Le cinéma de Singapour : une lutte entre deux types de nationalisme

Par Dominic Sévigny

Le cinéma de Singapour connaît une période de renouveau depuis le milieu des années 90. L’industrie locale était complètement éteinte après avoir connu son âge d’or lors de la période qui s’étend du début des années 50 jusqu’au début des années 70. La relance de l’industrie expose toutefois divers problèmes qui touchent au cœur même de l’identité culturelle du pays. À cause de sa diversité linguistique (4 langues officielles) et ethnique importante, il est difficile de définir cette identité. Une lutte se joue entre deux types de nationalismes : le nationalisme culturel qui s’efforce d’être rattaché à la culture locale et aux symboles nationaux; le nationalisme technocrate qui s’assemble autour de la notion première que Singapour est une ville connectée globalement qui sert de marché d’échange d’idées et de marchandises (Tan 2006, 75). Au plan cinématographique en particulier où l’héritage des générations précédentes est contesté, le cinéma est un champ de bataille important pour définir la nation.

Comment se fait-il que l’héritage cinématographique est contesté si la ville a connu un âge d’or des années 50 aux années 70? Cette disjonction a comme raison principale la séparation en 1965 entre Singapour et la Malaisie. Après la séparation, les studios de production déménagent pour Kuala Lumpur. Le cinéma de l’âge d’or était tourné en majeure partie en malais, ce qui explique ce déménagement. Les acteurs, les réalisateurs et les producteurs également changent de ville, de pays. Il y a une continuité qui est créée entre le cinéma de l’âge d’or de Singapour et le cinéma malais qui suit cette époque, car des acteurs connus comme Mahmood June et Sarimah continuent d’apparaître pendant des années dans des films malais. Les films de cette époque sont donc revendiqués par le champ d’étude du cinéma malais même si au sens légal, les droits appartiennent à des sociétés basées à Singapour (Sa’at 2012, 34). Suite à ce passé contesté, et la sècheresse totale entre 1975 et 1995, le cinéma devient un moyen prometteur pour Singapour afin de définir son identité.

La lutte que se livrent les deux formes de nationalismes nommés plus haut (technocrate et culturel) ne se fait pas à armes égales. Le gouvernement de Singapour est au pouvoir depuis 1965 et est devenu un exemple mondial des succès possibles de la gouvernance technocratique. L’influence qu’il possède sur l’industrie cinématographique est importante, grâce notamment au contrôle de la société de production principale du pays, Raintree Pictures, une filiale de Mediacorp, qui est contrôlée par un fond d’investissement du pays. Fondée en 1998, au tout début de la période de renouveau, cette compagnie de production fait partie du plan de l’État visant à devenir un joueur important dans la production cinématographique de la région. À travers des coproductions come The Eye (2002), filmé en Thaïlande avec des producteurs de Hong Kong, Raintree poursuit son but, comme le soulignent Tan et Fernando, «  de produire des films pour un public international avec des participants régionaux et qui peuvent voyager hors d’Asie » (2006, 86). Comptant une participation dans plus de 40% des productions cinématographiques du pays à son actif depuis la période de renouveau, Raintree est très axée sur les films commerciaux et « mainstream », qui font de l’argent.

À ceux-ci s’opposent l’industrie du film indépendant et les « very personal films », un terme de langage technocrate comme le soulignent Tan et Fernando (101). Ces productions font partie du camp d’un nationalisme culturel qui se tourne plutôt vers le local, en faisant des films politiques qui dépeignent la réalité sociale. Ce sont des « films de festival » à portée plus internationale. Il ne faut toutefois pas que ces films soient trop ouvertement politiques, comme Singapore Rebel (2005), alors que le film fût banni et le réalisateur détenu. Il contrevenait à une loi qui interdisait les films sur les partis politiques, alors que son film traitait d’un leader de l’opposition. Un des points de frictions entre les deux nationalismes est la représentation de la langue. Ainsi, les langues officielles (mandarin, anglais, malais et tamoul) peuvent être parlées dans les films, mais les dialectes chinois ou particulièrement en singlish (singapore english) causent des problèmes. Cette langue populaire est supportée par les nationalistes culturels car il s’agit d’une langue créolisée, parlée dans la rue. Le gouvernement s’oppose toutefois à la popularisation de cette langue, comme le témoigne la création d’un mouvement pour parler un meilleur anglais (SGEM : Speak Good English Movement) par l’ancien premier ministre Goh en 2000. Le film Talking Cock – The Movie (2002), une comédie à propos de gens ordinaires de Singapour, célèbre la culture singlish (Tan 2006, 96). Sans nudité ou violence, la censure le classe « R(A) », pour adulte. Cela sert donc de message aux producteurs indépendants de limiter l’usage du singlish (idem, 97). Il y a toutefois des nuances à faire dans cette lutte entre les deux types de nationalisme. Le gouvernement a lancé en 1990 le Ministry of Information and the Arts, qui finance entre autres projets culturels l’organisation multidisciplinaire Substation, un point de lancée pour les artistes émergents. Une quantité importante de cinéastes qui souscrivent à la notion de nationalisme culturel y font école, profitant depuis sa fondation des ressources filmiques disponibles. Il s’agit d’un établissement important pour la période de renouveau du cinéma de Singapour.

Bibliographie

Sim, Gerald. 2011. « Historicizing Singapore Cinema: Questions of Colonial Influence and Spatiality ». Inter-Asia cultural studies 12 (no 3): 358-370.

Tan, Kenneth Paul. 2010. « Pontianaks, Ghosts and the Possessed: Female Monstrosity and National Anxiety in Singapore Cinema ». Asian Studies Review 34 (juin): 151-170.

Tan, See Kam et Jeremy Fernando. 2006. « Cinema and Nationalism: The Case of Singapore ». Dans David Joel, dir., Proceedings of the Whither the Orient Asians in Asian and Non-Asian Cinema Conference. Seoul, South Korea, Asia Culture Forum: 74-106.

Bin Sa’at, Alfian. 2012. « Hinterland, Heartland, Home : Affective Topography in Singapore Films ». Dans Baumgärtel, Tilman, dir, Southeast Asian Independant Cinema. Hong Kong UP : 33-50.

Slater, Ben. 2012. « Stealing Moments : A History of the Forgotten in Recent Singaporean Film ». Dans Baumgärtel, Tilman, dir, Southeast Asian Independant Cinema. Hong Kong UP : 51-58.
Uhde, Jan et Yvonne Ng Uhde. 2012. « The Substation and the Emergence of an Alternative Cinema Culture » Dans Ingawanij, May Adadol, McKay, Benjamin. Glimpses of Freedom: Independent Cinema in Southeast Asia. Ithaca, NY, Southeast Asia Program, Cornell University: 209-222.

Scène de Talking Cock

Singapore Rebel

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