Contrôle tentaculaire de la junte birmane: illusion ou réalité?

Par Julie Perreault-Henry

Un des paradigmes de notre époque est la conviction selon laquelle les civilisations sont en mouvance vers un monde plus évolué. Pourtant, on peut observer que plusieurs régimes politiques ne suivent pas pas cette « évolution ». De nouvelles entités politiques, de plus en plus puissantes, usurpent le pouvoir aux gouvernements civils dans de nombreux États. La Birmanie en constitue un bon exemple: en 1962, la junte militaire sous l’égide du général Ne Win orchestre un coup d’État et démet le gouvernement civil d’U Nu. Dès lors, elle s’arroge de nouvelles fonctions étatiques hors du champ de compétences habituelles d’une armée. Elle devient dès lors l’institution la plus puissante du pays jusqu’à aujourd’hui. Comment fait-elle pour se maintenir si fermement au pouvoir pendant plus de 50 années?

Suite au coup d’État de 1962, officiellement au pouvoir, le parti du programme socialiste birman fait office de paravent à la junte militaire. Les structures politiques sont en réalité entre les mains de l’armée qui contrôle les sphères administratives et politiques. Les fonctionnaires publics sont sélectionnés en fonction de leur degré d’assujettissement envers le gouvernement. Elle étend également son influence dans les domaines économique et social en nationalisant les banques, les industries forestières et minières, les hôpitaux, les écoles ainsi que le commerce de détail. Elle monopolise aussi la production, la distribution et le commerce extérieur. Cette même année elle interdit la création de nouvelles entreprises. En avril 1964, les commerces de biens et de services privés sont saisis par l’armée. Ces réformes, excessivement centralisées et soumises à une planification rigide et inadaptées aux enjeux de l’économie birmane, conduisent le pays vers une grave crise économique dans les années 80. Elle se voit alors classée parmi les pays les moins avancés.

Cette crise, doublée de la dévaluation de la monnaie courante, exacerbera le mécontentement populaire vis-à-vis le gouvernement. Un ensemble de manifestations pacifiques seront organisées durant l’été de 1988 afin d’exiger la mise en place d’un gouvernement intérimaire chargé d’organiser des élections libres. Ne Win lancera alors aux dissidents politiques un sévère avertissement afin de les dissuader de participer aux protestations: «When the army shoot, it shoots to it ». Ces menaces seront mises en application: les forces armées assassineront des milliers de manifestants. Sous prétexte de rétablir l’ordre, la junte militaire organise un second coup d’État le 18 septembre 1988 et prend le pouvoir sous l’égide d’un autre nom: « le Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre ». Ce dernier promet la mise en place de nombreuses réformes économiques et politiques. Isolée du marché international depuis des décennies, la junte acceptera à contre cœur de lever le monopole étatique sur le commerce extérieur et sur les ventes de biens et de services et de tolérer les investissements étrangers à condition qu’ils tiennent à des contrats de joint ventures avec l’Union of Myanmar Economic Holdings (UMEH). Cette dernière disposition permet toutefois à l’armée de maintenir son emprise sur le commerce extérieur puisqu’elle détient la totalité des actifs de cette société. Sa main-mise sur l’économie locale est aussi maintenue : l’UMEH dispose de grandes parts de marché dans de nombreux domaines tels quel les banques, les pierres précieuses, le commerce, l’immobilier, le transport, l’énergie, les industries agro-alimentaires, etc.La junte militaire a également assuré la préservation de ses intérêts dans la sphère administrative suite aux événements contestataires de 1988. À la tête de chaque entreprise publique et de société administrative, des officiers supervisent le contrôle des opérations et surveillent attentivement le comportement des actionnaires.

Les officiels de l’armée ont employé de nouveau la tactique du système de paravents. Les changements promis suite à la crise de 1988 ont constitué une stratégie pour calmer le climat politique. Dans les faits, les structures étatiques n’ont que très peu évoluées. Aujourd’hui, la situation économique ne s’est toujours pas améliorée dans le pays. D’ailleurs, la semaine dernière, pour la première fois depuis que le kyat est une monnaie flottante, le $USD équivaut à plus de 1000 kyats, un plafond jamais atteint auparavant.

En 1989, le gouvernement birman entreprend de moderniser et rééquiper l’armée avec l’aide de son voisin chinois. Aujourd’hui, on estime l’effectif de l’armée à environ 400 000 hommes. On qualifie même l’armée birmane d’être la deuxième puissance militaire de l’Asie du Sud-Est. Cependant, on considère que les domaines maritimes et aériens des forces armées se révèlent faibles. Sa principale force réside dans les opérations terrestres de contre-guérillas. Elle empêche ainsi la montée d’une rivale susceptible de lui arracher les rênes du pays.

Son ouverture manifeste à céder le pouvoir à un gouvernement civil depuis 2010 peut être interprétée comme de bonnes intentions. Or, à la lumière de ces agissements dans le passé, cet acte pourrait encore une fois faire office de paravents. Elle cultive multiples facettes du pouvoir profondément enracinées dans tous les domaines du pays. En effet, elle profite de la grande pauvreté d’une majeure partie de la population pour asseoir son pouvoir. Pour accéder à un avenir stable, les Birmans sont confrontés souvent à un choix: se ranger du côté des forces de l’ordre ou combler leurs lacunes salariales en se tournant vers le domaine illégal. Par cela, la junte assure sa stabilité: soit les gens sont sous son aile directe ou ils se dirigent vers le commerce illégal sur lequel elle exerce une grande emprise. Elle s’est ainsi implanté solidement dans les structures politiques. Les modifier constituera le principal défi de la société civile.

(1) Thein, M. (2004). Economic development of Myanmar. Institute of Southeast Asian Studies.

(2) Arcaro Pascal, Desaine Lois. 2008. ‪La junte birmane contre « l’ennemi intérieur »: Le régime militaire, l’écrasement des minorités ethniques – Et le désarroi des réfugiés rohingya‬. Paris: ‪Editions L’Harmattan

(3) Arcaro Pascal, Desaine Lois. 2008. ‪La junte birmane contre « l’ennemi intérieur »: Le régime militaire, l’écrasement des minorités ethniques – Et le désarroi des réfugiés rohingya‬. Paris: ‪
Editions L’Harmattan

Bibliographie:

Arcaro Pascal, Desaine Lois. 2008. ‪La junte birmane contre « l’ennemi intérieur »: Le régime militaire, l’écrasement des minorités ethniques – Et le désarroi des réfugiés rohingya‬. Paris: ‪Editions L’Harmattan

Egreteau, Renaud. 2005. « Birmanie : l’armée referme le jeu politique »(note de recherche No 114). Centre d’études et de recherches internationales Sciences Po, Institut d’études politiques de Paris

Taylor, Robert H. 1990. « The evolving military role in burma ». Current History 89 (Mars): 105

Thein, M. 2004. Economic development of Myanmar. Singapore: Institute of Southeast Asian Studies.

Yin Hlaing, Kyaw. The State of the Pro-Democracy Movement in Authoritarian Burma. (note de recherche No. 11) East-West Center Washington Working Papers.

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