanismes causaux récurrents: des pressions externes, un apprentissage rationnel, la promotion de nouvelles normes et des inférences cognitives (Weyland 2009).

L’argument des pressions externes est partagé par les tenants de la théorie réaliste des relations internationales. Pour ces auteurs, des États puissants tentent de déterminer la nature des régimes politiques d’États plus faibles, afin de renforcer leur position dans le système mondial. Cet objectif est poursuivi en exerçant des pressions qui prennent la forme de sanctions économiques ou de menaces d’intervention militaire. Ces pressions fragilisent les acteurs véto au sein des régimes et  renforcent les dissidents locaux, les poussant à se mobiliser pour obtenir de nouveaux arrangements politiques.

Le second facteur est celui de l’apprentissage rationnel. La théorie du choix rationnel part du postulat que toute contestation est une entreprise risquée dans des régimes autoritaires. L’incertitude qui pèse sur les individus devrait les dissuader de passer à l’acte. Le régime tirerait profit de ce déficit d’information et « blufferait » l’étendue de sa puissance. Or, une mobilisation qui révèlerait la faiblesse d’un régime ou l’étendue du mécontentement populaire envoie un signal positif sur la possibilité de changement. Ce signal affecte les calculs stratégiques des agents en termes de coûts et de bénéfices de l’action collective et catalyserait la mobilisation. Les individus apprennent donc des expériences contestataires observées ailleurs.

Le troisième facteur explicatif est tiré des théories de psychologie cognitive. Les tenants de cette approche soutiennent que nos actes sont rarement rationnels. Non seulement sommes-nous placés dans une situation d’incertitude constante, mais nous devons faire face à une somme extraordinaire d’informations. Loin de collecter toutes les données nécessaires à la prise de décision, nous ne retenons que les évènements dont l’impact psychologique est le plus marquant. Nous procédons ensuite à des inférences sur la base de raccourcis cognitifs. Deux types de raccourcis sont mis en exergue. D’une part, la représentativité, qui découle de la construction de similitudes entre nous et autrui. Ce processus tend à évacuer les informations qui suggèrent des dissemblances. On se reconnait et on se projette dans l’autre, en dépit des différences contextuelles qui peuvent exister.

D’autre part, le processus est affecté par les connaissances disponibles ou heuristic availability. Chaque individu a un bagage d’expériences et de connaissances propres. Lorsqu’un évènement se produit, nous établissons des comparaisons et dégageons des similitudes avec des évènements antérieurs qui présentent des ressemblances. Nous sommes ainsi amenés à éluder les renseignements qui suggèrent des différences entre les évènements pour ne focaliser que sur ce qui les rapproche. En somme, l’incapacité d’un individu à traiter toute l’information dont il dispose et sa tendance à l’inférence crée des distorsions entre la réalité objective et sa perception subjective. Les agents prennent des décisions biaisées et reproduisent des actions collectives couronnées de succès ailleurs, du fait de leur impact psychologique.

Enfin, la dernière approche est celle de la promotion des normes, développée par les auteurs constructivistes. Ils considèrent que des changements de régime se produisent dès lors qu’un ensemble de normes libérales se diffusent du centre vers la périphérie. L’appropriation de ses valeurs par les agents politiques des pays de la périphérie les amène à se mobiliser pour changer de système.

L’approche réaliste nous semble pertinente pour comprendre le résultat des mobilisations, mais peine à en expliquer le déclenchement. En effet, plusieurs des régimes arabes sont des alliés traditionnels des pays occidentaux. À ce titre, la ministre française des affaires étrangères a commencé par suggérer le « savoir-faire » français au président Ben Ali, pour mater l’insurrection. De plus, les premières déclarations de la Maison blanche sont circonspectes. Cela dit, force est d’admettre que la pression occidentale a pesé dans la décision des armées tunisiennes ou égyptiennes à « lâcher » les présidents en exercice. De la même manière, les insurgés Libyens n’auraient pu venir à bout du régime sans le soutien de l’OTAN.

L’approche constructiviste est intéressante, dans la mesure où l’idéal démocratique s’est largement diffusé dans les pays arabes, de sorte que les régimes se sont libéralisés au cours des vingt dernières années. Néanmoins, cette approche ne permet pas d’expliquer le moment exact d’occurrence des mouvements.

Enfin, il nous semble que l’apprentissage rationnel et l’inférence heuristique ne sont pas mutuellement exclusifs et nous tentons de les réconcilier, en retenant une conception souple de la rationalité (Weyland 2009). En effet, nous admettons avec les tenants de la psychologie cognitive que l’homme n’est pas un être purement rationnel et doutons de sa capacité à poser des choix qui le soient totalement, en raison, entre autres, de ses biais cognitifs. Néanmoins, cela n’enlève rien à sa nature réflexive. Nous concédons donc aux tenants de l’apprentissage rationnel que les individus opèrent des raisonnements et s’efforcent d’évaluer, dans certains cas, les conséquences de leurs actes. Le fait est que leur rationalité est socialement circonscrite et marquée par leurs expériences, leurs valeurs, leurs croyances et leurs biais. Fort de cette littérature, nous dégageons le cadre théorique suivant.

