Le paradoxe de la démocratie indonésienne

par Anaïs Robeyrenc

En tant que plus grande démocratie en Asie du Sud-Est et dans le monde musulman, l’Indonésie se démarque, car elle incarne de manière inédite, dans la région et le monde, l’association entre démocratie et Islam.

Source : Manifestation du Front de Défense islamique pour l’arrestation d’Ahok en 2016. Crédits : Anton Raharjo/NurPhoto/via AFP.

 

La République d’Indonésie : un savant mélange entre fonctionnement démocratique et Islam

Au lendemain de la chute du régime autoritaire de Suharto en 1998, l’Indonésie est entrée dans une nouvelle ère démocratique, couramment appelée la Reformasi[1]. Elle fut caractérisée par la mise en place d’un régime politique démocratique qui reposerait sur un système électoral. Il s’agissait d’une innovation politique sans précédent dans la mesure où les Indonésiens ont connu pendant près de cinquante ans la domination d’un parti, Golkar, et un pluralisme politique presque inexistant afin d’assurer la persistance du régime[2]. La République indonésienne hérite tout de même d’une idéologie d’État fondée par Soekarno en 1949 : le Pancasila.  Elle repose sur cinq principes : l’unité de la nation, « l’humanité juste et civilisée », la démocratie, la justice sociale et « le principe d’un Dieu suprême et unique »[3]. En théorie, aucune religion d’État n’est imposée, et les Indonésiens jouissent de la liberté de culte et théologique. Cette liberté renforce même la démocratie en Indonésie car la tolérance qui en découle renforce le vivre-ensemble et la justice sociale[4]. Ainsi, même si l’Indonésie n’est pas une République islamique, la politique indonésienne ne peut être dissociée de l’agenda politique islamique dans la mesure où la majorité de la population est de religion musulmane.

La place ambiguë de l’Islam sur la récente scène politique indonésienne

Paradoxalement, la place de la religion musulmane dans la sphère politique n’est pas si limpide. D’un côté, l’émergence du « mouvement 212 » en 2016 a marqué une véritable politisation de l’Islam[5]. En effet, le mouvement s’est dans un premier temps unifié afin d’exprimer massivement la colère de la communauté musulmane envers les propos blasphématoires de l’ancien gouverneur de Jakarta DKI, Basuki Tjahaja Purnama (Ahok). Ce mouvement s’est par la suite doté d’une véritable identité politique[6]. Il a impulsé une vague conservatrice auprès des citoyens dans la mesure où beaucoup se sont identifiés aux revendications du mouvement. Dans la sphère politique, cela s’est traduit par le rejet des représentants non-musulmans et un intérêt croissant pour l’agenda politique islamique[7]. Même si ce mouvement peut être assimilé à un mouvement populiste, force est de constater qu’il bénéficie d’un véritable soutien auprès de la population, notamment musulmane. Chaque année des dizaines de milliers de personnes se réunissent le 2 décembre en commémoration des premières manifestations qui eurent lieu le même jour quelques années plus tôt en 2016[8]. En réponse, l’État cherche depuis 2016 à affaiblir le poids de l’identité musulmane sur la scène politique en optant notamment pour un processus de criminalisation du mouvement[9]. Ces mécanismes politiques, dont la dimension libérale est questionnable, remet donc en cause l’identité démocratique profonde de l’Indonésie. En utilisant des outils démocratiques pour réprimer des mouvements populistes, qui incarnent quoiqu’il arrive une forme de pluralisme politique, le gouvernement indonésien apparaît contradictoire dans sa ligne de conduite politique. Alors que les Indonésiens sont profondément attachés à la liberté de culte et à l’image inclusive de leur société, cette querelle socioreligieuse tend davantage à affaiblir la démocratie indonésienne[10]. Elle met en exergue l’illibéralisme du pouvoir exécutif, le déclin qualitatif de la compétition électorale, mais également la mobilisation islamiste contre le pluralisme démocratique[11].

La relation entre démocratie et Islam : un enjeu d’ordre transnational au Moyen-Orient

En tant que pays à majorité musulmane, l’Indonésie possède une influence particulière au Moyen-Orient, centre historique de l’Islam. Cette influence peut être implicite, notamment à travers la diaspora. La démocratie en tant que phénomène transnational est également visible explicitement à travers la création de the Institute of Peace and Democracy en Égypte. C’est une ONG indonésienne qui échange avec les acteurs sur place sur le processus de transition démocratique indonésien. L’ancien ambassadeur de l’Indonésie en Belgique, Luxembourg et auprès de l’Union Européenne assume clairement cette volonté de transnationaliser la démocratie indonésienne au Moyen-Orient[12].

