The Ghost Writer – Les dessous sordides de la réalité politique

The Ghost Writer

Les dessous sordides de la réalité politique

 

Par Paul Beaucage,

version pdf: Document III – The Ghost Writer Paul Beaucage

Compte tenu que, depuis quelque temps, Roman Polanski défraie beaucoup plus la chronique des faits divers que l’actualité cinématographique, on ne savait guère à quoi s’attendre en allant visionner The Ghost Writer, une adaptation d’un roman à succès de l’ancien journaliste Robert Harris. D’autant plus que Polanski en a supervisé le montage dans des conditions fort difficiles, étant détenu en Suisse alémanique avant d’avoir réussi à achever son film. Or, il nous apparaît indéniable que le réalisateur de Rosemary’s Baby (1968) jouit d’une réputation assez surfaite en raison de l’espèce de culte que lui vouent encore de nombreux cinéphiles inconditionnels ainsi qu’une certaine presse soi-disant moderniste. Cela dit, on ne saurait affirmer sérieusement que les dernières oeuvres polanskiennes ont impressionné une critique exempte de complaisance ou des observateurs soucieux de remarquer autre chose, au sein d’une création cinématographique, que des audaces stylistiques propres à un metteur en scène. Ainsi, The Pianist (2002) – malgré l’interprétation exceptionnelle d’Adrien Brody de même que la récolte de moult récompenses artistiques – et Oliver Twist (2005) – malgré le savoir-faire du réalisateur – ne témoignaient pas d’une vision du monde transcendante de la part de Polanski. Au demeurant, le cinéaste n’est pas parvenu, à travers ces films, à s’éloigner des sentiers battus que d’autres – tels Andrzej Munk, Alain Resnais, David Lean et même Carol Reed – avaient su éviter avant lui. De manière honnête, on peut affirmer qu’en dépit de certains succès commerciaux qu’il a remportés au fil du temps (Chinatown [1974], Tess [1979]), Roman Polanski n’est jamais devenu le cinéaste que plusieurs pressentaient en lui après la réalisation de son chef-d’oeuvre : Le couteau dans l’eau (1961). N’empêche qu’il peut encore nous surprendre…

Comme le suggère son titre, le film de Roman Polanski relate l’histoire d’un nègre ou écrivain anonyme, qui se voit offrir un extraordinaire montant d’argent pour récrire les mémoires d’Adam Lang, l’ancien premier ministre de Grande-Bretagne, un homme tombé en disgrâce suite aux ratés relatifs à la guerre américano-britannique en Irak. Cependant, pour s’acquitter de cette tâche, l’écrivain fantôme doit se rendre aux États-Unis afin de mettre la main sur le manuscrit original desdits mémoires et rencontrer l’ancien chef d’état. Ce dernier, qui apparaît comme un homme imbu de lui-même et nullement porté sur l’autocritique, espère vivement que la rédaction d’un tel ouvrage lui permettra de redorer son blason. Mais l’entreprise dans laquelle se lance l’écrivain fantôme n’engendrera pas les résultats escomptés par les deux hommes.

Un film de politique-fiction

Malgré quelques concessions faites au profit d’un certain cinéma commercial avec lequel le réalisateur a constamment flirté au fil des ans, The Ghost Writer se révèle sans doute le meilleur film de Polanski depuis la lointaine réussite, dans un tout autre registre, du surréaliste Le locataire ([1976] d’après Le locataire chimérique [1964] de Roland Topor). Mêlant constamment l’esprit satirique et l’humour noir à une intrigue dramatique, l’absurde au sérieux, le cinéaste parvient dans le cas présent à tracer un portrait particulièrement corrosif du monde politique occidental et de ses principaux représentants. Curieusement, plusieurs observateurs ont considéré le film de Polanski comme un simple drame policier ou un thriller – dans la lignée des décevants Frantic (1988) et The Ninth Gate (1999). Or, à notre avis, il s’agit-là d’une regrettable méprise : le long métrage de Polanski s’inscrit bien plus dans le domaine du récit de politique-fiction, aux accents fantastiques, que dans celui du polar, lequel lui est subordonné.