  1. 2. Cadre d’analyse

Intermédiation

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant, s’immole après s’être fait confisqué son étalage par un agent de police et avoir perdu tout espoir quant à sa possibilité de le ravoir. Cet acte déclenche une série d’évènements protestataires qui se politisent graduellement sous la houlette de syndicats et d’associations et conduisent à la chute du régime tunisien le 14 janvier 2011. Ces évènements auraient été sans conséquences si rien ni personne n’avait rendu compte de leur occurrence. Dans le cas présent, c’est les médias transnationaux qui ont assuré cette fonction d’intermédiaire. À ce titre, il est intéressant de noter la profonde mutation du paysage médiatique arabe. Les chaînes satellitaires et Internet participent à démocratiser l’accès à l’information et en favorisent la circulation. Ils décloisonnent les sociétés et œuvrent à la création de sphères publiques transnationales.  En outre, les mass médias ne sont pas neutres. De par la couverture qu’ils accordent à un évènement et les grilles d’analyses qu’ils en proposent, ils peuvent suggérer des tendances.

Ces évènements se traduisent par l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité en Algérie. Celle-ci se constitue à l’aune de trois mécanismes interconnectés : la perturbation du quotidien (1), la construction analogique (2) et le débat (3).

 

La perturbation du quotidien

Nous reprenons ce concept à Snow, Cress, Downey et Jones. Ils définissent le « quotidien » comme étant « l’ensemble des routines journalières » qui constituent la vie d’un individu. Ils en retiennent deux composantes essentielles : les pratiques quotidiennes et l’attitude naturelle. Le sociologue Pierre Bourdieu et le philosophe Michel Foucault parlent des pratiques quotidiennes comme des actes que nous faisons régulièrement, sans même les réfléchir ou y prêter attention. L’attitude naturelle est la dimension cognitive du quotidien. Ce concept fait référence aux dispositions que les individus intériorisent, à leur « orientation habituelle et à leurs attentes routinières. Il se caractérise par une suspension du doute. Les choses vont de soit, elles ne sont plus questionnées et ne sont plus perçues comme problématiques » (Snow, Cress, Downey et Jones 1998). L’autoritarisme fait partie du quotidien et les structures objectives de domination sont progressivement intériorisées, de sorte que tout changement cesse d’être pensé. Ainsi, malgré la persistance des griefs, la société civile algérienne se résout à obtenir des gains limités, car elle peine à mobiliser une population méfiante et défiante à l’égard du politique. La LADDH offre des conseils juridiques et milite pour la défense des droits de la personne, les syndicats autonomes tente d’améliorer les conditions des travailleurs, SOS disparus veut arracher la vérité et la justice sur les disparitions d’individus pendant la guerre civile algérienne. Chaque association s’inscrit dans un champ spécifique d’activité et revendique des droits particuliers, mais aucune n’a de prétention contre-hégémonique[1] ou révolutionnaire.

Toutefois, un évènement peut venir troubler ce quotidien. Dès lors, le doute s’installe, « l’incertitude émerge » et les consciences s’éveillent. Et si tout compte fait nous pouvions changer les choses? En troublant le quotidien des individus, la chute du régime tunisien les extirpe de leur neutralité ontologique initiale. Elle suscite le questionnement, le débat et se traduit par un pic de politisation. Cette politisation signale aux militants locaux que les conditions de réceptivité du discours contre hégémonique sont réunies. Ils perçoivent qu’il est désormais plus aisé de mobiliser des individus jusque-là sceptiques ou indifférents à leur cause.

La construction analogique

Néanmoins, la question de la mobilisation ne se poserait pas ou déboucherait sur une réponse négative, si elle ne va pas de pair avec un processus de construction analogique. En d’autres termes, si le contexte algérien est totalement différent du contexte tunisien, ou du moins perçu comme tel, les militants n’auraient aucune garantie de pouvoir justifier des actions analogues. Les individus ne se reconnaitraient pas dans l’idéal défendu par autrui, dans ses luttes et ses aspirations et seraient moins enclins à « suivre l’exemple ». Pour tracer les contours de cette construction analogique, nous reprenons les deux concepts proposés par les tenants de la psychologie cognitive : la représentativité et la disponibilité heuristique.

Le concept de représentativité illustre un processus d’identification à l’autre et de rapprochement des cas algériens et tunisiens. Nous relevons dans le discours des militants trois éléments qui articulent ce processus : l’équivalence institutionnelle, marquée par la persistance de l’autoritarisme dans la région. Celle-ci accrédite l’idée d’une homologie structurale entre les systèmes politiques maghrébins (1). Des similarités sociales à partir desquels les militants rapprochent les griefs des populations et leurs aspirations, en termes de justice sociale et de lutte pour la dignité (2). Enfin, une langue arabe commune qui favorise la circulation de l’information et la cristallisation d’une communauté de sens (3).

