La cohésion sociale à travers des politiques multiculturelles à Singapour

Par Alexia Belzile

Le multiculturalisme dans l’histoire coloniale et l’indépendance singapourienne

Singapour était auparavant un territoire associé à la Malaisie, sous règne de la monarchie britannique. Surce territoire, de nombreuses ethnies et cultures se côtoyaient, dont des Malais, des Chinois, des Indiens et des Eurasiens[1]. Des populations autochtones et de nombreux immigrants faisaient aussi partie du paysage multiculturel de la région[2]. Le pouvoir colonial britannique voulait former une «identité commune malaise» pour favoriser une égalité interethnique, éviter des tensions ethnoculturelles et bâtir une nation[3]. Chaque groupe ethnique a su trouver une façon d’affirmer son identité, ses traditions et son mode de vie dans la région, formant une sorte de «pluralisme culturel»[4].

En 1965, Singapour est devenue indépendante de la Malaisie et du pouvoir colonial britannique[5]. Cependant, ce processus de séparation territorial a causé des instabilités aux niveaux politique, social et ethnique au sein de la Cité-État[6]. En effet, la majeure partie de la population singapourienne étaient constituée d’immigrants ou de descendants d’immigrants[7]. La population  était séparée en petites communautés partageant la même «race, langage, culture, et religion», et celles-ci ne se côtoyaient que peu à l’exception d’échanges commerciaux et économiques[8]. Lors des années 1960, des «révoltes raciales» ont surgi et ont bouleversé le paysage sociopolitique de la région[9]. Le gouvernement devait alors trouver une solutions aux problèmes ethnoculturels afin de construire une nation forte économiquement et de forger un sentiment d’unité au sein de l’État et de la population[10].

 

Singapour en 1965. Image : Steve Swayne. 

 

«Multiracialisme»

Le People’s Action Party(PAP), au pouvoir depuis l’indépendance de Singapour, a mis en œuvre «une politique de multiracialisme» en y incorporant une «grille raciale» élaborée préalablement par le pouvoir colonial britannique[11]. Cette politique catégorisait les différentes «races» présentes sur le territoire afin de les reconnaître de manière plus officielle, soit les Chinois, les Malais, les Indiens et les autres. La catégorisation ethnique effectuée par l’État avait comme objectif la consolidation «d’une population très diversifiée» et a servi à bâtir les structures de la nation[12]. Par contre, cette politique ne tenait pas compte des variétés et des spécificités propres à chaque ethnie ou culture, dont les différentes langues, religions et identités. Par exemple, les Chinois constituaient le plus grand groupe à Singapour (75% de la population), mais ceux-ci pouvaient utiliser différents dialectes, langues ou religions[13].

Le PAP s’est aussi efforcé de transformer constamment les paysages urbains et industriels de la cité-État pour favoriser un développement économique croissant, mais aussi pour brouiller les «repères locaux» des citoyens de Singapour[14]. En agissant de la sorte, le gouvernement empêchait les citoyens de s’attacher à des régions plus locales qui leur rappelaient une identité propre à leur ethnicité ou culture.  Les citoyens étaient alors poussés à s’identifier à la république de Singapour même, et non uniquement qu’à leur repères culturels ou ethniques distincts. L’État singapourien a donc commencé à forger subtilement un sentiment d’unité nationale et à éviter de créer des divisions ethnoculturelles sur le territoire[15].

 

Le People’s Action Party a tenté de construire une identité nationale singapourienne forte au fil des années. Image : Wikimedia Commons. 

 

Réaménagement urbain, langue officielle et logement

Aujourd’hui, le gouvernement s’est engagé à appliquer une politique multiculturelle assez rigoureuse afin de promouvoir le pluralisme et de favoriser l’intégration et la tolérance dans la société[16]. Le «multiracialisme postcolonial» a poussé l’État à développer et à réaménager ses espaces urbains et le système scolaire du pays pour favoriser un «développement économique équitable entre groupes» et ainsi éviter les tensions raciales[17]. Les autorités sont assez strictes quant à l’intolérance raciale, et réprime les actions et les gestes posés qui sont discriminatoires envers différentes ethnies ou cultures[18].

La population singapourienne parle de multiples langues et dialecte, dont la majorité d’entre elle parle chinois. Le PAP a décidé de faire de l’anglais la langue officielle et d’usage administratif et éducatif de la cité-État pour ne pas privilégier un groupe ethnoculturel au profit d’un autre[19]. Le parti élabore tout de même des politiques linguistiques bilingues pour accommoder une majorité de communautés culturelles singapouriennes et ainsi sauvegarder leurs identités[20].

En 1989, Singapour a adopté une politique «d’intégration ethnique» visant à prévenir la «concentration de groupes ethniques» dans des quartiers résidentiels ou des logements[21]. Les propriétaires devaient respecter des quotas de nature ethnique pour décider qui allaient s’installer dans les logements. Cette stratégie a permis l’organisation d’activités communautaires entre différentes cultures et de créer une harmonie sociale auprès des communautés[22].

