Phú Quốc, une île aux multiples prétendants

PHÚ QUỐC, UNE ÎLE AUX MULTIPLES PRÉTENDANTS

Par Ryan Hochberg

            Pour la majorité des Occidentaux, l’île de Phú Quốc ne représente qu’un nom inconnu désignant une île au large des côtes vietnamiennes et cambodgiennes, dans le golfe de Thaïlande. Pour les plus gourmands d’entre nous, cette île est le centre névralgique de la production d’un condiment incontournable dans la gastronomie sud-est asiatique : le Nuoc-mâm, c’est-à-dire ?.

En effet, cette île a la particularité de rassembler en un même endroit les ingrédients nécessaires à la prolifération d’anchois, ingrédient principal dans la préparation de Nuoc-mâm.1 De plus, le statut d’appelation d’origine protégée accordé par l’Union européenne assure la pérennité économique de l’île dans son industrie halieutique. En d’autres termes, les produits de Nuoc-Mâm portant le statut accordé par l’Union européenne sont gage de qualité au niveau international et se démarquent de la concurrence, notamment thaïlandaise.2

Ainsi, l’île possède un attrait économique non négligeable par son industrie halieutique, qui vient compléter et soutenir une industrie du tourisme elle aussi fructueuse. Cependant, cela ne nous explique pas pourquoi cette île, au demeurant moins imposante que les grands lieux touristiques du Vietnam tels que la baie d’ Hạ Long, mérite une attention particulière. Ma réponse à cette observation, est que Phú Quốc est représentatif des stigmates de la colonisation que porte le Vietnam, plus particulièrement avec son voisin cambodgien.

En effet, l’histoire retient du Vietnam sa décision d’intervenir durant les années 70 afin de renverser le gouvernement de Pol-Pot et des Khmers rouges 4, ce qui eut pour conséquence la Troisième Guerre indochinoise ainsi que la crise économique qui suivit. De plus, les différentes incursions militaires auprès des populations khmères vivant dans les régions forntalières du Sud-Vietnam 5 catalyse ce désir d’intervention, ainsi que de calmer des revendications territoriales sur le Sud-Vietnam, dont l’île de Phú Quốc. Mais d’où viennent ces revendications ? Et pourquoi, encore aujourd’hui, sont-elles non résolues ou en voie de résolution ?

Tout d’abord, il est important de noter que « l’origine des problèmes frontaliers entre Vietnam et Cambodge remonte au XVIIe siècle ». 6 En effet, c’est à cette époque que débuta un large mouvement de la part de la population vietnamienne d’occupation du delta du Mékong, au détriment de la population khmère de cette région.

De plus, le royaume khmer, à l’époque encerclée entre celui de Thaïlande et celui de l’Annam, était sujet à l’influence de ces deux royaumes avec, dans le cas de l’Annam, une volonté « d’anamisation » et de contrôle du royaume khmer au début du XIXe siècle. 7 Ainsi, l’arrivée de la France du Second Empire , puis de la Troisième République durant la deuxième moitié du XIXe siècle, participa au « « sauvetage » d’un royaume menacé de disparaître sous la pression conjuguée de ses deux voisins » 8. Cependant, la période coloniale française ne marque qu’une parenthèse dans le litige entre le Cambodge et le Vietnam, allant même alimenter le baril de poudre par sa gestion coloniale.

En effet, 1887 marque la création de « l’Indochine française » à proprement parler avec la formation d’une fédération des états du Cambodge, Laos et des trois entités politiques constituant le Vietnam contemporain. 8 il est alors nécessaire pour l’administration coloniale de définir clairement une cartographie de la région ce qui implique de facto le traçage de frontières administratives. Ce sont ces traçages de frontières qui forment, de nos jours, le cœur des revendications cambodgiennes sur l’île de Phú Quốc, ainsi que plus largement la Cochinchine. 9

Par conséquent, à la suite de la « pause » due à la période coloniale, 10 « le contentieux entre les deux États connaît une brusque résurgence à partir de 1975 », 11 date à laquelle des incursions cambodgiennes cherchant à prendre le contrôle des îles de Phú Quốc et Poulo Panjang sont repoussées par l’armée vietnamienne. 12

Il faudra attendre 1982 pour que le conflit entre le Vietnam et le Cambodge sur ces deux îles soit « gelé » suite à la proclamation des deux pays adhérant plus ou moins à la ligne Brévié. Cette dernière, datant de l’époque coloniale, coupe l’île de Phú Quốc en deux et définit tout territoire au nord de cette ligne comme étant sous la juridiction de l’administration cambodgienne et tout territoire au sud relevant de l’administration cochinchinoise. Le Vietnam retient ainsi le contrôle de l’île depuis cette époque. 13

 

Ainsi, l’île de Phú Quốc ne se résume pas à une industrie halieutique importante, liée à l’image du Nuoc-mâm, ou à une île touristique à laquelle accompagnée de ces villages de pêcheurs traditionnels. Elle est le résultat d’une histoire entre deux peuples opposés qui, après près plus de trois siècles de cohabitation et la colonisation par une puissance occidentale, fragmentent encore et toujours la région. Une cicatrice, souvenir d’un passé révolu, mais toujours présent.

 

1 Voir Hoang Viet et An Nguyen, p.549

2 ibid, p 549 et p 553

3 ibid, p 553

4 Voir Goscha, Christopher E, p 175

5 Voir de Koninck Rodolphe, §18, en ligne, et Margolin Jean -Louis, §10, en ligne

6 Voir Gédéon Laurent, p 1

7 Voir Richer Philipe, §5, en ligne

8 Voir Tarling, Nicholas, p 61

9 Voir Preschez, Philippe, p 332

10 Voir Gédéon Laurent, p 1

11 ibid, p 2

12 Voir Maudoux Claudine, en ligne

13 ibid

 

TAGS : Vietnam, Cambodge, Conflits, Géopolitique

Bibliographie :

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Hoang, Viet, et An Nguyen. 2019. « PDO Phu Quoc Fish Sauce in Vietnam ». In Sustainability of European Food Quality Schemes: Multi-Performance, Structure, and Governance of PDO, PGI, and Organic Agri-Food Systems, édité par Filippo Arfini et Valentin Bellassen, 549‑67. Cham: Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-030-27508-2_28.

 

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