D’autre part, le processus est affecté par la disponibilité heuristique. En effet, les individus créent des passerelles entre l’évènement présent et leurs expériences passées ou leurs connaissances historiques. Nous pouvons dégager deux types de références dans le discours des militants algériens. La première renvoie à une histoire universelle, celle de la lutte pour la démocratie et l’État de droit, en Europe ou en Amérique. La seconde investit plus spécifiquement l’histoire algérienne.

Ce processus de construction analogique est crucial, car il affecte les calculs individuels. En effet, certains Algériens jugeront qu’ils sont mieux lotis que les Tunisiens (représentativité), que la liberté d’expression et de réunion est supérieure dans leur pays ou que le bilan de leur président est meilleur que celui de ses homologues. Par conséquent, ils ne voient pas l’utilité d’une action collective ou ne la jugent pas nécessaire. Les gains de cette action sont perçus comme plus faibles. D’autres indiquent que l’Algérie a déjà fait l’expérience d’une transition démocratique (disponibilité heuristique), que celle-ci a débouché sur une guerre civile. Ils remarquent également la capacité du régime, par le passé, à manipuler des mouvements et créer des insurrections. Ils considèrent donc l’action collective avec plus de prudence et de circonspection, car elle leur semble plus coûteuse ou moins bénéfique.

 

Le débat

Perturbation du quotidien et construction analogique participent de la constitution de l’opportunité. On peut dire que si :

(1)                       Les vécus, les contextes et les aspirations sont perçus comme similaires ou discursivement construits comme étant analogues et que cela fait sens pour les individus (construction analogique).

(2)                        Et si d’autres sont parvenus à changer les choses (perturbation du quotidien).

(3)                        Alors il y a opportunité. Il y a réinterprétation du champ des possibles et renouvellement des attentes des agents.

Il n’en demeure pas moins que la première condition de ce syllogisme est sujette à débats. En effet, comme nous l’avons suggéré précédemment, tous les militants n’apprécient pas le déroulement des évènements de la même manière. Ils ne partagent pas les mêmes biais cognitifs et ne dégagent pas les mêmes inférences. Certains sont plus enthousiastes et insistent davantage sur la représentativité. D’autres sont plus prudents, affectés par leur connaissance du système politique algérien et l’impression de sa robustesse. De ce fait, la perception de l’opportunité peut diverger. D’où l’importance du débat. Le débat permet aux individus d’ajuster leurs cadres d’analyse. Il s’agit de se rendre en commun la situation intelligible, avant de dégager un  « consensus raisonné »  de ce qu’il y a lieu de faire (Risse 2000). Dans la partie suivante, nous nous attachons à étayer notre modèle.

3. De la diffusion en Algérie

Les médias, des agents d’intermédiation ?

Historiquement, les médias arabes sont soumis au contrôle strict des régimes qui en font les portes voix de leur propagande. Ils n’hésitent pas à exercer la censure et encourager l’autocensure pour taire toute expression dissidente et maintenir l’unanimisme idéologique au pays. Néanmoins, les 20 dernières années ont été marquées par une libéralisation du champ médiatique et l’apparition des premières chaînes satellitaires et d’Internet. Ces médias ont cassé les monopoles d’État sur la production et la diffusion de l’information. Elles en démocratisent l’accès et en favorisent la circulation.

Fondée en 1996 à Doha, Al-Djazeera s’installe progressivement dans le paysage télévisuel arabe. On la découvre d’abord à l’occasion de sa couverture de la seconde Intifada. Elle se propose de couvrir l’actualité au plus près des évènements et porte un regard différent de celui des chaînes occidentales sur les soulèvements palestiniens. Son parti pris éditorial et le caractère inédit des informations qu’elle diffuse lui valent la sympathie des ménages arabes. Ainsi, en 2006, alors que l’UNESCO note qu’en « milieu urbain il n’existe pas une seule maison (en Algérie) qui ne soit pas raccordée au monde des satellites », 47% des téléspectateurs algériens disent préférer Al Jazeera (UNESCO 2006).

Graphique 1. Préférence des téléspectateurs pour les chaînes captées en 2006

Pour Marc Lynch, la chaîne participe également à la construction d’une sphère publique. Un lieu où sont évoqués et questionnés, sans tabou ni censure, des sujets qui concernent l’ensemble de la communauté arabe. Ainsi en a-t-il était de la guerre en Irak, du conflit israélo-palestinien ou de la persistance des systèmes autoritaires. Les « talk-shows » de Faisal Al-Qassem, La direction opposée, ou d’Ahmed Mansour, Sans limites, encouragent le débat contradictoire et le propos contestataire. On y questionne surtout la persistance du statu quo politique et on y critique les régimes autoritaires (Lynch 2006).