À nos yeux, la narration de l’oeuvre met continuellement en relief des composantes sociopolitiques, traduisant les rapports de force qui existent dans le monde contemporain tout en admettant la dimension imaginaire, fictionnelle d’une telle démarche. Les questions d’actualité relatives à la gouvernance des différents pays se situent donc au coeur du drame. Évidemment, la manipulation médiatique constitue une des armes les plus efficaces dont peuvent disposer les figures importantes de l’univers. Aussi assiste-t-on à une tentative de séduction, voire de prise de contrôle de l’opinion publique par l’ancien premier ministre britannique Lang. Toutefois, une partie significative de celle-ci s’est polarisée contre lui, ce qui explique les rassemblements de manifestants, qui protestent contre sa présence aux États-Unis, attendu qu’il aurait explicitement autorisé des membres de l’armée britannique à commettre des exactions durant la guerre en Irak[1]. Ainsi, Adam Lang ne trouve pas la paix en s’exilant aux États-Unis, même s’il s’est réfugié dans une maison fortifiée sur l’île de Martha’s Vineyard : son passé le hante. Le dégoût que de nombreux occidentaux éprouvent pour la guerre que le président américain et son homologue Lang ont initiée contre l’Irak fait en sorte que l’un et l’autre paraissent condamnés à perdre le combat destiné à s’assurer les faveurs de la majorité silencieuse…

Un récit à clefs

Sur le plan symbolique, Roman Polanski et son coscénariste Robert Harris ont eu l’heureuse idée de construire un récit à clefs plutôt que de créer une intrigue comportant des êtres ayant un rapport éloigné à la réalité. Certes, les différents symboles du film n’apparaissent pas comme ayant un haut niveau d’abstraction, mais elles permettent au spectateur politisé de tracer les liens qui s’imposent entre les différents personnages, voire entre les figures et l’action. Dans cette optique, on l’aura deviné, le personnage d’Adam Lang symbolise un avatar de l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, Ruth Lang représente le personnage de Sherry Blair, l’écrivain fantôme représente le citoyen ordinaire qui n’est guère féru d’interrogations politiques et souhaite surtout assurer son bien-être matériel. Pour sa part, l’opposant politique John Maddox symbolise George Galloway, un ancien député travailliste qui a dénoncé vivement les politiques pro-américaines et néolibérales du gouvernement de Tony Blair. On assiste même brièvement à l’apparition télévisuelle d’un (stéréo)type représentant l’ancienne secrétaire générale des États-Unis Condoleeza Rice, qui prend caricaturalement la défense d’Adam Lang, lorsque le Tribunal international de La Haye décide d’instituer une enquête par rapport aux allégations selon lesquelles Adam Lang aurait explicitement ordonné que l’on torture des citoyens britanniques, dans le cadre de la guerre en Irak. Avouons-le : dans ce cas, la caricature se confond presque avec le personnage réel !

Évidemment, le cinéaste prend un certain recul par rapport à la réalité dans la mesure où l’on sait que, contrairement à Adam Lang, Tony Blair ne subira jamais une enquête du Tribunal pénal international de La Haye concernant le rôle qu’il a joué par rapport à la Guerre en Irak. De même, il apparaît clair que le personnage de Ruth Lang est autrement plus intelligent et plus rusé que ne l’est Sherry Blair. Toutefois, le cinéaste évite de trop s’éloigner d’une nécessaire vérité politique, qui sert de référent au spectateur et à lui-même… Faits à signaler : il y a deux grands absents, physiquement parlant, dans le récit de Polanski : l’ancien président des États-Unis, qui représente le très impopulaire George W. Bush, et Macara, qui représente David Christopher Kelly, un ancien scientifique ayant travaillé pour le gouvernement britannique (au Ministère de la défense), que l’on a retrouvé mort au sein d’un bocage, dans des circonstances troublantes. Pour ce qui est de George W. Bush, le cinéaste lui règle péremptoirement son compte en nous faisant entendre un quidam, qui se réfère à lui en évoquant le cas «du crétin de la Maison blanche», par rapport auquel les gens n’entretenaient aucune attente en raison de sa médiocrité manifeste. Cela s’oppose au mystère qui entoure les agissements d’Adam Lang, alias Tony Blair, lequel paraissait avoir autrement plus d’envergure que son homologue états-unien. Quant au personnage de Macara, qui a assumé le premier la fonction d’écrivain fantôme, il habite l’intrigue du début à la fin en vertu de son ascendant moral ainsi que du sort tragique qu’il a connu. D’une certaine façon, il s’impose comme le guide spirituel du protagoniste du film et le double de celui-là puisqu’à travers l’enquête du jeune homme, le disparu revit. Cependant, cette «résurrection» entraînera des conséquences accablantes pour le nouveau prétendu scribe de Lang – d’une certaine façon, Macara le vampirise. On ne saurait découvrir des secrets d’état et menacer les responsables de ceux-ci sans mettre sa propre vie en danger !

