La fausse égalité des bumiputera en Malaysie

Par Camille Tétreault

En 1970, la Malaysie introduit la New Economic Policy (NEP) à la suite d’émeutes raciales en 1969 : cette politique avantage les bumiputera (« fils du sol »), populations ethniquement malaises et indigènes originaires du territoire malais. Elle donne l’accès à des universités spéciales et à des emplois gouvernementaux aux bumiputera. Cependant, cela ne reflète pas la réalité : sous la NEP, les bumiputera musulmans sont ceux qui sont réellement privilégiés [1]. L’identité ethnique en Malaysie ne peut être dissociée de l’identité religieuse, et le pays est de moins en moins laïque. L’Islam joue un rôle important dans la politique, au désavantage des non-musulmans, même les bumiputera censés être privilégiés.  Cet article explique la question d’identité ethnique en Malaysie, et les façons à laquelle le gouvernement injecte l’Islam dans la vie politique aux dépens des non-musulmans.

Une identité caractérisée par la religion

Selon la constitution malaise, un malais est un individu vivant sur le territoire depuis le début de la Fédération ou qui descend d’un tel individu. Il doit respecter les coutumes malaisiennes et parler malais. Il doit aussi être de confession musulmane. Selon Mohamed Suffian bin Hasim, chef de la Cour Suprême ayant participé à la création de la constitution, un homme indien peut être malais s’il suit les coutumes et est musulman, mais un homme d’origine malaise qui suit toutes les coutumes ne peut pas être malais s’il n’est pas musulman [2]. On ne peut pas être malais sans être musulman.  Devenir malais est même encouragé : il suffit de se convertir à l’Islam, pour être accepté en tant que malais [3], car c’est le critère le plus important de l’identité.

(Photo: Reuters/Sadiq Asyraf)

L’identité nationale est aussi forgée par la religion.  Après l’indépendance, l’État cherchait des façons de créer une identité nationale malaisienne. Il accommoda les multiples cultures en Malaysie en créant une identité principalement malaise qui emprunte des éléments d’autres cultures du territoire. En 1971, le Congrès Culturel National explique que la culture nationale malaise est basée sur trois critères : la culture des peuples originaux, l’Islam, et des éléments d’autres cultures qui sont acceptables selon ces deux premiers critères [4].  L’Islam ne peut pas être dissocié de l’identité malaise.

L’Islam en politique

L’administration Abdullah des années 2000 développe le programme d’Islam Hadhari, prônant l’islamisation de la politique. À partir de ce moment débute la désécularisation de la Malaysie. Dans les années 80, des politiques d’islamisation avaient été implantées par Mahathir, mais son système demeurait laïque [5]. C’est à partir de cette désécularisation que les bumiputera non-musulmans sont désavantagés même s’ils ne devraient pas l’être.  

La liberté de religion des bumiputera non-musulmans est limitée dû aux politiques étatiques. Selon la constitution, tout individu est permis de pratiquer librement sa religion. Cependant, les mariages interreligieux sont interdits, et l’individu non-musulman doit se convertir et adopter les coutumes malaises [6].  Le gouvernement a aussi interdit les non-musulmans d’utiliser le nom Allah: selon les bumiputera chrétiens, c’est une façon de supprimer leur religion.  Dû à cette règle, la vente et l’achat des bibles et d’autres matériaux chrétiens est restreinte.  Cette loi eut des répercussions politiques à l’est du pays et fut annulée dans cette région, mais demeure valide en Malaysie péninsulaire : les bumiputera chrétiens croient que cette règle fut mise en place comme mesure discriminatoire [7]. L’annulation de cette loi a créé des tensions: à Kuala Lumpur, le jour que cette loi fut annulée, trois églises furent attaquées par des bombes incendiaires [8].  Des conversions à l’Islam d’étudiants chrétiens furent effectuées par des professeurs sans consentement des parents, et ceux-ci ne furent pas punis par le gouvernement. L’inaction de l’État démontre une indifférence ou approbation de ces actes [9].