Dès lors, il n’est pas surprenant que la chaîne ait consacré une large couverture aux soulèvements tunisiens. Il est toutefois intéressant de noter la manière dont ses journalistes en interrogent la signification pour l’ensemble de la communauté. Dès le 31 décembre, Al-Jazeera publie un article qui traite de la renaissance de l’activisme arabe et souligne la similarité des maux socio-économiques qui traversent les sociétés. Alors que les protestations sont toujours localisées en Tunisie, la chaîne interpelle le militantisme arabe dans sa globalité (Andoni 2010). Progressivement, Talheh Daryanavard, note que la chaîne fait un usage extensif de slogans comme « la révolution (…)  Ceux-ci, plus présents encore dans la version arabe que dans la version anglaise, indiquent clairement la position défendue par la rédaction » (Daryanavard 2011).

La crainte que ce processus de cadrage discursif ne donne des idées aux opposants politiques est clairement perceptible dans les discours des chefs d’États. Le 11 février, le président Moubarak demande aux Égyptiens : « n’écoutez pas les télévisions ­satellitaires, écoutez seulement votre cœur ». Dix jours plus tard, le président Kadhafi emboîte le pas : « ne croyez pas les télévisions, ces chiennes » (Corbucci 2011). Ces craintes ne sont pas injustifiées, au regard des taux d’audience de ces chaînes.  En effet, on observe un pic d’intérêt pour Al Jazeera, en Algérie, à partir du mois de janvier 2011, date à laquelle les protestations commencent à prendre de l’ampleur en Tunisie.

Graphique 2. Intérêt de la recherche pour le terme Al-Jazeera en Algérie[2]

On n’a donc aucune peine à imaginer les téléspectateurs algériens rivés sur leurs écrans de télévision ou d’ordinateur, lesquelles relaient en continue et en temps réel images et informations sur les évènements. Les médias se trouvent donc en situation d’intermédiaire. Alors que l’intérêt pour le terme Al-Jazeera augmente, on note une augmentation concomitante de l’intérêt pour le terme « Tunisie ». Il ne s’agit pas de conclure qu’Al-Jazeera a focalisé l’attention des téléspectateurs sur la Tunisie. On pourrait imaginer que les évènements tunisiens aient participé à accroître l’intérêt pour l’actualité. Sans établir un quelconque lien de causalité, on peut noter qu’un nombre croissant de téléspectateurs algériens regardent Al-Jazeera et qu’ils regardent le déroulement des évènements en Tunisie.

Graphique 12: Intérêt de recherche pour le terme Tunisie en Algérie[3]

Les médias œuvrent donc à la diffusion et à la circulation de l’information et de l’image, participent au décloisonnement des sociétés et à l’extension de l’espace du débat qui ne saurait rester cantonné aux États-Nations. De par leur couverture des évènements et la lecture qu’ils donnent des soulèvements, de par leurs questionnements, et les tendances qu’ils suggèrent, ils cadrent le débat et participent à en définir les termes.  Reste donc à déterminer comment ces évènements ont été accueillis en Algérie et dans quel contexte ils interviennent.

L’opportunité politique

 

La solitude du militant. La société civile algérienne peine à mobiliser la population. Dans l’absence de capital social suffisamment étendu, celle-ci ne peut se constituer en mouvement contre-hégémonique. Dans ces conditions, elle se résout à obtenir des gains limités vis-à-vis du régime et circonscrit ses revendications à certains enjeux sectoriels.

Au mois de février 2010, un an avant les soulèvements arabes, Maître Bouchachi, parle de véritable solitude du militant. Dans l’une des entrevues qu’il accorde, il s’explique: « quand tu milites pendant plus de dix ans avec la peur d’être liquidé, mais avec l’espoir qu’il y aura plus de liberté, tu te retrouves avec le sentiment que la société est démissionnaire, qu’il n’y a plus d’écho » (Mekhloufi 2010). Rachid Malaoui, président du SNAPAP, évoque « l’infernale fatalité de la résignation », pour parler des difficultés rencontrées sur le terrain (Chibani). Le militant ressent ainsi tout le manque de réceptivité pour sa cause.

Lors d’une conférence organisée au mois de juin 2010, Maître Bouchahci observe que « la citoyenneté a connu une progression dans de nombreux pays jadis réputés pour être des dictatures. Qu’ils se trouvent en Amérique latine, en Asie ou en Europe de l’est, sauf dans ce qui est appelé le monde arabe ». Il interpelle par la suite son auditoire : « si les droits du citoyen sont souvent bafoués, le citoyen a néanmoins une responsabilité. La démobilisation et l’absence de militantisme du citoyen pour ses droits n’est pas pour le propulser à la place à laquelle pourtant chaque être humain aspire ». Il constate que : « les manifestations et autre mouvement s’inscrivent dans un cadre corporatiste pour réclamer une augmentation de salaire ou un logement ». Il regrette enfin : « qu’il n’y a pas un parti ou une association dans tout le pays capable d’organiser une manifestation pacifique pour réclamer des droits et notamment celui de la citoyenneté et c’est là que le danger réside» (Quotidien d’Oran 2010).