Ainsi, l’état de la démocratie indonésienne est porteur d’un message fort auprès des pays où la communauté musulmane est majoritaire. En effet, le Moyen-Orient est, depuis 2011, dans une période de vacillement entre libéralisation politique et retours autocratiques. Ainsi, le fonctionnement de la démocratie indonésienne fait particulièrement écho aux revendications des printemps arabes de démocratiser la société en incluant l’islam politique. L’Indonésie propose donc un modèle de développement politique alternatif à celui de la démocratie libérale occidentale, souvent perçue en opposition avec les principes de l’Islam, et notamment de la Charia[13]. La Charia est la loi islamique qui codifie l’ensemble des droits et devoirs des musulmans, tant individuels que collectifs, et dont l’interprétation peut varier[14]. Ainsi, les musulmans sont responsables d’abord devant Dieu puis devant l’autorité politique. C’est en cela que l’Islam inquiète les démocraties occidentales[15]. Le cas de l’Indonésie est donc idéal pour remettre en cause la vision occidentalo-centrée de la démocratie.

Récemment, l’Indonésie réaffirme sa place au Moyen-Orient en tant qu’acteur majeur dans la pacification du gouvernement des Talibans. En septembre 2021, l’Indonésie s’est notamment engagée à fournir une aide humanitaire de trois millions de dollars dans les secteurs de la santé, de l’éducation, des droits de la femme et de l’exploitation minière[16]. Cet investissement illustre le poids politique qu’elle peut représenter en aidant à la construction d’un gouvernement inclusif et respectueux des droits de l’Homme[17].

 

[1] Madinier, Rémy. 2018. « L’Indonésie, une démocratie menacée ? », Études, 0:4, pp. 19- 32.

[2] Martin, Virginie. 2019. « Indonésie : élections présidentielle et législatives d’une démocratie fragile », Perspective monde, [En ligne] https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=2659 (Page consultée le 20 novembre 2021).

[3] Wiradikarta, Anda Djoehana. 2017. « Indonésie : le Pancasila, un rempart contre l’islamisme ? », Asialyst, [En ligne] https://asialyst.com/fr/2017/06/15/indonesie-pancasila-rempart-contre-islamisme/ (Page consultée le 20 novembre 2021).

[4] Madinier, Rémy. 2018. « L’Indonésie, une démocratie menacée ? », Études, 0:4, pp. 19- 32.

[5] Djuyandi, Yusa and Ramadhani, Rahmah. 2019. “The Effectiveness of Political Identity in post 212 Movement”, Central European Journal of International and Security Studies, 13:4, pp. 456-468.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] AFP. 2019. “Indonésie : vague de manifestations contre des lois controversées », La Presse, [En ligne] https://www.lapresse.ca/international/asie-et-oceanie/2019-09-24/indonesie-vague-de-manifestations-contre-des-lois-controversees (Page consultée le 22 novembre 2021).

[9] Mietzner, Marcus. 2018. “Fighting illiberalism with illiberalism: Islamist Populism and Democratic Deconsolidation in Indonesia”, Pacific Affairs, 91:2, pp. 261-282.

[10] Aspinall, Edward and Mietzner, Marcus. 2019. “Indonesia’s democratic paradox”. New Mandala.

[11] Ibid.

[12] Oegroseno, S.E.M. Arif Havas, and Bruno Hellendorff. 2011. « L’Indonésie à un carrefour : quelles options pour l’avenir ? », Diplomatie, 53, pp. 87-89.

[13] Çaha, Ömer. 2002. « L’Islam et la démocratie », in : Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, no. 74, pp. 28 – 35.

[14] Ça m’intéresse, « Qu’est-ce que la charia ? », [En ligne] https://www.caminteresse.fr/economie-societe/quest-ce-que-la-charia-117578/ (Page consultée le 19 décembre 2021).

[15] Çaha, Ömer. 2002. « L’Islam et la démocratie », in : Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, no. 74, pp. 28 – 35.

[16] Mennatallah H. H. M. Said A. 2021. “L’Indonésie annonce une aide de 3 millions de dollars à l’Afghanistan », Anadolu Agency, [En ligne] https://www.aa.com.tr/fr/monde/lindonésie-annonce-une-aide-de-3-millions-de-dollars-à-lafghanistan/2364486 (Page consultée le 23 novembre 2021).

[17] Ibid.

 

Bibliographie

AFP. 2019. “Indonésie : vague de manifestations contre des lois controversées », La Presse, [En ligne] https://www.lapresse.ca/international/asie-et-oceanie/2019-09-24/indonesie-vague-de-manifestations-contre-des-lois-controversees (Page consultée le 22 novembre 2021).

Aspinall, Edward and Mietzner, Marcus. 2019. “Indonesia’s democratic paradox”. New Mandala.

Çaha, Ömer. 2002. « L’Islam et la démocratie », in : Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, no. 74, pp. 28 – 35.

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