La quête de la vérité et les mystères diaboliques

Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas de constater que Roman Polanski renoue avec certains de ses thèmes caractéristiques, tels la théorie du complot et le satanisme. Assez tôt, dans le film, l’hypothèse d’une conspiration fomentée par quelque organisme occulte est soulevée par le nègre lorsque des voleurs le dépouillent d’un manuscrit anonyme que lui avait confié un représentant de la maison d’édition, qui l’a mis sous contrat pour récrire les mémoires d’Adam Lang. Cette mésaventure pousse même l’écrivain fantôme à remettre très brièvement en question sa collaboration avec Lang. En outre, le culte du secret qui entoure le contenu du manuscrit original rédigé par Macara renforce cette hypothèse, poussant le nègre à mener sa propre enquête afin de découvrir les mystères qui se rattachent à la gouvernance de Lang. La saisie inopinée d’une série d’indices lui facilitera la tâche, mais il se trouvera rapidement dépassé par la tournure des événements… N’empêche que la curiosité qu’il éprouve par rapport à la signification politique des gestes d’Adam Lang traduit sa volonté de démystifier une histoire éminemment énigmatique. Un peu comme le protagoniste du magnifique Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey, l’écrivain fantôme délaisse toute forme de prudence pour tenter d’éclairer le mystère dont il a subitement pris conscience et qui dépasse son cheminement individuel. D’une certaine manière, il cherche à devenir le maître d’un récit autrement plus palpitant et profond que celui qu’il doit écrire…

Le poète Charles Baudelaire a déjà écrit qu’une des principales ruses du diable consistait à nous faire croire à nous, pauvres humains, qu’il n’existait pas. Or, dans The Ghost Writer, Polanski n’hésite pas à représenter des personnages ayant signé un pacte avec le diable sans avoir pris réellement conscience de ce phénomène. Dans cette perspective, on découvrira peu à peu qu’Adam Lang a agi d’une manière machiavélique pour s’assurer de garder le pouvoir durant plusieurs années. Évidemment, le récit monotone d’Adam Lang ne comporte en lui-même aucune révélation éclairante à ce sujet. Toutefois, comme le nègre Macara a procédé à une première réécriture du manuscrit avant de mourir, l’actuel écrivain fantôme et d’autres personnages du film entretiennent la conviction que Macara a fait de cette mouture un document à clefs, un ouvrage contenant des informations encodées, lesquelles traduiraient les manoeuvres illicites et immorales de Lang. En d’autres termes, Polanski, à la manière d’un Alain Robbe-Grillet dans Un bruit qui rend fou (coréalisateur, Dimitri de Clercq, 1995), met en boîte «un récit à clefs dans le récit à clefs» et fait coïncider l’élucidation du mystère du film avec celle de l’énigme du manuscrit de Macara, le premier écrivain fantôme. Mais la quête de vérité du jeune nègre débouchera sur une constatation funeste : l’homme sort toujours perdant de ses pactes diaboliques. Est-ce à dire qu’il s’en tirerait mieux en se montrant fidèle aux enseignements divins ? Nullement, puisque l’oeuvre de Polanski nous révèle qu’il n’y a pas de justice sur terre et qu’il n’existe rien de plus hypothétique que la croyance en la notion de providence.