Le secrétaire général de la Ligue, Abdel Mouemen Khelil, abonde dans le même sens. « C’est vrai qu’il y a un certain retrait du politique, dit-il. C’est peut-être aussi de notre faute, on n’a pas su mobiliser les Algériens, les ramener vers le politique. Ça complique notre tâche » (Derradji 2012). Ce retrait est illustré autant par les enquêtes du baromètre arabe dont les auteurs soulignent que « les Algériens ne sont pas encadrés » (El Watan 2012) que par la baisse tendancielle du taux de participation aux élections.

En 2009, les Algériens ont massivement boycotté le scrutin présidentiel. Sachant que le verdict des urnes ne leur reviendrait pas, ils ne voyaient pas l’intérêt de prendre part à cette messe politique et ont préféré vaquer à leurs occupations. Le site internet du journal Le Monde a recueilli les impressions d’internautes algériens en 2009 (Le Monde 2009). L’un d’entre eux avoue :

Je suis arrivé hier à Alger pour passer des  vacances avec ma famille. Qu’est-ce que je découvre? Des barrages policiers partout pour renforcer les contrôles à la veille des élections, des posters géants du président candidat Bouteflika accrochés sur les façades d’immeubles, des affiches du même Bouteflika sur les COUS (bus de transport d’étudiants) (…) Faites votre choix… Pour moi, comme pour tous ceux que je connais, ça sera l’abstention. Nous ne voulons pas participer à une telle mascarade.

Un deuxième ajoute :

Les vraies élections vivantes, dynamiques, bariolées, passionnantes et incertaines, nous les vivons par procuration via les chaînes de télévision étrangères et les paraboles (…) Nos élections à nous sont mornes, tristes, monochromes et incroyablement rébarbatives. Le vainqueur est connu d’avance. Des militaires en armes sont postés sur les routes. Heureusement que les vélos ne sont pas arrêtés. C’est mon moyen de locomotion favori quand se produit ce genre de tragi-comédies pareilles. J’irai donc en faire, et puis je relirai L’Automne du patriarche, de Gabriel Garcia Marquez.

Analysant les résultats électoraux, la politologue algérienne Louisa Aît Hamadouche observe que « l’abstention est la conséquence d’un électorat échaudé, démobilisé, suspicieux et exigeant. En 1990, les Algériens ont massivement voté contre les symboles du régime FLN. En 1995, ils se sont massivement rendus aux urnes pour rejeter le terrorisme. Dans les deux cas, le vote était accompagné d’un espoir de changement » (Ait Hamadouche). Sentant que leur vote n’aurait aucun poids, les Algériens ont boudé les urnes. Progressivement, plusieurs cessent d’espérer un changement et internalisent l’inertie du système.

En juin 2008, l’enquête menée en Algérie par Florence Beaugée dresse un tableau pour le moins paradoxal. Elle y constate que le pays est pris entre « violence et résignation ». Si elle souligne que : « des émeutes éclatent à intervalles de plus en plus rapprochés, du nord au sud et d’est en ouest », elle constate dans le même temps que « les gens ont appris à ‘vivre avec’ », indiquant que la « vie politique reste atone et la sécurité militaire toujours aussi puissante ». Elle note enfin que « ce qui mine la plupart des Algériens, c’est l’absence de perspectives » (Beaugée 2008).

En sommes, les actes protestataires se multiplient, mais les revendications sont circonscrites à des enjeux socio-économiques. Dans le même temps, la société civile peine à encadrer des individus défiants à l’égard du politique et méfiants vis-à-vis du réseau associatif. Des individus qui dans la quotidienneté de leurs vécus ont cessé de penser le changement, comme faisant partie de l’horizon des possibles.

 

La perturbation du quotidien. C’est dans ce contexte qu’intervient le départ du président Ben Ali. L’écrivain Chawki Amari fait part de ses impressions à l’annonce de la nouvelle :

La nuit est déjà tombée sur Alger, quand la nouvelle tombe à son tour. Ben Ali est parti, après 23 ans de dictature et 25 jours d’émeutes. Les Algériens sont unanimes à se féliciter de la chute d’un des plus féroces régimes de la région, les SMS fusent, «Zinochet est tombé», «Félicitations aux Tunisiens, à notre tour maintenant» (Amari 2011).

 

Nassera Dutour, de SOS disparus,  nous a confié avoir ressenti « un incroyable bonheur, je sautais de joie. Ils l’ont eu, je me suis dit! ». Samir Laraabi, président du Collectif des chômeurs algériens, nous a révélé avoir observé « un incroyable pic de politisation. Dans les cafés, sur les places publiques, tout le monde parlait de ça. Les gens se demandaient si ça aurait des répercussions en Algérie. Comment ça se passerait chez nous? ». Amine Menadi, d’Algérie pacifique, abonde dans le même sens, « de plus en plus de gens venaient nous voir, on nous demandait si des marches seraient organisées. Soudainement, c’est comme si le message subliminal du « Yes we can » était passé » (Derradji 2012).

