Intolérance religieuse en Indonésie

Par Bruno-Pierre St-Jacques

« Au cours des six prochains mois, nous travaillerons sur un projet de loi afin de protéger tous les groupes religieux, incluant ceux ne faisant pas partie des six religions majoritaires, soit l’Islam, le Catholicisme, le Protestantisme, l’Hindouisme, le Bouddhisme, et le Confucianisme [1].»
– Lukam Hakim Saifuddin, Ministre des Affaires Religieuses

Ces paroles, prononcées lors d’une conférence de presse à Jakarta le 30 octobre dernier, visaient à affirmer l’engagement du nouveau gouvernement indonésien dans la lutte à l’intolérance religieuse pratiquée dans de nombreuses régions de l’archipel. Au cours des dernières années, le pays fut le théâtre d’une importante montée de l’intolérance religieuse, où plusieurs groupes minoritaires ont été persécutés et privés de leur liberté de culte. Pourquoi l’Indonésie, qui est considérée par plusieurs comme un modèle de démocratie et de tolérance pour le monde musulman, suscite-t-elle aujourd’hui de nombreuses inquiétudes quant à sa capacité d’assurer une coexistence pacifique au sein de sa population ?

Human Rights Watch rapportait en 2013 que des incidents de violence sectaire étaient devenus de plus en plus fréquents et meurtriers en Indonésie [2]. Perpétrés par des groupes islamistes extrémistes, ces incidents ont ciblé de nombreux groupes chrétiens ainsi que des sectes musulmanes. L’incident le plus choquant fut l’attaque d’un leader Ahmadiyah – un mouvement religieux désignant Mirza Ghulam Ahmad en tant que prophète de l’Islam – par un groupe de 1500 personnes comprenant de nombreux membres du Front des Défenseurs de l’Islam (FPI) dans lequel trois personnes trouvèrent la mort [3]. De nombreux autres exemples, allant de l’emprisonnement pendant six ans d’un fonctionnaire reconnu « coupable » d’athéisme à la fermeture forcée de 17 lieux de cultes dans la ville de Banda Aceh, témoignent des difficultés pour la population indonésienne de faire respecter leur liberté de religion sur le territoire.

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Un des aspects les plus critiqués de cette montée de l’intolérance religieuse est son approbation implicite par les représentants de l’état, visible par l’adoption de nouvelles lois et décrets qui restreignent les droits des minorités religieuses – notamment l’imposition d’un code vestimentaire pour les non-musulmans ainsi que l’interdiction de l’alcool dans certaines municipalités -, par la passivité de la police face à la défense des minorités, ainsi que par l’implication de l’armée dans différentes formes d’intimidation [4]. Commentant les attaques perpétrées contre le mouvement Ahmadiyah, l’ancien Ministre des Affaires Religieuses, Suryadharma Ali, a même été jusqu’à affirmer qu’il serait préférable pour les membres du mouvement de renoncer à leurs croyances « hérétiques » afin de régler la situation [5]. L’Indonésie serait-elle en train de passer d’une nation basée sur le pluralisme religieux, culturel et ethnique à une nation témoin d’intolérance religieuse sanctionnée par l’État ? Comment une nation s’étant engagée dans une transition démocratique suite à plus de quatre décennies d’autoritarisme génère-t-elle aujourd’hui une telle remise en question de son pluralisme ?

L’histoire semble pouvoir nous apporter quelques éléments de réponse. Tout d’abord, il est important de mentionner que dès son accès à l’indépendance, l’Indonésie s’est définie à travers la devise de « l’Unité dans la Diversité [6]». Le Pancasila, fondation philosophique de l’État comprise dans le préambule de la Constitution de 1945, s’est basé sur l’unité du peuple indonésien et la croyance en un Dieu unique englobant toutes les religions. Ainsi, l’Indonésie sous Sukarno fut dépeinte comme une entité formée du gouvernement et de la société, un ensemble harmonieux dans lequel les divisions disparaissaient et tous les intérêts convergeaient. Une variante de cette forme de corporatisme a été utilisée par Suharto afin de justifier son autoritarisme, affirmant que l’entité indonésienne nécessitait l’intégration totale et la coopération entre tous les secteurs de la société [7]. L’unité du peuple indonésien était donc considérée essentielle au maintien de la stabilité d’une nation ayant une extraordinaire diversité culturelle, ethnique et religieuse.