Une esthétique opportune et révélatrice

La mise en scène de Roman Polanski est très adroite puisqu’elle ne tombe jamais dans les pièges que le cinéaste dénonce. Ainsi, il a recours à une esthétique beaucoup plus sobre, nettement moins flamboyante que par le passé (à l’opposite des racoleurs Pirates [1986] et Frantic, notamment). Pourtant, cela ne signifie aucunement que Polanski a bâclé sa réalisation, loin de là. Ses plans sont fort bien composés et on reconnaît la griffe singulière du réalisateur dans la plupart d’entre eux. Comme le film met en relief de nombreux faces-à-faces et comporte de multiples ramifications dramatiques, le réalisateur n’abuse pas de la continuité de certaines séquences, ayant volontiers recours au procédé éprouvé du champ-contre-champ. Cependant, il sait éviter toute forme de banalité en donnant à cette figure un relief saisissant. La photographie de Pawel Edelman, qui avait déjà collaboré aux réalisations de The Pianist et Oliver Twist, appréhende avec fermeté les personnages du film et le décor dans lequel ils évoluent. Au niveau de la lumière filmique, Edelman et Polanski privilégient des éclairages assez ternes et des couleurs froides pour souligner le caractère inhumain du monde politique. Sachant entretenir un certain suspense, Polanski se sert très finement des coupes franches ainsi que du montage rapide afin de traduire concrètement les angoisses ressenties par son protagoniste. Une des séquences qui témoignent le mieux de l’habileté du metteur en scène et de son directeur de la photographie, voire de leur brillante complicité, demeure celle de l’exécution d’Adam Lang – passage qui n’est pas sans évoquer le tristement célèbre assassinat du président américain John F. Kennedy. Utilisant habilement des cadrages serrés, insolites et des images signifiantes, Polanski et Edelman nous montrent deux meurtres avec une précision quasi documentaire. Cette séquence est à ce point maîtrisée qu’on a un instant l’impression d’assister à un double attentat en direct. N’empêche que la concision des plans est telle que l’on saisit avec aisance l’évolution du drame. Du reste, Polanski réussit à éviter de filmer cette scène de manière sensationnaliste, s’écartant de la voie de la facilité dans laquelle se complaisent déplorablement tant de caméramans oeuvrant pour des grands réseaux de télévision mondiaux. La multiplicité de points de vue qu’il traduit favorise l’assimilation de l’action ou la perception synthétique du spectateur. De manière indirecte, le cinéaste procède aussi à une dénonciation du voyeurisme médiatique.

Un esprit ludique

En ce qui a trait à la bande sonore du film, elle se révèle clairement moins élaborée que celles des plus belles réussites de Polanski (Le couteau dans l’eau, Repulsion [1965] et Cul-de-sac [1966]). Cependant, la qualité du dialogue du film, alliée à la ponctuation ironique de la musique d’Alexandre Desplat, permet au cinéaste de créer un espace sonore qui se situe au diapason de la bande-image et de la narration. Desplat – qui a récemment signé des partitions sirupeuses (notamment celles de Largo Winch de Jérôme Salle, Coco avant Chanel [2009] d’Anne Fontaine) – renoue avec la veine ludique, subversive qui émerge de ses superbes collaborations avec le cinéaste franc-tireur Karl Zéro (coréalisateur, Bernard Faroux, Le tronc [1993]) et le fort perspicace Jacques Audiard (Un prophète [2009]). Du reste, le cinéphile quelque peu mélomane ne manquera pas de se réjouir du fait qu’Alexandre Desplat n’a rien perdu de son habileté en participant à des entreprises de pur divertissement. Il faut toutefois souhaiter que cet artiste doué ne dissipe pas ses capacités en tombant dans les rets des sirènes du cinéma commercial.

Par ailleurs, il importe de souligner que le réalisateur a le mérite de ne pas prendre son intrigue trop au sérieux. À l’instar d’un Raoul Ruiz dans Trois vies et une seule mort (1996), il assume pleinement les rebondissements rocambolesques de la narration, sachant les investir d’un sens précis et d’un humour libérateur. Selon Roman Polanski, il n’apparaît pas vraiment important que la fiction cinématographique soit tout à fait conforme à la réalité ou qu’elle imite la nature : le réalisateur est surtout désireux qu’elle corresponde à une certaine idée que l’on se fait du monde politique qui nous entoure, voire qu’elle réponde à des questions prépondérantes. Ainsi, Polanski n’hésite pas à verser dans le cynisme le plus draconien pour dénoncer les magouilles des politiciens ou ex-politiciens, des personnages médiatiques ou des organismes puissants, qui déterminent l’ordre du monde. Mais peut-on lui donner tort d’entretenir un tel point de vue dans un contexte sociopolitique où l’ex-premier ministre de la Grande-Bretagne, Tony Blair, et l’ancien adjoint du secrétaire général des États-Unis, Paul Wolfowicz, ont publiquement reconnu avoir utilisé un prétexte afin de tromper le monde entier et de déclencher une guerre américano-britannique contre l’Irak ? Assurément pas. Cela dit, en évitant de tracer des analogies trop appuyées entre la réalité quotidienne et sa singulière intrigue, Roman Polanski empêche son oeuvre de sombrer dans le réductionnisme du film à thèse. Le réalisateur privilégie plutôt la cohérence interne de son propre univers, ce qui renforce beaucoup la portée de son allégorie.