De ce fait, comment peut-on mesurer ce pic de politisation dont Samir Laarabi nous fait mention? Si ce que nous disent ces militants est vrai, il devrait en rester des traces. Pour ce faire, nous utilisons Google insight, un moteur qui indique les tendances de recherche sur Internet. Nous avons entré le terme « démocratie », car il reflète la recherche pour un projet collectif alternatif et nous avons sélectionné l’Algérie. Les résultats sont pour le moins intéressants. On constate une absence de recherche pour ce terme au cours des deux dernières années et un regain soudain d’intérêt à partir du 15 janvier 2011, soit le lendemain du départ du président Ben Ali.

Graphique 3. intérêt de la recherche pour le terme « démocratie »[4]

La tournure des évènements a donc extirpé les individus de leur neutralité ontologique, faisant ainsi le lit des conditions de formulation du discours pour le changement. Les militants de la société civile sont quant à eux mis devant l’urgence d’agir et de répondre à cette nouvelle donne. Pour Samir Laraabi, « on a voulu ‘surfer sur la vague’, on a senti qu’il y avait un coup à jouer ». Abdelmouemen Khelil souligne quant à lui que : « c’est vrai qu’en 2008, il y avait eu plusieurs émeutes. Mais pas simultanément. Puis il y a le contexte régional aussi, ça a joué, c’est sûr » (Derradji 2012).

Toutefois, la question de la mobilisation ne se serait pas posée avec autant d’acuité si elle n’allait pas de pair avec un processus de construction analogique. En effet, si la mobilisation va de soit c’est que les contextes sont suffisamment proches pour pouvoir justifier des actions analogues et des revendications similaires.

La construction analogique

La représentativité. Le premier communiqué émis par la CNCD fait explicitement référence aux soulèvements tunisiens et témoigne de la solidarité des militants algériens (LADDH 2011). Ces derniers ont établi plusieurs comparaisons. Trois éléments ressortent de nos entrevues : l’équivalence institutionnelle, le contexte socio-économique et la variable identitaire.

En un premier temps, force est d’admettre que l’Algérie, l’Égypte et la Tunisie sont trois régimes autoritaires. Le degré d’autoritarisme y est certes différent et le degré de liberté d’expression varie indéniablement d’un pays à l’autre. Il n’en demeure pas moins que le pouvoir y est monopolisé par une élite qui préside aux destinées du pays depuis l’indépendance. Il n’est donc pas étonnant que les appels à la liberté et à la démocratie qui se sont exprimés dans ces pays trouvent certains échos en Algérie. Abdelmoumen  Khelil  nous a d’ailleurs indiqué :

Quand on observe les régimes tunisiens et égyptiens, on a l’impression qu’ils sont encore plus répressifs que le notre, plus robustes. Il y a davantage de liberté d’expression et d’association en Algérie qu’en Tunisie par exemple. Internet est étroitement surveillé là-bas. Donc si des régimes qui sont encore plus répressifs et durs que le nôtre sont tombés pourquoi ça ne pourrait pas arriver chez nous? (Derradji 2012)

Le président du RCD, Said Saadi, déclare quant à lui aux médias, après le départ du président Moubarak : « nous ressentons un immense sentiment de joie pour le peuple égyptien. Cela confirme l’idée que la démocratie fera irruption dans le monde arabe grâce aux peuples et non grâce à leurs dirigeants. Ce qu’il s’est passé en Tunisie et en Égypte résonne dans le cœur des  Algériens » (Hani 2011).

Le second élément qui ressort des entrevues est le contexte socio-économique. En effet, les mêmes maux traversent les sociétés nord-africaines. Lors de notre entrevue, Samir Laarabi nous a confié « qu’on se rend compte qu’on a les mêmes préoccupations, les mêmes problèmes, l’emploi, le logement, la corruption. On a les mêmes aspirations. On n’est pas étrangers aux luttes des autres, on s’y reconnaît ». Rachid Malaoui du SNAPAP abonde dans le même sens.