 

Vers le multiculturalisme

Singapour, une cité-État multiculturelle. Image : Art Kowalsky/Alamy. 

Vers 1980, plusieurs classes moyennes émergentes de Singapour ont demandé à l’État de libéraliser la politique de multiracialisme pour «permettre une plus grande diversité et davantage de choix dans les identités culturelles et les modes de vie»[23]. Pour se faire, l’État a misé sur le développement d’un sentiment de communauté auprès de la population pour promouvoir la diversité plutôt qu’une séparation «raciale»[24]. La population pouvait ainsi laisser libre court à l’expression de leurs identités multiples et singulières, peut-importe leur appartenance socioculturelle, historique ou ethnique[25]. Des valeurs, telles «l’harmonie sociale et la discipline civique», ont donc été davantage mises de l’avant afin de redéfinir le concept de citoyenneté singapourienne, malgré que les droits individuels soient encore limités par l’État[26].

 

Impacts des politiques multiraciales et multiculturelles

Les politiques multiraciales et multiculturelles adoptées par Singapour au fil des années ont permis la cohésion sociale entre les différents groupes culturels et ethniques présents sur le territoire. Par contre, ces politiques restreignent «la liberté des individus des communautés historiques de la ville-État de choisir leurs allégeances et leurs liens», notamment à ce qui est lié aux quotas ethniques imposés dans les zones résidentielles[27]. Elles font aussi en sorte qu’un climat de peur règne dans la société, car si la gestion et l’application des politiques multiraciales s’affaiblissent, des conflits ethnoculturels pourraient ressurgir[28].

Enfin, Singapour accueille des milliers de migrants chaque année pour soutenir son développement économique et pour subvenir aux besoins du marché du travail en mouvement constant. Par conséquent, les politiques de multiracialisme qui catégorise la population deviennent de moins en moins adaptées au contexte de migrations qui affectent la société, puisque les personnes migrantes ne correspondent pas aux catégories ethniques préalablement établies par Singapour et l’administration coloniale. Il se pourrait que l’ordre multiethnique et multiculturel établi depuis des années soit remis en question si l’État assouplie et libéralise sa vision du multiculturalisme afin d’y inclure les réalités des personnes migrantes[29].

[1]Lee, Edwin Siew Cheng. 2008b.

[2]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[3]Lee, Edwin Siew Cheng. 2008b.

[4]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[5]De Koninck, Rodolphe. 2012.

[6]De Koninck, Rodolphe. 2012.

[7]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[8]Lee, Edwin Siew Cheng. 2008a.

[9]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[10]De Koninck, Rodolphe. 2012.

[11]Goh, Daniel. 2017.

[12]Goh, Daniel. 2017.

[13]Goh, Daniel. 2017.

[14]De Koninck, Rodolphe. 2012.

[15]De Koninck, Rodolphe. 2012.

[16]Goh, Daniel. 2017.

[17]Goh, Daniel. 2017.

[18]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[19]Goh, Daniel. 2017.

[20]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[21]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[22]Kuah, Adrian T.H et al. 2020.

[23]Goh, Daniel. 2017.

[24]Goh, Daniel. 2017.

[25]Goh, Daniel. 2017.

[26]Goh, Daniel. 2017.

[27]Goh, Daniel. 2017.

[28]Goh, Daniel. 2017.

[29]Goh, Daniel. 2017.

Bibliographie

De Koninck, Rodolphe. 2012. «Singapour : le modelage d’une cité-État». Monde chinois, 30(2), 47-58. https://doi.org/10.3917/mochi.030.0047

Goh, Daniel. 2017. «Diversité et construction de la nation à Singapour». Centre Mondial du Pluralisme. https://www.pluralism.ca/wpcontent/uploads/2017/10/Singapore_Case_Note_FRE.pdf

Kuah, Adrian T.H et al. 2020. «Multiculturalism in Singapore and Malaysia: approaches and outcomes». Emerald Publishing Limited.https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/EDI-05-2019-0148/full/pdf?title=multiculturalism-in-singapore-and-malaysia-approaches-and-outcomes

Lee, Edwin Siew Cheng. 2008a. «Chapter Two – Race, History and Nationalism». Dans Singapore: The Unexpected Nation. Sous la direction de Edwin Siew Cheng Lee, 21-50. ISEAS–Yusof Ishak Institute. https://www.cambridge.org/core/books/singapore/2E40A025FE23E4A65EC62418D1D27056

Lee, Edwin Siew Cheng. 2008b. «Chapter Three – Contestants and Contesting Visions». Dans Singapore: The Unexpected Nation. Sous la direction de Edwin Siew Cheng Lee, 51-98. ISEAS–Yusof Ishak Institute. https://www.cambridge.org/core/books/singapore/2E40A025FE23E4A65EC62418D1D27056

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