Une direction d’acteurs impeccable

Malgré les nombreux aléas de la carrière cinématographique de Polanski, ce dernier se révèle encore aujourd’hui un directeur d’acteurs de premier plan. Cela explique que le jeune Ewan McGregor offre ici une performance adéquate, une des plus significatives de sa carrière, pour camper le personnage de l’écrivain fantôme. Son absence de cabotinage, l’intériorisation de ses émotions le rapprochent considérablement du citoyen ordinaire, lequel peut aisément s’identifier à lui. En ce qui concerne le mésestimé et polyvalent Pierce Brosnan, qui interprète le rôle d’Adam Lang, il sait jouer de son charisme, de son image de beau garçon veillissant pour dévoiler au spectateur averti les limites propres aux mécanismes de la séduction. De cette façon, il tourne volontiers le dos aux personnages de James Bond (The World Is Not Enough de Michael Apted [1999] et Die Another Day [2002] de Lee Tamahori) et de Remington Steel (Remington Steel de Robert Butler et Michael Gleason, série télévisée [1982-1987]), lesquels lui ont pour un temps valu les feux de la rampe. En outre, sa composition évoque avec à-propos les difficultés inhérentes aux lendemains de l’adulation et du vedettariat pour tout être humain. Cependant, McGregor et Brosnan se font indubitablement voler la vedette par une interprète tout à fait exceptionnelle, dont il faudra suivre le cheminement cinématographique avec un vif intérêt : elle se nomme Olivia Williams et elle incarne le personnage de Ruth Lang. Cette actrice de solide formation théâtrale – qui a rehaussé, par son éclatante présence, des films aussi quelconques que The Postman (1997) de Kevin Costner et X Men : the Last Stand (2006) de Brett Ratner – réussit à nous offrir une des plus remarquables prestations qu’il nous ait été donné de voir au cours des dernières années. Son jeu maîtrisé, souple, nuancé – s’inscrivant dans la lignée d’interprètes aussi talentueuses que Vivian Leigh, Maggie Smith et Vanessa Redgrave – lui permet de camper un personnage complexe, ambigu, qui se situe à des années-lumière de l’image de la potiche accompagnant trop souvent le politicien de prestige. Le plus grand mérite de la composition de l’actrice consiste à ne pas laisser entrevoir trop rapidement la part de machiavélisme que comporte son personnage. A priori, Ruth Lang semble représenter une femme de tête qui s’est sacrifiée pour assurer la réussite sociale de son mari. Toutefois, a posteriori, on découvre qu’elle constitue l’élément dominant de la relation de couple qui l’unit à Adam Lang. D’où la révélation, pour le héros et le spectateur, du côté sombre de sa personnalité.

En ce qui a trait aux seconds rôles du film, on aurait tort de minimiser les contributions des populaires Kim Cattrall (une des vedettes de la série télévisée Sex and The City de Darren Star, 1998-2004) et James Belushi (Wag the Dog de Barry Levinson, 1997) qui, s’ils ne s’écartent jamais beaucoup de leurs performances habituelles, ne détonnent jamais par rapport à l’esprit général de la narration. Cattrall campe avec un aplomb suprenant le personnage d’Amelia Bly, la maîtresse-intendante d’Adam Lang, laquelle donne un vernis de respectabilité à sa fonction officielle et dissimule avec adresse sa fonction officieuse. Néanmoins, l’écrivain fantôme ne manquera pas d’être informer de la nature profonde de la relation qui unit Amelia à Adam Lang… En ce qui a trait à Belushi, il insuffle à John Maddox une conviction et une force tranquille qui siéent parfaitement à un tel personnage. Cela dit, il importe encore davantage de souligner la contribution hors pair du vétéran comédien Tom Wilkinson, qui campe avec une sobriété exemplaire le personnage de Paul Emmett, un respecté professeur d’université dissimulant avec maladresse son identité d’agent de la CIA. Cet acteur aguerri, que l’on avait remarqué dans Girl With a Pearl Earring (2003) de Peter Webber et Cassandra’s Dream (2008) de Woody Allen, donne une indispensable étoffe à un personnage particulièrement trouble. Enfin, mentionnons la présence en caméo du très chevronné Eli Wallach, qui campe avec conviction le rôle d’un habitant anonyme de l’île de Martha’s Vineyard. Le refus de toute ostentation qui caractérise l’acteur nonagénaire, dans la brève séquence où il se manifeste, traduit avec éloquence le haut degré d’implication des différents interprètes dans l’entreprise de Roman Polanski. Voilà qui contraste heureusement avec le laisser-aller que l’on déplorait au niveau de la distribution et de l’interprétation d’une oeuvre comme Bitter Moon (1992), par exemple.