Les jeunes se soulèvent pour réclamer un emploi ou un logement, partout en Algérie et notamment dans les Wilayas à l’intérieur du pays. Il y a des jeunes qui meurent en mer pour quitter le pays. On ne peut plus vivre dans cette misère (…) C’est le régime qui en est responsable. Ils ont trouvé un pays avec plein d’argent, avec du pétrole et de l’or, mais cet argent ils le gèrent comme ils veulent, ils en font ce qu’ils veulent. Le moment est venu d’en prendre conscience, comme en ont pris conscience nos frères Tunisiens qui faisaient face aux mêmes injustices et qui se sont réveillés pour réclamer le départ du régime. Comme ont en pris conscience nos frères Égyptiens. (Youtube 2011)

Le troisième facteur qui ressort des entrevues est identitaire. Comme l’évoque Élisabeth Picard « le discours local, d’abord celui des populations de cette aire revendique une arabité commune. Ensuite celui des États qui revendiquent l’identité arabe dans leur constitution » (Picard 2006). Cette arabité partagée favorise la circulation de l’information et la perméabilité des populations aux idées provenant de la région. Ainsi, pose-t-elle les bases, dans les années 1960, du nationalisme arabe, prôné par Nasser. Près de 30 ans plus tard, cette arabité permet, pour Marc Lynch, la construction d’une sphère publique arabe. Comme nous l’avons évoqué précédemment, des émissions sont organisées sur la chaîne satellitaire Al Djazeera et prétendent interpeller l’ensemble des Arabes, sans distinctions de nationalité. Les militants de la CNCD  ont fait explicitement référence à ce facteur identitaire. Ainsi, maître Ali Yahia Abedennour n’a pas manqué de souligner « qu’au regard des évènements qui affectent le monde arabe, l’Algérie ne saurait faire exception ». Samir Laarabi considère quant à lui :

Je ne sais pas si on peut parler de monde arabe ou de monde arabo-musulman. Moi je suis berbère, je ne vois pas pourquoi on passe sous silence cette composante de notre identité. Mais, c’est vrai qu’on appartient à une même aire. Il n’y a pas beaucoup de différences entre nous et les Tunisiens. (Derradji 2012)

En  somme, la représentativité s’articule, dans le discours des militants de la CNCD, autour de trois dimensions : l’équivalence institutionnelle, la similitude des griefs socio-économiques et l’identité. Dans les trois cas, cette analogie ne saurait être considérée comme objective. Il est évident qu’il existe des différences indéniables entre les cas, tant dans la nature des régimes que des contextes socio-économiques. Ce qui est ici mis en exergue est une construction analogique, autrement dit une interprétation intersubjective et une construction discursive de la similarité.

La disponibilité heuristique. Au-delà de la représentativité, la disponibilité heuristique à laquelle font référence les auteurs des sciences cognitives s’est manifestée dans le discours des militants algériens, à travers un recours à l’histoire. Histoire universelle d’abord marquée par le mouvement des peuples pour la démocratie. Certains analystes ont d’ailleurs voulu voir dans les soulèvements arabes, le printemps des peuples de 1848 ou encore la chute du rideau de fer de 1989 (Hirsi Ali 2011). Pour Abdelmoumen Khelil, « ce soulèvement s’inscrit dans une logique historique. C’est le vent de l’histoire. J’en suis convaincu. Il n’y aura pas d’autre issue que la démocratie et ça viendra tôt ou tard » (Derradji 2012). S’adressant aux médias, Said Saadi a souligné que : « Le pouvoir algérien (…) est frappé d’aveuglement et ne veut pas voir la réalité en face. Il cherche à suspendre le cours de l’histoire et préfère avoir des émeutes plutôt qu’une manifestation organisée et sécurisée. Mais le système algérien est condamné par l’Histoire » (Hani 2011). L’histoire algérienne a également été investie par le discours des militants de la CNCD. Ainsi, Ali Yahia Abennour souligne que la CNCD  a appelé à organiser des marches le 19 mars,

Pour célébrer sur tout le territoire national le 19 mars 1962 qui a mis fin au colonialisme externe, et le 19 mars 2011 qui sonne le glas du colonialisme interne, apportent un esprit de sagesse et un sens de l’intérêt national et s’adressent à la conscience de tous les Algériens et de toutes les Algériennes. Le  moment est venu d’accompagner l’accélération de l’histoire, qui est un danger pour tous les dictateurs. (Richaud 2011)

Abdelmouemen Khelil se rappelle également que lors de la première réunion de la CNCD, certains ont parlé des soulèvements d’octobre 1988. « Plusieurs les avaient vécus. On a su plus tard que ces émeutes avaient été fomentées par le régime, qu’il y avait eu manipulation. Certains se sont demandés si le régime n’était pas derrière les émeutes de janvier, si les émeutiers n’étaient pas manipulés » (Derradji 2012). Ces déclarations suggèrent que les évènements présents sont appréciés à l’aune des connaissances historiques ou des expériences passées. Ce jeu de mise en perspective et de recadrage de l’évènement dans le temps long permet d’éclairer l’évènement et le rendre intelligible.

Le débat

Néanmoins, les militants n’apprécient pas tous le contexte de la même manière. Si certains veulent accompagner la « marche de l’histoire », d’autres rappellent les évènements d’octobre 1988 et mettent en garde contre les risques de manipulation. Certains soulignent toutefois que la chute de Ben Ali est la preuve que les régimes sont plus fragiles qu’il n’y paraît. Un intervenant fait remarquer que les Tunisiens ont réussi « malgré tout ce qu’on disait d’eux ». Il indique qu’en tant que membre de la société civile il est nécessaire de répondre aux besoins de la société, de les assumer et « d’assumer également la répression du régime » (Filali 2011). D’autres rétorquent que le pouvoir en Algérie est plus flou que dans les pays voisins. Il n’est pas personnalisé par un président despotique, mais davantage par des clans qui dirigent le pays dans l’ombre. Maitre Bouchachi rappelle avoir mis en garde les plus jeunes.

