Métro Manila: une capitale inégalitaire et fragmentée

Par Tariq Rami Sans titre

La croissance rapide et l’expansion des villes dans les pays en développement sont particulièrement liées à la mondialisation. Respectant un agenda mettant l’emphase sur l’intégration économique au marché global et menant in fine au statut de global city, le développement urbain de Manille peut être comparé à celui des métropoles d’Europe et d’Amérique [1]. Parmi les aspects observés et étudiés par les chercheurs, on note le phénomène de gentrification qui correspond à un processus d’embourgeoisement de certaines zones défavorisées dans les villes des pays développés [2](par exemple Harlem à New York).

Avec presque 12 millions d’habitants sur une surface totale de 638 km2, Manille, aussi appelée Metro Manila est la capitale politique et économique des Philippines et aujourd’hui l’une des plus grandes métropoles d’Asie du Sud-Est. Dans cette mégapole où se manifestent de façon aiguë les effets spatiaux, économiques et sociaux de la métropolisation, la question de l’habitat informel, de la réhabilitation des bidonvilles et du déplacement des populations défavorisées constituent autant d’enjeux sociaux majeurs [3]. Manille est la principale destination des migrations rurales-urbaines et, bien que le revenu moyen de la population soit supérieur à celui des populations rurales, 1 habitant sur 5 vit au-dessous du seuil de pauvreté et plus de 4 millions de personnes vivent dans des bidonvilles [4]. On se propose ici d’étudier la nature et le déroulement pratique des processus de transformation de Manille sous le prisme de la gentrification, afin de déterminer les conséquences de ce phénomène sur l’accentuation des inégalités sociales et spatiales dans la métropole capitale.

Déjà pendant l’ère coloniale espagnole, la structure foncière était un problème à Manille : toutes les terres appartenaient à l’Église. Cette caractéristique s’est ensuite poursuivie avec l’arrivée des Américains et le renforcement des grandes familles oligarchiques, puis est davantage ancrée sous la dictature de Marcos par un népotisme et une concentration des terres aux mains d’une élite terrienne et politique. Même après la promulgation de la constitution de 1987, la structure ne change pas vraiment [5]. De plus, la faiblesse du pouvoir des autorités métropolitaines, contrairement à la puissance des élites terriennes, souligne l’importance de comprendre qui définit l’utilisation de l’espace urbain, afin d’isoler les spécificités inhérentes au développement inégal de cette capitale.

La particularité de l’actuel développement urbain de Manille réside dans la composition des acteurs impliqués : ce sont désormais des promoteurs privés – appartenant aux grandes familles terriennes philippines – qui constituent les principaux acteurs du développement urbain de la mégapole, en l’absence d’une planification efficace des pouvoirs publics de la Région métropolitaine de Manille, peinant à gérer et coordonner le développement d’une ville aujourd’hui tentaculaire et clairement polarisée en quartiers riches et pauvres qui se caractérise par une forte imbrication des formes urbaines et une hétérogénéité dans les utilisations des terres [6].

Laissée à l’initiative du secteur privé, la ségrégation sociale domine les projets urbains, par souci d’efficacité économique. Des quartiers de très fortes densités, mal desservis – le quartier d’habitat sous-intégré de Tondo atteint des densités proches de 70 000 habitants au km2 –, jouxtent des quartiers plus aérés d’ensembles résidentiels clos ou de tours de condominium, immeubles luxueux d’habitation en copropriété, réservés aux classes moyennes et élevées même dans leur accès [7].

Makati - copie

Exemple : La famille Ayala est à l’origine du développement dans les années 1950, du premier centre d’affaires de Manille, le quartier de Makati, au sud-est de la ville, concurrencé à partir des années 1980 par l’autre centre d’affaires développé par une autre famille (Ortigas) au nord-est.

Le résultat de ces projets illustre une forme de gentrification qui fragmente le développement urbain et pose le réel problème de la métropole, qui est le déplacement des populations modestes vivant sur les terrains privés – dans des conditions souvent précaires – de façon informelle déclinée sous trois aspects : les déplacements engendrés par les constructions de projets privés et des infrastructures connexes permettant leur liaison au réseau urbain (ponts, autoroutes) ; le déplacement causé par l’embourgeoisement de ces mêmes îles de richesse qui les rend inaccessibles aux populations de la classe populaire philippine ; le déplacement lié à la création d’infrastructures – centres commerciaux, hôtels, aéroports – nécessaires à la circulation des biens et des capitaux [8].

Parmi les trois types de déplacement, le plus criant est surement le déplacement littéral des populations en faveur des projets privés : celui-ci prive tout simplement les habitants « squatters » de leurs refuges, et les oblige à émigrer à la périphérie de la métropole, loin de leurs gagne-pains, pourtant si essentiels à la ville. Là encore, les pouvoirs publics sont inefficaces, la décentralisation des pouvoirs joue son rôle dans la gestion libre du marché, on pourrait y voir une certaine forme de privatisation de la planification urbaine [9].

Le paradoxe devient plus clair : alors que les réformes économiques libérales menées à Manille, requièrent une force ouvrière conséquente, les logements de ces travailleurs ont largement été négligés par les politiques urbaines, et même oubliés. On constate que, malgré sa particularité foncière, Manille est confrontée à une crise de gouvernance en plus d’une crise du logement.

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Références
[1] Pada p.ii
[2] Choi p.2
[3] Roderos pp.79-80
[4] Ibid p 84
[5] Pada pp.19-20
[6] Choi pp.5-6
[7] Ibid. p.7
[8] Roderos pp.92-94
[9] Shatkin p.2480
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Bibliographie
Choi, N. (2014). Metro Manila through the gentrification lens: Disparities in urban planning and displacement risks. Urban Studies, 0042098014543032.
Kelly, P. (2003). « Urbanization and the politics of land in Manila region », in Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 590.
Pada, O. R. S. (2013). A new major global city? Framing urban renewal and gentrification in Metro Manila, Philippines. California State University, Fullerton.
Roderos, R. S. (2013). Reshaping Metro Manila: Gentrification, Displacement, and the Challenge Facing the Urban Capital. Social Transformations: Journal of the Global South, 1(2), 79-103.
Shatkin, G. (2004). Planning to forget: Informal settlements as’ forgotten places’ in globalising Metro Manila. Urban Studies, 41(12), 2469-2484.

Vidéographie

Kadena – Third World studies x Université de Montréal

Tondo: Manila’s largest slum – The space in between

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