Quelques faiblesses narratives

Parmi les rares lacunes qui caractérisent The Ghost Writer, il importe d’en souligner deux auxquelles nous n’avons pas été insensibles. D’une part, Roman Polanski ne rend pas toujours probante la quête de vérité à laquelle prend part l’écrivain fantôme et d’autre part, il ne crée pas un espace fantastique aussi démystificateur qu’on aurait pu le souhaiter. Sur le plan individuel, on voit le protagoniste du film, un jeune homme sans prédisposition particulière pour l’aventure ou les enjeux planétaires – d’un naturel plutôt ordinaire – se lancer dans une quête effrénée de vérité humaine et politique, qui met rapidement en péril sa propre existence. Toutefois, on n’est jamais témoins des doutes qu’il pourrait entretenir par rapport à la progression de son enquête, ni envers les risques qu’il encourt. Or, on aurait aimé que le personnage du nègre balance davantage entre le vrai et le faux, entre le goût du risque et la nécessité de la prudence. Malheureusement, depuis l’époque révolue du Couteau dans l’eau et de Repulsion, Roman Polanski ne s’intéresse guère à la psyché de ses personnages au-delà d’un certain seuil. Il préfère jouer sur leur typologie et créer une relation dialectique entre eux, de manière à engendrer différents concepts ou impressions dans l’esprit du spectateur. En l’occurrence, le corollaire de ce choix consiste à nous montrer un espace surréel nettement trop limité pour être significatif. Conscients des considérations sociopolitiques propres au récit de Polanski, nous ne nous attendions pas à ce qu’il orchestre une réprésentation onirique aussi extravagante[2] que celle de The Fearless Vampire Killers[3] (1967). Néanmoins, dans le cas présent, les brèves incursions qu’il fait dans le monde surnaturel ne nous permettent pas de mieux appréhender la réalité, ni de découvrir de grandes vérités philosophiques. Cependant, il importe de se montrer équitable envers le metteur en scène : ces quelques faiblesses sont bien négligeables par rapport aux fort appréciables qualités esthétiques et dramatiques du film. Au demeurant, le cheminement du protagoniste rejoint tellement les préoccupations éthico-politiques de chacun d’entre nous qu’il serait préjudiciable de s’en désintéresser.

Une conclusion saisissante

Certains observateurs ont déploré que Roman Polanski n’ait pas recours à un dénouement narratif plus réaliste que celui qui caractérise The Ghost Writer. Pourtant, selon nous, cette alternative se révèle des plus cohérentes, dans la mesure où Polanski n’hésite pas à s’affranchir des règles du réalisme ou du naturalisme pour suggérer l’existence d’un monde fondamental, situé au-delà des apparences. Le cas échéant, il parvient à créer un truculent crescendo dramatique, qui permet au spectateur de devenir le complice de la conclusion de l’enquête policière que mène le nègre. Sur le plan stylistique, on ne manquera de goûter les mouvements de caméra et les ruptures de ton audacieux du réalisateur, qui procède à une dénonciation en règle des mises en scène et de l’hypocrisie propres au monde politique. Celui-ci affiche d’ailleurs sans pudeur une façade de respectabilité afin de dissimuler les comportements les plus vils. Évidemment, cette représentation ironique du clinquant social contraste radicalement avec la sobriété esthétique dont Roman Polanski avait fait preuve jusque-là. Toutefois, elle n’altère en rien l’homogénéité du propos et insuffle une touche de surréalisme, de baroque pertinente au film de politique-fiction.

