Le dessin de presse dans l’espace médiatique vietnamien

Par Bertrand Boutier

 

1-GiaiNhat-0221-Nu-cuoi-phong-biSource : http://www.vietnambreakingnews.com/2014/04/envelope-smile/

 

            Le 6 avril 2014, la Coupe Rông tre (Dragon en Bambou) – le festival de la caricature de presse vietnamienne – a récompensé le caricaturiste Vu Thanh Hiên (pseudonyme Zin) pour son dessin sur la corruption intitulé Nu Cuoi Phong Bi (Enveloppe Smile)[1]. Organisé chaque année depuis quatre ans par l’Agence Vietnamienne d’Information (organe officiel du Parti Communiste Vietnamien), le concours célèbre ainsi l’art du dessin satirique – biem hoa – dont l’objet est d’apporter un point de vue critique sur les travers de la société vietnamienne. En parallèle, l’ONG Reporters Sans Frontières dénonçait le 10 novembre dernier, la campagne d’intimidation orchestrée par des malfrats et des policiers en civils, que subissait le dissident Pham Minh Hoang[2]. Ex-membre du Viet Tan, le parti pro-démocratie organisé à l’extérieur du pays, il a subit une peine de dix-sept mois de prison ferme et est actuellement assigné à résidence pour avoir, par le biais d’internet, critiqué la politique du PCV et aspiré à plus de démocratie[3].

            Dans ce contexte, comment expliquer le paradoxe où d’un côté l’État-parti autorise et encourage un espace médiatique critique alors que d’un autre côté il réprime de manière autoritaire certaines voix dissidentes? Par l’étude du biem hoa, il s’agira de comprendre les frontières de la liberté d’expression vietnamienne.

            Tout d’abord, le dessin satirique ou la caricature ne sont pas de nouveaux outils de communication pour le Vietnam du XXIème siècle. Bien que l’on attribue la naissance du dessin de presse vietnamien au boom de la presse qu’a connu la colonie française dans les années 20, il faut rappeler l’existence bien avant cela d’une tradition orale et de gravures sur bois destinées à moquer les travers de l’aristocratie confucéenne et à singer l’autorité au moyen de figures animalières grotesques[4]. Par la suite, la critique politique et sociétale au Vietnam s’est effectivement traduite, entre autres, par la caricature de presse et ce, sous l’influence éditoriale française qui au travers de dessinateurs tel qu’André Joyeux et de son œuvre La vie large des colonies (1912), introduisit à l’élite urbaine « annamite » l’art de la subversion subtile et un moyen efficace de s’adresser aux populations illettrées[5].

Vann - Caricaturing the colonial good life-8

Source : Vann, 2009. ©André Joyeux.

 

            Dans le cadre autorisé par l’administration coloniale française, des journaux comme Phong Hoá ou La Tribune Indigène publiaient ainsi  régulièrement des dessins évoquant les contradictions de la modernité coloniale[6] et l’impérialisme chinois sur l’économie vietnamienne[7]. Proches des élites nationalistes, les dessinateurs utilisaient alors la satire pour faire valoir leur critique du colonialisme français.

 

 

Lý Toét in the City: Coming to Terms with the Modern in 1930s Vi

Source : Dutton, 2007

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Source : Lessard, 2007

 

            Avec l’avènement de la République Démocratique du Viet Nam en 1945 et les années de guerres qui se profilent, les caricatures émises par le PCV cherchaient à rassembler la population autour de la cause nationale en ridiculisant ses adversaires.

RDVN

 

Madam Ngô Ðình Nhu presents her female army: ‘Your Excellency, my female soldiers are all virgins. They all have a doctor’s certificate to prove it, and are ready to be handed over to Your Excellency for “practice”’.  Văn Nghệ Quân Ðội, no.12, December 1962, page 27.  British Library, 16684.a.3 (Source : http://britishlibrary.typepad.co.uk/asian-and-african/2013/10/war-cartoons-and-propaganda-from-north-vietnam.html )

 

            Les dessinateurs de presse conserveront un rôle dans l’espace médiatique vietnamien après la victoire de 1975. Cependant il ne s’agira pas pour les satiristes de s’écarter de la ligne tracée par la censure du Parti de crainte de se voir accuser de « tentative de renversement de l’administration populaire ». L’histoire du biem hoa montre que la caricature vietnamienne a été très tôt une source d’information populaire, de critique et de propagande et que si elle a pu remplir ces fonctions de manière distincte autrefois, elle a aujourd’hui évolué en un vecteur plus complexe et paradoxal.

            Avec l’ouverture du pays aux capitaux étrangers, les nouveaux outils de communication et la pression extérieure réclamant plus de démocratie,  le Centre se trouve dans l’obligation d’adapter ses stratégies en matière de contrôle de la liberté de parole. Dans cette entreprise, le biem hoa pourrait bien être un canal de communication particulier utilisé par les médias officiels pour créer l’illusion d’un espace critique basé sur la légitimité historique du dessin de presse. Ce canal étant facilement contrôlable par le bureau éditorial du journal, le risque de dérapage idéologique reste minime contrairement à l’espace médiatique d’internet qui offre désormais une véritable plateforme ouverte sur l’expression de la dissidence.

 

            Mais au-delà de l’illusion démocratique,  le biem hoa pourrait également être un outil efficace pour concentrer l’attention de l’opinion publique sur des sujets dont le contenu profiterait aux politiques du PCV.  Si les dessins de presse peuvent refléter l’imaginaire politique du peuple, ils peuvent tout aussi bien le renforcer, l’influencer ou le diriger[8].

Nationalisme - Paracels

 

Source : https://freedomforvietnam.wordpress.com/category/entertainment-media/political-cartoons/ ©Val, 2012.

 

            Dans le contexte de la dispute sino-vietnamienne sur les îles Paracel et Spratleys, le dessin satirique vient stimuler le nationalisme et la rancœur de la population vietnamienne à l’égard du gouvernement chinois, au profit de la ligne diplomatique du PCV et de sa volonté de légitimer son autorité. L’autre sujet de prédilection des caricaturistes est celui de la corruption dans l’administration qui se trouve également être le cheval de bataille de nombreux partis politiques en Asie, y compris du PCV. La grogne populaire étant fortement concentrée sur ce fléau, l’État a vite compris qu’il valait mieux hurler avec les loups que de tenter le camouflage – d’autant plus que la lutte anti-corruption s’avère être une arme politique efficace dans la destitution de faction rivales. Cependant tous les sujets n’ont pas le droit de cité dans la presse officielle, et les questions de la liberté religieuse, des droits de l’homme ainsi que la critique des hauts dirigeants font l’objet de censure et ne se traduisent jamais sous la forme du biem hoa[9].

            Pour conclure, le manque de littérature scientifique autour du biem hoa nous force à relativiser le constat d’un art qui « défende[rait] les opinions des propriétaires des médias, tout en renforçant les pouvoirs installés »[10]. Comme le souligne l’universitaire Pham Thu Thuy, rien ne prouve que cet espace d’apparente liberté ne distille pas les graines d’une conscience critique chez les vietnamiens, malgré les connivences évidentes avec le Parti. Le paradoxe reste donc entier…

[1] Le Courrier du Vietnam, 07/04/2014.

[2] Reporter Sans Frontières, 10/11/2014.

[3] Reporter Sans Frontières, 28/11/2011.

[4] Dutton, 2007.

[5] Vann, 2009.

[6] Dutton, 2007.

[7] Lessard, 2007.

[8] Pham Thu Thuy, 2003.

[9] Martini, 2012.

[10] Bonhomme, 2010.

Bibliographie

 

  • Pham Thu Thuy. 2003. « Biem Hoa or satirical cartoons on government corruption and popular political thought in contemporary Vietnam ». Dans Lisa B.W. Drummond et Mandy Thomas (dir.), Consuming Urban Culture in Contemporary Vietnam. New York : RoutledgeCurzon. pp. 89-109.
  • Minh Thu. 2014. « Remise des prix du concours « Caricature de la presse du Vietnam ». Le Courrier du Vietnam [En ligne], le 07/04/2014. http://lecourrier.vn/lecourrier/fr-fr/details/28/culture/111434/remise-de s-prix-du-concours-caricature-de-la-presse-du-vietnam.aspx (page consultée le 21 novembre 2014).
  • Reporters Sans Frontières. 2014. « RSF dénonce les menaces à l’encontre du blogueur Pham Minh Hoang et de sa famille ». Reporters Sans Frontières [En ligne], le 10/11/2014. http://fr.rsf.org/vietnam-rsf-denonce-les-menaces-a-l-10-11-2014,47217.html (page consultée le 20 novembre 2014).
  • Reporters Sans Frontières. 2011. «Pham Minh Hoang condamné en appel à dix-sept mois de prison ferme et trois ans d’assignation à résidence ». Reporters Sans Frontières [En ligne], le 28/11/2011. http://fr.rsf.org/ vietnam-proces-de-pham-minh-hoang-28-11-2011,41478.html (page consultée le 20 novembre 2014).
  • Dutton, George. 2007. « Lý Toét in the City: Coming to Terms with the Modern in 1930s Vietnam ». Journal of Vietnamese Studies , Vol. 2, No. 1. États-Unis : University of California Press. pp. 80-108.
  • Vann, Michael G. 2009. « Caricaturing The Colonial Good Life in French Indochina ». European Comic Art, Vol.2, No.1. Londre : Liverpool University Press. pp. 83-108.
  • Lessard, Micheline R. 2007. « Organisons-nous! Racial Antagonism and Vietnamese Economic Nationalism in the Early Twentieth Century ». French Colonial History, Vol.8. États-Unis : Michigan State University Press. pp. 171-201.
  • Bonhomme, Marc. 2010. « La caricature politique ». Mots – Les langages du politique [En ligne], 94 | 2010. http://mots.revues.org/19858 (page consultée le 29 novembre 2014).
  • Martini, Maira. 2012. « Overview of corruption and anti-corruption in Vietnam ». U4 Expert Answer [En ligne], No315. http://www.u4.no/publications/overview-of-corruption-and-anti-corrup tion-in-vietnam/  (page consultée le 21 novembre 2014).
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