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Cet engagement historique de la nation envers le pluralisme ethnique, religieux et culturel a toutefois été ébranlé par la chute de Suharto en 1998. En effet, le gouvernement subséquent a promulgué diverses lois en faveur de la décentralisation du pays qui bouleversèrent la relation entre les gouvernements locaux et le gouvernement central [8]. Comme les gouvernements locaux héritèrent du pouvoir d’édicter leur propre réglementation, certains ont utilisé leur autonomie afin de régulariser les normes religieuses selon la loi islamique, la charia [9]. Dans ces régions, les minorités religieuses ont perdu leurs droits à la liberté religieuse, au culte pacifique, ainsi qu’à l’acquisition de conditions de vie appropriées. Les leaders religieux, appuyés par des alliés au sein du gouvernement et de la sécurité nationale, ont ainsi utilisé une rhétorique d’harmonie et de stabilité afin de justifier la répression, soutenant que certains groupes religieux menaçaient l’ordre public. Guidés par la notion de population en tant qu’entité nécessitant la protection, ces leaders locaux et nationaux ont revendiqué le droit de fermer des lieux de culte, d’interdire le rassemblement des membres de religions minoritaires, et de restreindre d’autres droits au nom de l’ordre public [10]. Une étude publiée en 2007 par le Centre pour l’Étude de la Religion et de la Culture (CSRC) de l’Université Islamiste Étatique de Jakarta (UIN) a largement démontré les conséquences de ces mesures, indiquant – entre autres exemples – que de nombreuses familles furent expulsées de la ville de Cianjur et que l’adoption de la charia a causé de sérieux problèmes psychologiques pour les populations forcées de respecter les principes rigides de la loi islamique [11].

Face à cette situation, certaines voix modérées utilisent aujourd’hui des stratégies discursives – notamment à l’aide des nouveaux médias [12]- afin de contrecarrer cette montée de l’intolérance. Celles-ci font la promotion de la tolérance en faisant appel à l’idéologie nationale du Pancasila à travers des programmes d’éducation dans les écoles publiques et des interventions dans les médias . Lors de sa récente sortie, le ministre Saifuddin opta pour le même type de discours, affirmant que malgré le fait que les Indonésiens ont différentes croyances, toutes ces religions enseignent la même leçon de promotion de l’humanité. L’avenir nous indiquera si ces efforts porteront fruit, dans un pays où la préservation de l’unité nationale représente un défi considérable pour les dirigeants.

Références

1. Putri, Andelia Anjani. 2014
2. Human Rights Watch. Word Report 2013
3. The Economist. Juin 2012
4. McCoy, Mary E. 2013. 286.
5. Jakarta Post. Août 2010
6. McCoy, Mary E. 2013. 276
7. McCoy, Mary E. 2013. 277
8. Fanani, Ahmad Fuad. 2011. 19
9. On dénote 78 adoptions de la charia par des autorités locales indonésiennes
10. Duncan, Christopher R. 2007. 723
11. Fanani, Ahmad Fuad. 2011. 27
12. Hamayotsu, Kikue. 2013. 666

Bibliographie

Anonyme. 2010. « Minister calls for Ahmadiyah to be disbanded ». The Jakarta Post. 31 août 2010. En ligne.
http://www.thejakartapost.com/news/2010/08/31/minister-calls-ahmadiyah-be-disbanded.html-0 (page consultée le 5 novembre 2014)

Anonyme. 2012. « Islam in Indonesia : Tolerating intolerance ». The Economist, 9 juin 2012. En ligne.
http://www.economist.com/node/21556618 (page consultée le 5 novembre 2014)

Duncan, Christopher R. 2007. « Mixed Outcomes: The Impact of Regional Autonomy and Decentralization on Indigenous Ethnic Minorities in Indonesia ». Development and Change 38:4. 711–733.
Fanani, Ahmad Fuad. 2011. « Shariah bylaws in Indonesia and their implications for religious minorities ». Journal of Indonesian Islam 5:1. 17-34.

Hamayotsu, Kikue. 2013. « The Limits of Civil Society in Democratic Indonesia: Media Freedom and Religious Intolerance ». Journal of Contemporary Asia 43:4, 658-677.

Human Rights Watch. Word Report 2013 : Indonesia. En ligne.
http://www.hrw.org/world-report/2013/country-chapters/indonesia (page consultée le 5 novembre 2014)

McCoy, Mary E. 2013. « Purifying Islam in Post-Authoritarian Indonesia: Corporatist Metaphors and the Rise of Religious Intolerance ». Rhetoric & Public Affairs 16:2, 275-315.

Putri, Andelia Anjani. 2014. « Minister promises bill to protect religious minorities ». Jakarta Globe. 30 octobre 2014. En ligne.
http://thejakartaglobe.beritasatu.com/archive/minister-promises-bill-protect-religious-minorities/ (page consultée le 5 novembre 2014)

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