Un contrôle politique plus fourbe qui désavantage les bumiputera non-musulmans se retrouve à Sarawak et Sabah.  Dans ces régions, les élites musulmanes ont utilisé la stratégie « diviser pour mieux régner » afin d’étouffer le pouvoir politique des non-musulmans au gouvernement local.  À Sarawak, où l’ethnie Dayak est majoritaire et non-musulmane, le pouvoir politique fut manipulé pour que les grands partis politiques Dayak, le SNAP et le SUPP, s’opposent au lieu de devenir une coalition qui feraient des Dayaks une force politique unie. Une crise interne dans le SNAP dû à l’élection d’un chef chinois en 1983 créa un autre parti, le PBDS, qui gagna le support de l’UMNO et du BN, les plus puissants partis malais-musulmans [10]. Cette division des Dayaks réduit le nombre de sièges occupés par des bumiputera non-musulmans au gouvernement, et augmenta le nombre de sièges occupés par des musulmans.  

À Sabah, le parti anti-fédéraliste PBS était trop puissant selon le gouvernement central.  Ils entamèrent donc le Projet M, qui consistait à créer des cartes d’identités pour les migrants musulmans philippins ou indonésiens vivant à Sabah. Ces cartes leur donnaient le droit de vote.  Ces « malais instantanés » firent de Sabah une région à majorité musulmane, et ces individus votèrent pour les partis musulmans. Avec cette politique, les bumiputera musulmans occupent 60% des sièges à Sabah, une majorité écrasante comparé aux 37,5% qu’ils avaient en 1976, avant le Projet M [11].  Encore aujourd’hui, les gens de Sabah gardent une dent contre Mahathir: sa population reconnaît que le projet mit en péril la situation socioéconomique de la région, et en 2018 Mahathir évita de la visiter pendant sa campagne électorale, dû à un sentiment d’hostilité encore présent [12].

Il est difficile de dire que la Malaysie est un pays laïque où toutes les religions sont pratiquées de façon libre : sous la constitution fédérale laïque se cache une force religieuse musulmane qui s’applique même aux non-musulmans.  Tant et aussi longtemps que celle-ci sera présente et que l’ethnicité ne sera pas dissociée de la religion, la NEP ne sera bâtie que sur des mensonges.

 

Bibliographie

[1] Chin, James. 2016. « ‘Malay Muslim First’: The Politics of Bumiputeraism in East Malaysia ». dans Illusions of Democracy: Malaysian Politics and People, dir. Sophie Lemière. Amsterdamn University Press : Amsterdam, 201

[2] Siddique, Sharon. 1981. « Some Aspects of Malay-Muslim Ethnicity in Peninsular Malaysia ». Contemporary Southeast Asia 3 (1) : 77

[3] Brown, Graham K. 2010. « Legible Pluralism: The Politics of Ethnic and Religious Identification in Malaysia ». Ethnopolitics 9 (1) : 45

[4] Op.cit., Siddique

[5] Op. cit., Brown

[6] Chong, Siaw Fung. 2016. Can Allah and Tuhan Not Be One?: Overcoming Issues and Challenges of Muslim-Christian Relations Among Bumiputera Christians. Dissertation finale. Faculté de la religion et de la société. Princeton Theological Seminary.

[7] Op. cit., Chin

[8] AP. 2010.  « Malaysian churches attacked with firebombs ». The Guardian. En ligne. https://www.theguardian.com/world/2010/jan/08/malaysia-churches-firebomb-attack (Consulté le 11 avril 2019)

[9] Op. cit., Chin

[10] Idem

[10] Idem

[12] Ahmad, Mohd Latif. 2018. « ‘Anti-Mahathir’ sentiment strong in Sabah, Sarawak ». New Straits Times. En ligne. https://www.nst.com.my/news/politics/2018/05/366837/anti-mahathir-sentiment-strong-sabah-sarawak (Consulté le 11 avril 2019)

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés