Phénomène de romanisation au Viêtnam

Par Lisandra Moor

La romanisation prend particulièrement de l’importance au Viêtnam, dans la formation et l’évolution de l’identité nationale. Quoi qu’il ne s’agisse pas du seul pays de l’Asie du Sud-Est où l’on peut étudier ce phénomène, c’est certainement là où l’on retrouve le plus de conséquences concrètes: une remise en question des valeurs traditionnelles et de l’identité vietnamienne, une définition du Vietnam sur la scène mondiale, etc. 

On attribue généralement le travail colossal que fut la romanisation du vietnamien au missionnaire français Alexandre de Rhodes. Au XVIIe siècle, il débarque sur le sol du sud-est asiatique dans le but de propager la religion chrétienne dans la région. Il rencontre rapidement un obstacle majeur: la langue. Dès lors, il se donne comme objectif de cataloguer puis romaniser le nôm (langue vietnamienne classique) pour accélérer son apprentissage et la rendre plus accessible aux étrangers, facilitant ainsi sa mission. Cependant, certains linguistes sont en désaccord avec cette hypothèse, et soutiennent que l’on peut retracer la romanisation à l’influence portugaise plutôt que française. D’autres croient plutôt qu’il s’agit d’un travail de collaboration cosmopolite entre des linguistes portugais, espagnols, italiens et français. Mais il n’y a encore aucune preuve concrète d’une présence significative de ces autres puissances à l’époque où De Rhodes fut au Viêtnam[1].

Aujourd’hui, cette romanisation porte le nom de « quôc ngù » en vietnamien, qui signifie littéralement « langue nationale ». Quoi qu’il est facile de croire que ce terme est récent, il ne l’est pas du tout. Avant de renvoyer au vietnamien romanisé, elle désignait le nôm. Le nôm était une langue qui se distinguait surtout par son puissant symbolisme ; elle reprenait les deux aspects de la culture vietnamienne, soit son versant aborigène et son influence chinoise. Le nôm reprenait des caractères chinois et les modifiait, afin de se distinguer visuellement de la langue chinoise, mais aussi de leur permettre d’exprimer des mots et des charges affectives proprement vietnamiens. Lorsque sa version romanisée se propage sur le territoire, quôc ngù renvoie progressivement à cette nouvelle langue nationale. Quoi que le nôm n’est plus utilisé dans la vie quotidienne, il est encore possible de l’étudier.

De gauche à droite: nôm, viêtnamien romanisé, anglais

Mais si le nôm portait avec lui un symbolisme si puissant, pourquoi est-ce que le nouveau gouvernement accorde au vietnamien romanisé le titre de langue nationale ? Avant que les colonisateurs français n’obligent les structures administratives à employer la version romanisée du nôm, l’enseignement de ce dernier était exclusivement réservé aux élites, alors que la population rurale était analphabète. Mais lorsque le désir de construire une nation moderne se fit sentir, il apparut aussi un besoin de réformer le système d’éducation pour le rendre accessible à la majorité de la population. Le nôm romanisé, qui est choisi pour sa rapidité d’apprentissage – après tout, la romanisation évite la mémorisation d’au moins 3 000 caractères chinois-, accélère indirectement la modernisation du pays.

La romanisation enlève certainement une dimension au nôm, de même qu’au chinois ou au japonais ; une certaine imagerie et étymologie est perdue. Mais, ultimement, il s’agit d’une simplification. Au départ, elle n’est constituée qu’à partir de l’alphabet latin. Plus tard, deux diacritiques se sont ajouter pour retranscrire les tons, dans le but de rendre plus rapide l’apprentissage de la langue pour les débutants. C’est peut-être cette simplicité qui a convaincu le nouveau gouvernement de l’adopter comme langue officielle et nationale, plutôt que le nôm ; peut-être y avait-il, plus largement, un désir de rendre le pays plus accessible aux étrangers, sans pour autant sacrifier leur identité nationale. Les tensions concernant la romanisation du nôm proviennent de la perte de la signification culturelle du vietnamien classique, mais la décision de choisir cette nouvelle langue comme langue nationale est vue par certains comme une forme de dépendance vis-à-vis des anciens colonisateurs. Est-ce que sans l’adoption du quôc ngù, le Viêtnam se serait modernisé aussi rapidement? Peut-être, mais il est bien entendu difficile de le savoir. Cette question ouvre le débat beaucoup plus large de la place prises par les colonisateurs européens dans la région de l’Asie du Sud-Est, et leur rôle joué dans sa modernisation.

S’il faut retenir une chose, c’est que la conservation du quôc ngù fut un choix en interne. Il est vrai que le nôm romanisé a été une langue obligatoire durant une certaine époque, imposée par les colonisateurs. Mais, encore à cette époque, une grande majorité de la population ne savait ni lire ni écrire. Le nouveau gouvernement n’avait que des bonnes intentions: offrir une éducation minimum et significative pour les prochaines générations, se globaliser et ainsi développer sa propre économie.

Pour les curieux, voici une courte introduction au quôc ngù.


[1] Jacques Roland, « Le Portugal et la romanisation de la langue vietnamienne. Faut- il réécrire l’histoire ? », Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 85, n°318, 1er trimestre 1998. pp. 24-25


Bibliographie

Ouvrages généraux:

Birgit Brock Utne, « Language policy and science : Could some African countries learn from some Asian countries? », International Review of Education (2012). 58 (4), p. 481-503. [En ligne]  http://www.jstor.org/stable/23255245

Antonio L. Rappa, Lionel Wee, 2006, Language policy and modernity in southeast Asia: Malaysia, the Philippines, Singapour, and Thailand, New York, Springer

Bernard Spolsky (éditeur), 2012, The Cambridge Handbook of Language Policy, Cambridge, Cambridge University Press

Brian Weinstein (éditeur), 1990, Language Policy and Political Development, Norwood, Ablex Publishing Corporation

Ouvrages spécifiques au Vietnam:

Nguyen Dinh Thâm, Studies on Vietnamese language and literature: a preliminary bibliography, 1992, Ithaca, New York, Cornell University

Sabine Huynh, Les mécanisme d’intégration des mots d’emprunt français en vietnamien, 2010, Paris, L’Harmattan

Jacques Roland, « Le Portugal et la romanisation de la langue vietnamienne. Faut- il réécrire l’histoire ? », Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 85, n°318, 1er trimestre 1998. pp. 21-54. [En ligne] http://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1998_num_85_318_3600

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