Refusant de s’effacer pour donner le champ libre à la version officielle des faits, l’écrivain fantôme profite du lancement posthume des mémoires de Lang (dans un hôtel de luxe) pour laisser savoir aux responsables des mensonges et des meurtres politiques dont il a connaissance qu’il n’est pas dupe de leurs machinations. Il va sans dire que cette révélation le rend particulièrement dangereux aux yeux de l’établissement politico-policier américano-britannique, qui juge fort urgent de l’éliminer, ce qui se produira dans la dernière séquence du film. On remarquera que Polanski situe la scène de l’assassinat du nègre – qu’il a fréquemment annoncée à travers son intrigue – dans le domaine du hors-champ du film. Pourquoi ? Simplement pour révéler au spectateur que les élites policières agissent dans l’ombre afin de cacher (une fois de plus !) la vérité au grand public. De manière précise, on assiste au départ de l’hôtel de l’écrivain fantôme, puis on voit une voiture non-identifiée se diriger précipitamment vers lui et on l’entend heurter le jeune homme de plein fouet : le protagoniste n’échappera pas à son destin. Les dernières images du long métrage nous montrent l’action inexorable du vent, qui disperse avec violence les pages du manuscrit de Macara : elles cessent progressivement d’exister comme élément de preuve incriminant par rapport à l’organisme opaque, tentaculaire que constitue la CIA, ainsi qu’à ses agents Ruth Lang et Paul Emmett. L’épilogue abrupt de la narration donne au titre de l’oeuvre tout son sens puisqu’on constate que l’écrivain fantôme, en plus d’être une figure non-reconnue, devient un auteur qui n’a pas d’existence réelle, un être (du passé) qui hante notre conscience de spectateur sans que l’on soit en mesure de lui venir en aide… Cette déduction décapante, iconoclaste et satirique évoque, à travers le prisme du cinéphile – dans la mesure où l’humour représente un rempart contre le désespoir – les dénouements de films comme Wag the Dog de Barry Levinson et Le couperet (2005) de Costa-Gavras, lesquels dénoncent avec virulence le système de valeurs des sociétés capitalistes occidentales, avec ses «gagnants» et ses «perdants». Néanmoins, Roman Polanski est un metteur en scène plus talentueux que ses homologues : aussi parvient-il à offrir au spectateur une représentation du monde politique plus maîtrisée et plus polysémique que celles de ces deux réalisateurs contestataires.

Tout bien considéré, il faut souhaiter que Roman Polanski renoue avec le film de politique-fiction dans un avenir rapproché puisqu’il paraît s’être départi pour de bon des lamentables facilités qui sabotaient les élans de The Death and the Maiden (1994), une adaptation malhabile, voire poussive d’une pièce surestimée d’Ariel Dorfman… À n’en point douter, l’univers proposé par Robert Harris lui est beaucoup plus propice, sur le plan créatif, que ses collaborations relativement récentes avec les scénaristes Gérard Brach (Pirates, Bitter Moon) et John Harwood (The Pianist, Oliver Twist), lesquelles ne favorisaient pas vraiment le renouvellement de la vision du monde du réalisateur d’origine polonaise. Dans le meilleur des cas, elles lui permettaient d’effectuer des incursions dans des univers auxquels il s’adaptait sans jamais les transfigurer vraiment. Au contraire, Polanski s’est pleinement investi dans The Ghost Writer lequel, au-delà du simple divertissement, facilite notre compréhension d’un monde politique que nous avons tendance à méconnaître et alimente notre méditation sur la nature humaine. Cela dit, il semble que les conditions de travail, les moyens financiers, techniques, que lui ont procurés les réputés producteurs Robert Benmussa et Alain Sarde lui ont convenu au plus haut point[4]. Puisqu’il a recouvré sa liberté de mouvement depuis un certain temps, il n’en tient donc qu’à Roman Polanski de prouver qu’il ressent suffisamment de passion envers son métier pour créer une autre oeuvre d’un tel niveau !

 


[1] On sait que, dans la réalité, des soldats américains et britanniques ont effectivement torturé des prisonniers irakiens.

[2] Dans l’univers de Roman Polanski, ce terme n’a rien de péjoratif.

[3] Ce film particulièrement parodique s’intitule aussi : Pardon me, but your teeth are in my neck.

[4] Précisons que ces deux producteurs ont déjà proposé, en 2007, un budget de 130 millions de dollars à Roman Polanski pour réaliser le film-catastrophe Pompeii, d’après un autre roman de Robert Harris. Toutefois, le projet a avorté en raison de la grève des scénaristes de Hollywood.

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