Dès le départ, lorsqu’on a préparé la première marche, j’ai dit aux militants qu’il ne fallait pas se leurrer. Chez nous, c’est bien trop compliqué. D’abord la nature du régime. S’ils ont un seul Gueddafi en Libye, nous en avons plusieurs en Algérie. Lequel de nos Gueddafi allons-nous chasser? En Égypte ils avaient le PND, en Tunisie le parti Doustour (puis RCD Ndlr), mais ici en Algérie, nous avons je ne sais combien de présidents et nous avons trois partis, un islamiste, un historique et un nationaliste, tous au service du régime (Dridi 2011).

D’autres participants, à  l’instar du professeur d’endocrinologie, Fadela Chitour, mettent en garde contre les excès d’enthousiasme et le triomphalisme (Filali 2011). En somme, la décision de lancer l’action collective n’a pas été prise par des individus purement rationnels sur la base de calculs stratégiques. Elle n’est pas non plus entreprise par des individus copiant de manière irréfléchie les actions tunisiennes, sur la base d’inférences cognitives. La décision résulte d’un processus délibératif faisant intervenir les rationalités de plusieurs individus qui, prenant acte du contexte spécifique à l’Algérie et de la nouvelle donne régionale, ont pris l’initiative de lancer et de structurer le mouvement.

Conclusion

La CNCD a organisé plusieurs marches sans parvenir à drainer les foules autant qu’au Caire ou à Tunis. Les mobilisations ont toutefois conduit les autorités à lever l’État d’urgence en vigueur depuis plus de 20 ans. Au-delà de sa portée symbolique, l’impact réel de cette mesure est limité et le changement démocratique tant espéré ne s’est pas matérialisé. En fait, le régime a durci, depuis, les lois régissant les associations et les élections législatives de 2012 ont permis au FLN, le parti historique, de renforcer sa position dans le parlement.

Néanmoins, cet article n’a traité que de l’émergence du mouvement, ni de sa capacité à mobiliser, ni de ses dynamiques et encore moins de ses résultats. Un mouvement peut émerger sans être en mesure de mobiliser. Il peut émerger et mobiliser sans parvenir à obtenir des résultats. La crédibilité de l’opposition, sa cohésion interne, la manière dont le régime réagit au défi qui lui est posé, soit sa capacité financière à répondre aux griefs populaires, son degré d’utilisation de la coercition, sa faculté à déconstruire les analogies et discréditer ses challengers, les infiltrer et les diviser, son habileté à maintenir les allégeances dans ses rangs et résister aux pressions externes peuvent déboucher sur d’innombrables scénarii différents.

Par ailleurs, cet article s’est intéressé au moment d’occurrence du mouvement. Dans la mesure où les griefs qui en justifient l’existence et les agents qui l’articulent préexistent à son avènement, nous avons soutenu que l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité en a précipité la création. Nous avons ainsi illustré, à l’aide du cas algérien, la dimension symbolique et discursive de l’opportunité et son caractère transnational. La chute du régime tunisien a conduit des milliers d’individus du Maroc à Bahreïn, en passant par l’Égypte, à réinterpréter le champ des possibles et penser le changement.

Ces évènements ont inspiré au-delà du monde arabe. S’il est vrai que l’action des indignés espagnols s’inscrit dans un contexte de crise socio-économique particulièrement sévère et ne peut donc relever de la seule diffusion, l’occupation des places publiques témoigne de la circulation des répertoires d’actions et de la perméabilité des États aux évènements internationaux. À la suite de Tahrir, l’occupation est devenue à Madrid comme à New York, le symbole de la lutte pour la justice et la dignité.

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[1] Bien que ce concept ait été formulé par Antonio Gramsci, nous retenons la définition proposée par Adam soit un  « projet collectif pour un avenir différent».

[2] Les nombres du graphique indiquent la quantité de recherches ayant été effectuées pour un terme donné, par rapport au nombre total de recherches effectuées sur Google au cours de la même période en Algérie. Nous avons introduit les termes en français et en arabe. De plus,  nous utilisons cet outil pour compléter et illustrer des observations similaires  et sommes conscient des problèmes qu’il pose en termes de sélection de la population et d’échantillonnage (Derradji 2012).

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[3] Google Insight. « Intérêt de la recherche pour le terme « Tunisie» en Algérie ». En ligne : http://www.google.com/insights/search/?hl=fr#q=Tunisie&geo=DZ&date=1%2F2010%2025m&cmpt=q(page consultée le 20 janvier 2012).

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